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28 Juin 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

René Warck, ancien professeur de l’université de Tours accepte de venir nous parler de Marx.
Nous lui proposons les dates suivantes : le 13 ou le 27 septembre 2014.
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Nous décidons de travailler en ce samedi sur le dernier compte rendu afin d’en éclaircir les points difficiles.
Nous revenons notamment sur le parallèle entre la question du sujet pris dans la chaîne signifiante chez Lacan et la question de la force de travail prise dans la chaîne de l’échange chez Marx.
Nous redisons qu’il y a une analogie structurale entre le sujet barré chez Lacan et le « sans » sujet chez Althusser.

Afin de mieux comprendre le lien entre ces trois auteurs, il convient de se référer à la philosophie de la valeur chez Marx.
Cette conception de la valeur s’éclaire à la lumière du rapport à l’objet marchandise qui est toujours pensé dans un rapport à autre chose.

À noter que Freud théorise lui aussi la valeur de la sexualité dans la vie humaine, pensée en tant que rapport à, notamment cause de la maladie nerveuse. De même, on peut évoquer la sexualité parfois assimilée à une marchandise via le net dans les nouvelles relations virtuelles.

Penser la question de la valeur suppose de saisir la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange :
. La valeur d’usage renvoie seulement à l’utilisation de l’objet. Utiliser la table, par exemple, pour écrire, poser des objets, etc.
. La valeur d’échange implique que l’objet vaut pour autre chose, qu’il est dans un rapport à. Si la table a été créée par un artisan de haute renommée, elle va prendre une autre valeur par rapport à sa valeur marchande. Son prix ne vaut plus alors par sa valeur travail, mais parce qu’elle vaut pour et par autre chose. C’est un tiers qui fait ici la valeur : l’artisan.
Il s’agit ici du problème de la représentation : la valeur ne vaut donc jamais que par rapport au marché, notamment.
Or, Marx déplore que l’on ait perdu dans le système capitaliste la valeur de la force de travail, la force de travail qui disparaît dans la spirale de l'échange faisant disparaître en même temps la valeur d'usage et donc les qualités de l'objet.
Le parallèle avec Lacan, peut se faire à cet endroit : le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Il vaut donc, lui aussi, toujours pour autre chose. Il est en ce sens pensé sans qualité car valant pour autre chose.

Ce « sans » renvoie également à la phrase d’Althusser : l’humanité est un processus sans sujet et sans fins.
Nous précisons que ce « sans » ne doit pas être compris en terme de perte, car il n’y a pas à proprement parler, pour le sujet, la perte d’une représentation moïque ou d’une conscience.
Ce « sans » est bien une négation du sujet de la maîtrise, sujet de la philosophie maître et souverain en sa propre conscience. Dans le « sans » sujet, l’important se situe dans ce « sans » comme négatif.
Or, Lacan reprend ce négatif dans sa conception du sujet obtenue par séparation ou par élision, un sujet qui pris dans la chaîne signifiante passe de maître de tout, à maître de rien ou presque rien.
Face à cette conception d’un « sans » sujet chez Lacan, se pose la question suivante : jusqu’à quel point le sujet est-il sans maîtrise ?
Car, dans le pire des cas il pourrait ressembler à une marionnette, suspendu qu'il serait à ses fils, au bon vouloir d'un marionnettiste inconnu ou à l'impossible du réel.

Quoi qu’il en soit, cette conception du sujet en négatif d’une autre définition, celle du sujet de la philosophie, induit une blessure narcissique.
À l’inverse, les sciences positives et cognitives renouent avec l’illusion d’un sujet toujours possiblement dans la maîtrise.
Ce qui pourrait expliquer de nos jours le retour en force de ces sciences et du comportementalisme.
Car, qui parle du sujet de l'inconscient à l'heure de cette tentation de l’illusion qu’est le comportementalisme ?
Il semble ainsi que ces tentations contribuent à faire disparaître l’idée de sujet tout comme disparaît l'ouvrier dans le champ politique.
C’est pourquoi on pourrait penser un autre parallèle : celui entre la fin de la lutte des classes et la fin de l’idée d’un sujet de l’inconscient.

Chez Marx on a donc la conception d’une force de travail qui disparaît dans la spirale de l’échange.
Cependant, Marx ne pense-t-il pas en un deuxième moment une réévaluation de la force de travail qui adviendrait grâce à la révolution prolétarienne ?
N’est-ce pas pour cela, d’ailleurs que Lacan dit de Marx qu’il ne parvient pas à sortir du discours du maître ?
En effet, si Lacan affirme que Marx renforce le discours du maître alors même qu'il le conteste, n'est-ce pas parce que Marx-philosophe pense encore le sujet comme agent, comme support actif des forces de production ou maître de la Révolution ?
Alors même que Marx pense le déterminisme des superstructures, l'illusion qu'il y ait une force des idées, il ne va pas jusqu'à penser un sujet divisé.
N’est-ce pas aussi pour cela que l’on peut parler d’utopie marxiste ?

Répondre à ces enjeux permettrait peut-être d’« articuler » Derrida avec Marx :
En effet, s’il convient selon Derrida, de penser Marx en terme de spectre, c’est parce qu’il faudrait emprunter ce chemin du hors-lieu de l’utopie, c’est-à-dire penser cet impossible comme un au-delà, comme quelque chose à venir encore : penser ce hors-lieu autrement.

Or une telle démarche achoppe sur l’aporie suivante : comment penser cet impossible, cet à-venir autrement, tout en étant nécessairement contraint de les penser au cœur d’une pensée déjà là et constituée ? Toute pensée n’est-elle pas déjà et toujours inscrite dans une tradition, un héritage ?

Cette question, Derrida la pose aussi à Lacan.
Car même Lacan en définissant un sujet autre que celui de la métaphysique, est toutefois obligé de le penser dans les termes de la métaphysique.1

Toute l’œuvre de Derrida consistera alors à penser autour de cet impossible-là, un au-delà de la métaphysique, une réécriture de la psychanalyse, une déconstruction des concepts de la philosophie par des processus d’interrogation de leur légitimité logocentrique.
Il le dit ainsi : « Notre appartenance et notre inhérence au langage de la métaphysique ne peuvent être pensées rigoureusement et adéquatement qu’à partir d’un autre topos ou espace où notre rapport problématique avec le bord de la métaphysique se doit d’être examiné sous une lumière plus radicale. D’où ma tentative de découvrir un non-lieu qui serait l’autre de la philosophie. Telle est la tâche de la « déconstruction ». »


À la lumière de toutes ces hypothèses de travail, il nous semble alors évident de penser la question du sujet comme pierre angulaire de nos prochaines Journées de Tours.
Cela d’autant plus que résultent de toutes ces questions d’autres interrogations, en ricochet :
. Le sujet de la force de travail chez Marx, n’est-il pas d’abord un sujet du collectif ? Cela implique alors de repenser le commun : le un + un + un + un ou encore la psychanalyse comme transfert qui peut rayonner au niveau communautaire.
. La question du sujet de la connaissance :
N’est-ce pas par la connaissance que l’on peut sortir de ces asiles de l’ignorance que sont la religion lorsqu’elle conduit aux obscurantismes de toutes sortes, et l’inhumanité à laquelle conduit le libéralisme et son système marchand de la toute-puissance ?
Certes. Même si nous sommes toujours renvoyés à ce paradoxe d’un sujet civilisé et cultivé de la connaissance qui n’a pas empêché que se développe en plein cœur de l’Europe du XXème siècle la barbarie la plus systématisée.
Là, la psychanalyse peut à nouveau être salutaire lorsqu’elle pense un sujet en négatif de la maîtrise ou lorsqu’elle permet de démasquer la barbarie à l’œuvre.
D’ailleurs, on peut à nouveau s’interroger sur l’intrication entre Éros et Thanatos. Car penser la pulsion de mort n’est pas la penser seulement dans son acception mortifère, mais comme une négation qui permet la pensée. Pour en savoir plus à ce propos il faut aller lire Spéculer sur Freud de Jacques Derrida.




1. Je me permets de vous rappeler que le même souci « taraudait » Althusser dans Pour Marx lorsqu’il tentait de penser la rupture épistémologique qu’opérait Marx, cet « impitoyable jeu de massacre » de la pensée en rupture de l’Idéologie Allemande, qui ne pouvait toutefois rompre « d’un coup avec un passé théorique », car : « il faut en tout cas des mots et des concepts pour rompre avec des mots et des concepts, et ce sont souvent les anciens mots qui sont chargés du protocole de la rupture, tout le temps que dure la recherche des nouveaux. » L. Althusser, Pour Marx Préface II, p. 28 - Édition La découverte/Poche.

13 Juin 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Nous projetons ce vendredi soir de travailler sur deux points :

  • Le questionnement autour du résultat des élections européennes du 25 mai dernier
  • L’avancement sur l’argument pour les Journées de Tours de mars 2015.


Les élections : le fait que ce soit des jeunes gens et des ouvriers qui aient ainsi massivement voté pour le Front National est très étonnant.
Cela renvoie évidemment à la question de l’antisémitisme : « il n’y a tout de même pas 25 % d’antisémites en France ! », disait-on sur un plateau de télévision le soir des résultats.
De la même façon, Hannah Arendt se demandait au sortir de la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale : « Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle ? »

Ne s’agit-il pas là de dénégations qui en disent très long sur ce qu’elles révèlent ?

. Il y a dans ce phénomène de l’extrémisme quelque chose de l’ordre du retour du refoulé. Or, le refoulé, s’il fait retour c’est que quelque chose ne peut être refoulé ou oublié : ici peut-être, cet antisémitisme qui a encore son poids dans la nation française, comme si cette histoire n’était pas encore terminée.
D’ailleurs, Jean-Claude Milner dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique, affirme que l’Europe d’aujourd’hui dans sa géographie est à peu de choses près la même que l’Europe nazie. Et de là, on peut se demander si aujourd’hui comme à l’époque, les électeurs ne préfèrent pas une dictature d’extrême droite, plutôt que de donner un quelconque pouvoir au peuple.

. De même, on peut observer que la mise en scène – inconsciente ou orchestrée ?, la question demeure – des conflits entre Jean-Marie Le Pen et sa fille, renvoie à une histoire de famille. L’antisémitisme ne pourrait-il pas être insidieusement larvé dans ces histoires de familles ?
Quoi qu’il en soit, ces dissensions entre le père et la fille occupent l’espace politique, le polarisant sur l’affect, l’émotionnel, ce qui au final, vient décentrer ce qu’est la politique en son sens étymologique : l’art de gouverner la cité à l’aune de questions axiologiques. La politique comme art devrait d’abord renvoyer aux questions de l’idéologie citoyenne et des moyens mis en œuvre pour penser une communauté. L’art s’opposerait ici à la science qui technicisant la politique, notamment par des stratégies ou par la rhétorique, risquerait de la conduire vers le totalitarisme.
Précisément, Hannah Arendt montre que les mécanismes de la dictature et du totalitarisme – que toutefois elle distingue – apparaissent lorsque la politique passe au second plan, lorsque la confusion entre le privé et le public introduit une certaine perversion des plans. Ici les relations père/fille obstruent la sphère idéologique des questions véritablement politiques.

. On pourrait avancer une autre explication : il y aurait aujourd’hui une désintrication des pulsions Éros et Thanatos. Cela serait dû notamment à la situation économique désastreuse, une dictature de l’économique qui deviendrait le seul repère, repère qui est un véritable miroir aux alouettes, illusion du rêve américain, du capitalisme fait d’un toujours plus-de-jouir, illimité.
Situation de déséquilibre qui alors ne permettrait plus l’instauration des forces antagonistes que réclamait Freud dans Pourquoi la guerre ? Je livre à votre lecture quelques extraits fondamentaux de ces extraordinaires analyses de Freud, si éclairantes pour la question qui nous occupe par rapport à ces élections, mais aussi sur la question politique telle que nous voulons la réfléchir à la Société Psychanalytique de Tours :
« Nous admettons que les pulsions de l’homme ne sont que de deux sortes, soit celles qui visent à conserver et à unir – nous les nommons érotiques tout à fait dans le sens de l’Éros dans le Banquet de Platon ou sexuelles par une extension consciente du concept populaire de sexualité, et d’autres qui visent à détruire et à tuer ; nous regroupons celles-ci sous le terme de pulsion d’agression ou pulsion de destruction. »
Or, Freud poursuit qu'il « ne mène à rien de vouloir abolir les penchants agressifs de l'homme », mais plutôt « à partir de notre doctrine mythologique des pulsions, (trouver) aisément une formule pour définir les voies indirectes de lutte contre la guerre. » Deux voies sont envisagées par Freud :
Celle dont Derrida dans États d'âme de la psychanalyse dit qu’il s’agit d’une ruse du détour : faire jouer la force antagoniste d'Éros, l'amour et l'amour de la vie, contre la pulsion de mort. Une chance qui se joue dans la cure notamment, et qui permet l'affirmation d'une force opposable à la cruauté.
La seconde voie pour lutter contre la guerre consiste, selon Freud, à soumettre la vie pulsionnelle à une dictature de la raison.
Mais Freud ne la retient pas : « L'état idéal serait naturellement une communauté d'hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison. Rien d'autre ne saurait susciter une union si parfaite et si robuste des hommes, même s'il leur fallait renoncer à leurs liens affectifs mutuels. Mais, selon toute vraisemblance, c'est là une espérance utopique. »

Seules « les autres voies propres à empêcher indirectement la guerre sont certainement plus praticables » conclut Freud, « mais elles ne promettent pas un succès rapide ».

. Enfin, nous envisageons une dernière analyse :
Nous pouvons nous demander si les raisons qui conduisent à voter pour un parti d’extrême droite ne sont pas encore pires !
En effet, force est de constater que la Deuxième Guerre mondiale a institutionnalisé systématiquement, techniquement, politiquement l’extermination, au vu et au su de tout le monde. Il s’est agi ici d’un processus à la tournure industrielle qui à créé un précédent. Ce qui a ouvert une brèche, une voie laissant le passage à une sorte de banalisation de la barbarie, comme si là, la terreur et l’horreur avaient trouvé une autorisation à jamais prorogée.
De même, il y a eu à ce moment-là une fascination pour l’illimité, cet illimité que nous évoquions ci-dessus.
Mais un illimité qui ouvre, cette fois, un rapport à la mort, mort institutionnalisée, technicisée en nombre.
Cela s’oppose à la définition de l’homme mortel comprise dans le syllogisme aristotélicien – par lequel il fonde l’organon de la Logique – « Tout homme est mortel ». Définition de l’homme que le logos traite en définissant la mort comme limitée. Cela d’autant plus que dans le syllogisme, cette définition universelle – tout homme – est mise en miroir avec la mort vécue singulièrement, celle de Socrate, dont la mort est évidemment paradigmatique de son engagement de citoyen dans la Grèce politique de l’Antiquité. La sagesse grecque pense ainsi que seuls les dieux sont dotés de l’immortalité, puisque : « tout homme est mortel », même celui qui porte la singularité remarquable d’être Socrate.
La singularité mise en lien avec l’universalité, protégerait ainsi des dérives et perversions possibles face à cette fascination pour la mort des autres, de tous les autres, sauf de la mienne. Fascination pour l’illimité d’une toute-puissance face à la mort.
À noter d’ailleurs que cette définition de l’homme mise en miroir avec la singularité est ce qui est rejoué au XXème siècle avec l’éclosion de la psychanalyse, où le sujet est pensé comme singularité, substantiellement renvoyé à un impouvoir fondamental, cela parce qu’il est enfin envisagé comme sujet divisé, sujet qui n’est plus transparent à lui-même.

Or, cette définition est mise à mal lors de la barbarie de la Deuxième Guerre mondiale, événement où l’homme rencontre la mort comme illimitée, où l’homme côtoie les pouvoirs de l’illimité, où l’homme perd ce que l’on peut appeler son habitation ontologique au monde.
Je pense ici, afin d’envisager un contrepoids à cette illimitation démesurée, au si beau vers de Hölderlin : « Plein de mesure mais en poète, l’homme habite sur cette terre ».

L’argument des prochaines Journées de Tours : Francis Capron a commencé à élaborer un texte qu’il nous soumet.
En substance :
Il s’agit d’envisager le rapport entre Althusser, Lacan et Marx à partir de cette formule d’Althusser présente dans les Écrits philosophiques et politiques, Tome II – Article La querelle de l’humanisme : l’histoire des hommes est un procès ou un processus sans sujet ou fin. Cela renvoie aussi à l’homme sans qualité de Musil, ou au titre de Éric Marty : Un sujet sans procès.
Or, c’est dans ce « sans sujet » que peut se trouver une articulation possible entre philosophie, psychanalyse et politique.

Il s’agit d’un sujet de la philosophie face auquel Althusser se place en antiphilosophe. Car Althusser reproche à la philosophie de ne pas tenir compte dans l’emploi de ce terme sujet, de la coupure épistémologique introduite par Freud et par Marx à propos de ce sujet.
Le « sans sujet » viendrait définir le sujet comme sujet de l’inconscient freudien dont Lacan souligne le caractère négatif ou moment négatif chez Marx lorsqu’il décrit le processus capitaliste.
En effet, dans le Capital, la valeur d'usage capte toutes les qualités alors que la valeur d'échange (qui transforme l'objet en marchandise) les abolit toutes. Le Capital construit donc une doctrine des qualités, une doctrine des valeurs de l'objet.

Lorsque Althusser qualifie l'humanité d'un processus sans sujet, il vient non seulement critiquer la catégorie philosophique du sujet qui ne tiendrait pas compte ni de Freud ni de Marx, mais il définit négativement un sujet, qui ressemble dans sa structure au sujet obtenu par séparation, par la figure de la chute, de l'élision ou de la barre chez Lacan. Le sans sujet d'Althusser a quelque ressemblance avec le S barré de Lacan.
On peut alors émettre ici l’idée que ces définitions du sujet ont quelques rapports avec le rapport à l'objet marchandise que pensent Marx et Freud, Marx du point de vue économique et Freud lorsqu'il théorise la sexualité humaine.

Nous retrouvons cette analogie structurale dans la définition du signifiant chez Lacan : "le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant".
Nous pouvons remarquer que cette définition donne aussi une définition du sujet qui ne pourrait se penser de manière indépendante de la chaîne signifiante qui le représente. Bien évidemment, et comme le dit Milner, il y a une analogie structurale entre cette définition du signifiant et la formulation donnée par Marx de la valeur. Ici lorsque nous parlons de valeur, il s'agit bien de valeur absolue et pas "la valeur de". Cette valeur pour Marx ne peut être engendrée ou envisagée que si une valeur représente pour une autre valeur dans une structure de l'échange. C'est dans ce processus de représentations en ricochet que surgit la notion de valeur absolue qui dans le Capital représente ce qu'il y a de force de travail, la force de travail n'étant alors évaluée que dans un échange marchand, soit pour une autre valeur.

La force de travail chez Marx est à la même place que le sujet dans la chaîne signifiante lacanienne. Le sujet est "pris" dans la chaîne signifiante comme la force de travail est "prise" au risque de disparaître dans la chaîne de l'échange, de la valeur marchandise.

Ce qu’il paraît important de préciser, c'est cette idée d'une représentation pour, représentation à trois termes : "x représente y pour z" qui, parce que trois, se distingue du structuralisme classique "x s'oppose à y".

3 Mai 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Nous voulons ce matin travailler ensemble sur la recherche d’un titre pour nos prochaines Journées de Tours en mars 2015.
Nous souhaitons que ces Journées s’articulent autour d’Althusser, Derrida et Marx, afin que se réfléchissent les rapports entre philosophie, politique et psychanalyse.

Nous proposons :

Althusser, Marx, Derrida ou les liaisons dangereuses à la psychanalyse.

Et réciproquement…


À partir de ce titre, nous commençons par nous interroger sur la question du nom propre – et de ces noms propres en particulier.
Sur cette grande question du nom propre, Derrida souligne la différence de point de vue entre Freud et Lacan, Derrida étant alors et spontanément plus freudien sur cette question. En effet, si Lacan affirme que RSI ne tient sa consistance que du seul nom de Lacan, Freud, dans sa correspondance, écrira à Romain Rolland son espoir que son nom soit oublié mais que la psychanalyse lui survive.
Dans un autre registre, qui aborde davantage la question de la signature que celle du nom propre - et que nous nous permettons ici de rapporter tout de même, parce qu’il nous paraît intéressant de l’évoquer comme complément de cette discussion - Derrida dans Glas notamment, interroge la signature en ces termes : « La structure de l’événement « signature », porte ma mort en lui-même ». En effet, vouloir s’approprier par un nom échoue nécessairement car dès que mon nom s’inscrit, j’en suis exproprié : « l’appropriation absolue est l’expropriation absolue ».
À morceler le nom dans « les coups d’éclat », « on lui fait gagner du terrain comme une force d’occupation clandestine » et c’est alors le texte entier qui devient « une énorme signature. »

Cependant et malgré ce questionnement par rapport au nom propre, nous décidons de garder ce titre car sinon cela nécessiterait de réutiliser des appellations génériques – c’est-à-dire, philosophie et psychanalyse -, qui ne sont pas soutenables dans notre propos, compte tenu du fait que ces trois penseurs pensent une certaine philosophie dans sa liaison avec une certaine psychanalyse, dont nous voulons précisément montrer la spécificité.

Nous refermons la parenthèse et pensons maintenant quelques rapports entre les acteurs de la psychanalyse, Althusser et Derrida :

- D’abord, le rapport entre Althusser et Derrida :
Ils ne se rencontrent pas vraiment, ils se croisent. C’est une amitié factuelle. Il faut voir à ce propos l’ouvrage : Politique et amitié – Entretien avec Michael Sprinker autour de Marx et d’Althusser, Galilée, 2011. Derrida y reprend la question du marxisme autrement, c’est-à-dire sous l’angle du spectre, il y montre en particulier que Marx est là, mais en spectre, en « souterrain ».

- Puis, les rapports entre Derrida et la psychanalyse :

Ils sont complexes, c’est-à-dire s’expriment dans une sorte d’ambivalence :

  • Derrida affirme, qu’il ne croit pas aux concepts de la psychanalyse ou à leur valeur. Ils devraient être toujours travaillés dans l’après-coup, par la différance. Ce qui implique qu’il n’y a pas d’instance psychique stable selon Derrida.

Si par exemple il parle de travail de deuil ou du rêve, de narcissisme ou de castration, c’est pour les déconstruire. Il n’a donc pas de rapport d’adhésion avec la psychanalyse, jusqu’à même penser que la psychanalyse n’a pas d’avenir. Il le dit ainsi, dans son ouvrage d’entretiens avec Elisabeth Roudinesco, De quoi demain… : « « L’ami de la psychanalyse », en moi, se méfie non pas du savoir positif mais du positivisme ou de la substantialisation d’instances métaphysiques ou métapsychlogiques. Les grandes entités (moi, ça, surmoi, etc.), mais aussi les grandes « oppositions » conceptuelles, trop solides, et donc si précaires, qui ont suivi celles de Freud, comme par exemple, le réel, l’imaginaire et le symbolique, etc., « l’introjection » et « l’incorporation », me paraissent emportés (et j’ai essayé de le démontrer plus d’une fois) par l’inéluctable nécessité de « différance » qui en efface ou en déplace les frontières. Les prive en tout cas de rigueur. Je ne suis donc jamais prêt à suivre Freud et les siens dans le fonctionnement de leurs grandes machines théoriques, dans leur fonctionnalisation ».
Pour exemple :
Freud pense que certes le deuil est « une blessure narcissique irréparable », mais que le travail du deuil consiste précisément à passer à autre chose. D’ailleurs on peut même se demander si chez Freud la question de la perte ne pourrait pas être considérée comme ce qui créerait un lien communautaire, par une souffrance qui traverse tout un chacun et qui doit être résolue comme une mise au travail de la notion de manque.
À l’inverse, Derrida considère que l’on peut rester inconsolable de la perte d’un ami. Cela fait partie de la vie psychique, cela laissera toujours une trace. Tout travail est au final pour Derrida un travail de deuil, inconsolable, même celui qui donne naissance.

  • Néanmoins, Derrida est convaincu que la psychanalyse a été un formidable « coup d’envoi » inauguré par Freud en ce qu’elle nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité, notamment. Cela en posant l’idée d’une non présence en nous, celle d’un sujet divisé, différencié, qui n’est jamais : « réduit à une intentionnalité consciente et égologique ».

Surtout, Derrida a le souci dans sa lecture de Freud de dégager une vigilance politique à venir notamment à propos des pulsions. À partir de l’échange de Freud avec Einstein dans Pourquoi la guerre ?, Derrida pense un au-delà du principe de plaisir et de la pulsion de mort. La cruauté, la pulsion d’agression, la haine ne peuvent être éradiquées, il faut donc penser une « ruse du détour (Umweg)», c’est-à-dire « faire jouer les forces antagonistes d’Éros, l’amour et l’amour de la vie, contre la pulsion de mort », comme il le dira à l'adresse des psychanalystes aux États Généraux.
Au final, « Derrida essaye de déconstruire ce que d’aucuns construisent comme religion de la psychanalyse ».
Le rapport de Derrida à la psychanalyse est donc un double rapport : un rapport sans rapport.
En fait, Derrida dit que Freud redonne sens au terme analyse en le renvoyant à son étymologie : ana- : remontée vers l’élémentaire, le principiel, l’indécomposable ; et lysis- : décomposition, déliaison, déconstruction.
Si l’inconscient existe pour Derrida, c’est à le penser sous le versant du secret, du voile, de ce qui est crypté, du spectre.

- Enfin, le rapport entre Derrida et Lacan :

Ne pourrait-on pas dire qu’il y a dans le texte même, dans l’écriture de Derrida, une mimesis avec le langage de l’inconscient ? Lorsque parfois il « trucide » le sens logique et se calque sur une parole du rêve - à la recherche d’une « parole soufflée » selon l’expression qu’il reprend à Artaud, proche de l’écriture hiéroglyphique du rêve, ainsi définie par Freud - Derrida semble, en effet, mettre en acte ce langage au-delà d’un logos. On pourrait alors penser que l’on retrouve ici Lacan, selon les dires d’Althusser dans Freud et Lacan. Lacan, selon Althusser, met en œuvre une rhétorique où l’on trouve « l'équivalent mimé du langage de l'inconscient qui est comme chacun sait, en son essence ultime, « witz », calembour, métaphore ratée ou réussie : l'équivalent de l'expérience vécue dans leur pratique qu'elle soit d'analyste ou d'analysé. »
Certes… Mais chez Derrida tout est écriture, même le rêve. Même lorsque le rêve se raconte, il s’agit encore d’une écriture. C’est pourquoi l’interprétation n’est pas nécessaire et qu’il faut absolument laisser l’ombilic. En effet, il faut que le secret demeure afin que ça échappe à quelque-chose du commentaire. La question reste pour lui : comment taire ?

De même, il n’y a pas prévalence du signifiant pour Derrida. Le signifiant n’arrive pas nécessairement à destination. C’est toute la question du Séminaire sur la Lettre volée, dans lequel Lacan analyse le conte d’Edgard Poe dans les Écrits.
Le débat entre Lacan et Derrida, leur désaccord porte bien en effet, sur la question de la divisibilité de la lettre et sur la prévalence du signifiant. Pour Lacan, c'est parce que la lettre est indivisible qu'elle arrive toujours à destination et que donc le signifiant prévaut sur le signifié. Pour Lacan, la lettre qui le lieu de la matérialité du signifiant ne se divise pas. Alors que pour Derrida, la divisibilité de la lettre est la condition du fait qu'elle peut ne pas toujours arriver à destination (cela se divise dès son arrivée, il y a toujours ambiguïté multiple, disséminée) et que son signifiant ou sa lettre ne prévaut pas toujours sur le signifié. Certes, dira Derrida, le phallus n'est pas le pénis, mais il n'empêche que tout le monde y pense.
Pour le dire autrement, Derrida regrette que Lacan (et avec lui la psychanalyse en général) parte d’une sorte de postulat selon lequel « la vérité habite la fiction ». Derrida s’explique à ce sujet en citant Lacan dans le Séminaire sur la Lettre volée : « C’est cette vérité, remarquons-le, qui rend possible l’existence même de la fiction ».
C’est dire selon Derrida, que Lacan traite du seul contenu de l’histoire du conte de Poe - comme si le récit faisait sens en lui-même et d‘un bloc, dans le seul but de corroborer une vérité déjà attendue - et l’on ne tient aucunement compte de la narration en elle-même. C’est le sens, le contenu comme d’emblée exemplaire qui prime sur la forme narrative.
Or, c’est en travaillant cette forme narrative, le signifiant donc, comme matérialité et non pas comme signifié –sens -, que l’on peut faire se déplacer les rôles au cœur de l’histoire de Poe et, notamment, ne pas sceller Dupin comme le psychanalyste à une place assignée, immuable : celle de l’enquêteur. Ainsi, Derrida affirme que si à un moment donné on croit que Lacan s’apprête à tenir compte de la narration (narrante) - c’est-à-dire de la place si curieuse du narrateur notamment - en réalité cette place entrevue, le déchiffrement analytique l’exclut, la neutralise. Pour finir, et à cause de cela, la narration comme commentaire « transforme tout le Séminaire en analyse fascinée d’un contenu » où cette place si curieuse du narrateur – certainement pas neutre affirme Derrida car « acteur au statut fort insolite » -, n’est plus interrogée. Ce narrateur est ainsi exclut du « drame réel ».
Tout cela est un problème de cadrage affirme Derrida, de bordure et de délimitation dont « l’analyse doit être très minutieuse si elle veut reconnaître des effets de fiction. »

À noter d’ailleurs que toute cette discussion renvoie en dernière instance à cette question : les enjeux de l’analyse sont spécifiquement dans la parole pour Lacan et certainement pas dans l’écriture : « moi, la vérité, je parle ! ». Il y a donc bien indivisibilité de la lettre, même s’il convient de préciser que Lacan re-théorisera tout cela à propos du non-rapport sexuel, notamment.
Cela se fera-t-il sous l’impulsion de la lecture de Lacan par Derrida, que Lacan connaissait ? Nous ne pouvons répondre avec certitude à cette question.
Mais, Lacan en refusant de prendre les traces mnésiques pour métaphore de l’écriture, affirmera, associée à ce refus, la « boutade » suivante : « N’en déplaise au bloc magique ». Le nom de Derrida n’est nullement évoqué, mais René Major, dans un article de 2002 Derrida, lecteur de Freud et de Lacan, le dit ainsi : « mais on peut l’inférer lorsqu’il est affirmé qu’« un tel discours (donnant selon lui primauté à la lettre) n’a pu surgir que de celui qui m’importe. » in « Lituraterre » dans Jacques Lacan Autres Écrits, Paris, Seuil 2001, p. 9.

(Pour l’ensemble de cette question, voir le texte de Derrida Le facteur de vérité dans La carte postale, Édition Flammarion, 1980, en particulier les pages 449 à 461)

Notre rencontre se termine avec quelques questions qui ressortent de la lecture de certains d’entre nous de l’ouvrage de Bataille La souveraineté :
On peut être frappé par la présence constante de la référence au Christianisme dans le dernier chapitre de cet ouvrage où il est question de Nietzsche.
La question de la souveraineté peut alors renvoyer à la question de la souveraineté pour les chrétiens. Le Christ, roi des Juifs : quelle souveraineté ?
De même, la question se pose sur ce que Bataille entend par le RIEN. Il semble que cela soit différent du néant. Qu’en est-il exactement ?

29 Mars 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

. Nous voudrions porter à la réflexion de notre groupe de psychanalystes la montée de l'extrémisme politique en France et la désaffection des urnes par les citoyens.

Qu'avons-nous à dire de cet événement politique, nous qui réfléchissons depuis longtemps maintenant sur la démocratie et ses enjeux ? Cette montée en puissance du front national viendrait-elle du fait que c'est le seul parti qui parle en terme de jouissance ? Le front national serait ainsi la part maudite au sens de Bataille et il contiendrait cet attrait-là, comme une attirance pour le mal, pourrait-on dire.
Mais que dire aussi du transfert des voix « ouvrières » vers ce parti d’extrême droite ? N'y a-t-il pas là un rapport à la vérité de ce que peuvent dire les politiques du front de gauche ? Et subséquemment une urgence – comme nous le soutenons depuis longtemps dans notre Société Psychanalytique - de soutenir le commun, c'est-à-dire de le penser, le réfléchir à l'aune des apports des philosophes étudiés dans notre groupe de recherche.
D'ailleurs, la question de l'idéologie - au sens althussérien du terme, c'est-à-dire comme théorie des idées et praxis - n'est-elle pas au cœur de ces enjeux ?
Se pose alors la question de ces grandes figures intellectuelles, présentes dans les années soixante-dix, aujourd'hui disparues et qui fédérant autour d'idéologies, déconstruisaient et donc réfléchissaient le monde. Parce que ces figures n'existent plus, persiste un sentiment de désert intellectuel.
À cela s'ajoute la question de la personnalité des dirigeants : ils se revendiquent « normaux », sans personnalité marquante, eux aussi ne fédèrent plus.

 

C'est pourquoi nous voudrions porter nos réactions sur le site de la société Psychanalytique de Tours afin de témoigner de la nécessité d'analyser cette dérive française et européenne.

 

À suivre.

 

À partir de la lecture des Écrits sur la psychanalyse - Freud et Lacan de Louis Althusser – Éditions Stock/Imec 1993 – texte sur lequel nous avons aussi travaillé la dernière fois, nous voudrions penser le parallèle avec un entretien de Jacques Derrida pour le journal Le Monde avec Jean Birnbaum en 2004, peu avant sa mort donc, et qui s'intitule Apprendre à vivre enfin – Éditions galilée/Le Monde 2005 -.

 

La formule Apprendre à vivre enfin nous paraît résonner particulièrement avec ce que dit Althusser de l'objet de la psychanalyse.
Quel est l'objet de la psychanalyse ? se demande Althusser. Il répond : ce à quoi la technique a affaire dans la pratique analytique de la cure, à savoir, les « effets » du devenir-humain du petit être biologique issu de la parturition humaine : voilà en son lieu l'objet de la psychanalyse qui porte le simple nom de l'inconscient. Althusser poursuit : « Que ce petit être biologique survive, et au lieu de survivre enfant des bois devenu petit de loup ou d'ours (on en montrait dans les cours princières du XVIIIème siècle), survive enfant humain (ayant échappé à toutes les morts de l'enfance, dont combien sont des morts humaines, morts sanctionnant l'échec du devenir-humain), telle est l'épreuve que tous les hommes-adultes, ont surmontée : ils sont à jamais amnésiques, les témoins, et bien souvent les victimes de cette victoire, portant au plus sourd, c'est-à-dire au plus criant d'eux-mêmes, les blessures, infirmités et courbatures de ce combat pour la vie ou la mort humaines. Certains, la plupart, en sont sortis à peu près indemnes – ou du moins tiennent, à haute voix, à bien le faire savoir ; beaucoup de ces anciens combattants en restent marqués pour la vie ; certains mourront un peu plus tard, de leur combat, les vieilles blessures soudain rouvertes dans l'explosion psychotique, dans la folie, l'ultime compulsion d'une « réaction thérapeutique négative ». (…) La psychanalyse, en ses seuls survivants, s'occupe d'une autre lutte, de la seule guerre sans mémoire ni mémoriaux, que l'humanité feint de n'avoir jamais livrée, celle qu'elle pense avoir toujours gagnée d'avance, tout simplement parce qu'elle n'est que de lui avoir survécu, de vivre et s'enfanter comme culture dans la culture humaine : guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont, projetés, déjetés, rejetés, chacun pour soi, dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée qui de larves mammifères, fait des enfants humains, des sujets. »

 

Il y a bien en commun chez ces deux philosophes – Althusser et Derrida - la question de la survivance et du ou des survivants. C'est pourquoi nous pourrions intégrer cette question de la survie dans nos prochaines Journées de Tours, non seulement à propos de cette définition de l'objet de la psychanalyse donnée par Althusser, mais aussi avec Derrida.

 

 

En effet, chez Derrida « Apprendre à vivre enfin » est l'exorde de Spectres de Marx, inspiré par les deux figures du fantôme et de l'enfant, rejouant les deux apories du Kaddish d'Imre Kertesz – la judéité et apprendre à vivre. Derrida reprend ici cette injonction en l’expliquant ainsi :

 

« Je me suis toujours intéressé à cette thématique de la survie, dont le sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir. Elle est originaire : la vie est survie. Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. À propos de la traduction, Benjamin souligne la distinction entre überleben, d'une part, survivre à la mort, comme un livre peut survivre à la mort de l'auteur, ou un enfant survivre à la mort des parents, et d'autre part, fortleben, living on, continuer à vivre. Tous les concepts qui m'ont aidé à travailler, notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au « survivre » comme dimension structurale et rigoureusement originaire. Elle ne dérive ni du vivre ni du mourir. Pas plus que ce que j'appelle « deuil originaire ». Celui-ci n'attend pas la mort dite effective. » Apprendre à vivre enfin, p. 26.
Ce qu'il est intéressant de noter, c'est qu'il ne s'agit pas traditionnellement d'apprendre à mourir comme le réclame la vieille injonction philosophique depuis Platon, mais peut-être de faire face à la mort à la façon que le pense Freud. Pour éclairer ce rapport, je me permets de citer un extrait du séminaire de Francis Capron tenu à la Société Psychanalytique de Tours, le 12 février 2011, intitulé : L’écriture de la mélancolie - Pour un principe de non-contradiction :
« dans ses actuelles sur la guerre et sur la mort, (Freud) dit effectivement qu’il faut se préparer à la mort, et que si l’on veut vivre, il faut regarder la mort en face. (…) (Il) nous dit que la confrontation, l’idée de notre propre mort est indispensable à notre vie et, dans le même temps, nous dit que la mort est quelque chose d’irreprésentable, qui n’existe pas pour l’inconscient et que chacun de nous est, au niveau inconscient, persuadé de son immortalité. Cette contradiction vitale pour la pensée est soulignée par Michael Turnheim comme s’étant perdue dans l’enseignement de Lacan. Garder la contradiction sans tentative de résolution ou de relève comme moyen de faire avec l’impossible. L’impossible de la mort comme l’impossible du deuil, convenez que ces impossibles peuvent aller ensemble ou s’associer librement. Le premier énoncé de Freud ne vient donc pas seulement contredire le second, il vient contre toute logique le soutenir dans un au-delà. L’insensé du se préparer à la mort, du se préparer à ce qui ne se saisit, ni ne se présente, ni ne se représente, ni ne se conceptualise, ni ne se peut dire au présent est là écrit par Freud sans détour. On aurait sans doute raison d’y lire la traduction freudienne de se préparer à la mort ou de l’apprendre à mourir qu’est supposé être la philosophie ou plutôt le philosopher. Mais le singulier de ce passage, c’est qu’il contribue à faire voler en éclats l’opposition, la contradiction si vous voulez traditionnelle, usuelle, courante, entre la vie et la mort. »
Il s'agit donc bien, comme au sens derridien, d'apprendre à vivre, c'est-à-dire s'ouvrir à ce qui est l'éthique même, mais qui, en même temps, est l'impossible même : le don, le pardon, l'hospitalité, certes impossibles à vivre, nous protègent toutefois du risque mortel de l'enfermement sur soi.
« La survie au sens de Derrida est donc ce qui insiste du côté de la restance, de l'itératibilité, de l'altération de la marque, alors il ouvre la possibilité du surgissement de la re-marque qui transforme ce qu'elle répète. Hériter c'est témoigner, c'est réinterpréter, c'est traduire, c’est maintenir en vie ce dont on hérite (et qui reste en partie étranger et secret). L'héritage n'est pas laissé intact, il est transformé, relancé. » Article (Derrida, la vie, le vivant, la survie) dans Derridex, http://www.idixa.net
En d'autres termes survivre, c'est ce qui s'oppose à l'ipséité, c'est-à-dire ce qui à l'inverse de l'itératibilité, enferme en soi, mortifie.
C'est pourquoi :
- Survivre est bien ce qui est en jeu dans la cure.
Et nous retrouvons ici Althusser avec la définition de la psychanalyse : car la cure est ce qui pourrait être défini comme l'art du « précipiter » cette survivance, en ce qu'elle permet au sujet qu'il cesse enfin de feindre qu'il n'y a pas de combat pour la survie, qu'il reconnaisse que le fait de s'enfanter dans la culture est douloureux, courbaturant et à jamais à-venir. Dans la confrontation, dans un face-à-face solitaire avec sa propre mort et ses propres pulsions de mort , le sujet « apprend à vivre », accepte de sur-vivre c'est-à-dire empoigne les conséquences éthiques de cette déréliction.
- Survivre peut alors être défini comme l'acte psychanalytique par excellence en ce qu'il est d'abord philosophique, puis politique. Nous pouvons pour corroborer ce sens politique du survivre en appeler à nouveau à Jacques Derrida, mais cette fois dans Spectres de Marx :
« Le temps de l’apprendre à vivre, un temps sans présent tuteur, reviendrait à ceci, l’exorde nous y entraîne : apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes. À vivre autrement, et mieux. Non pas mieux, plus justement. Mais avec eux. Pas d’être avec l’autre, pas de socius sans cet avec-là qui nous rend l’être-avec en général plus énigmatique que jamais. Et cet être-avec les spectres serait aussi, non seulement mais aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations... » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993, p13 et 14.
Ce n'est donc pas un hasard si dans son Apprendre à vivre Derrida parle, dans la suite de l'entretien face à Jean Birnbaum, et avec une tonalité très pragmatiquement politique, des questions de l'Europe, de l'ONU, de la politique d'Israël, du « mariage » homosexuel etc.

 

Je me permets de conclure par deux points :

 

 

Par le premier point, et pour ne pas déroger à la «tradition » heuristique de nos rencontres du samedi, faire tiers entre Derrida et Althusser - comme fait tiers le politique entre la psychanalyse et la philosophie ; faire tiers donc, avec un philosophe contemporain Jacob Rogozinski, spécialiste de Derrida, notamment, et qui évoque la nécessité de penser le moi immanent de Husserl comme celui qui ne naît, ni ne meurt mais qui peut néanmoins se manifester comme un moi mortel dans le monde.

 

La question est la suivante : « comment cet Immortel que je suis peut se donner la mort – une mort que je ne rencontre jamais et qui n'est rien pour moi » ? Il faut, pour répondre aller plus loin que Descartes qui, certes, se confronte à chaque instant avec l'ego cogito à la possibilité de sa disparition et qui doit par cela même être toujours recréé, mais qui, toutefois méconnait l'expérience de se mourir en ce que cette création continuée se ramène pour lui à une simple conservation. Il faut donc aller plus loin et « reconnaître que je dois mourir vraiment pour pouvoir renaître ; que ma vie doit trouver en elle-même la force de traverser la mort pour revenir à soi sans fin, en un éternel retour. J'aimerais entendre ainsi la « pensée la plus abyssale » de Nietzsche, et il la présente parfois de cette manière : comme l'annonce de « l'éternel retour de la vie », « l'affirmation triomphante de la vie par delà la mort. »1 (…) Il savait bien cependant que, pour s'affirmer comme immortel – pour accéder soi-même à l'Éternel Retour – il faut « mourir plusieurs fois pendant que l'on est en vie », traverser des phases de détresse et d'extrême désespoir pour pouvoir renaître dans la plus haute joie. C'est une telle expérience, où se profile aussi la proximité de la folie, qui lui avait permis d'éprouver dans sa propre vie l'oscillation toujours plus ample du Retour, jusqu'à ce qu'elle l'entraîne finalement dans l'abîme. » Jacob Rogozinski, Le moi et la chair, Éditions du Cerf 2006, p. 310.

 

Par le second point - et pour inaugurer l'idée de relier par la réflexion le groupe de recherche sur Althusser et les réunions de l'assemblée constituante de la Société Psychanalytique de Tours – terminer avec la question de la souveraineté.

 

Nous nous donnons pour tâche de lire la quatrième partie de La souveraineté de Georges Bataille - Éditions Gallimard, 1976, Nouvelles éditions Lignes, 2012 -, intitulé : Le monde littéraire et le communisme. Cela dans le but de repenser notre Société de façon acéphale, sans chef.
D'ores et déjà nous pouvons dire, avec Bataille, que la véritable souveraineté serait la capacité de renoncer. Et nous pouvons citer ici le travail d'analyse de Francis Capron lors des Journées de Tours 2011, dans son article intitulé Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité :
« L’œuvre donc « exige » le mal dont elle sort et qui la nourrit et cette exigence est une exigence de poésie, exigence d’une écriture poétique que Bataille jouera contre la Révolution, soit de changer l’homme du dedans, par l’expérience intérieure, poésie et Révolution ne répondant pas à la même éthique. Écrire au sens large, soit créer, signifierait essentiellement extraire de soi et user sur soi d’une certaine violence. Reconnaître en soi la souveraineté du mal (c’est peut-être la seule souveraineté), de la cruauté, la traverser tout en reconnaissant ses « limites », aller jusqu’au moment où le désir est annulé par l’excès même de sa demande. Sacrifice dira Bataille, sacrifice au sens littéral, soit une création au moyen de la perte. Sacrifice dont rend compte l’écriture, dans le « vouloir écrire » au sens derridien du terme, car « il ne s’agit pas d’affection mais de liberté et de devoir »2. Volonté d’écrire le désir avec lui et contre lui. Volonté qu’il faut pour écrire le désir, soit, dans un même geste, lui répondre et le décevoir. C’est à ce prix que « l’homme continue en moi »3 dira Bataille, si ce sacrifice n’est pas « autosacrifice » mais s’il « communique », s’il a la force d’éviter « la réussite de l’échec ». »

 

 


1. Jacob Rogozinski cite Nietzsche dans La volonté de puissance, t. II, Livre IV, § 464 : « Dionysos écartelé est une promesse de vie, il renaîtra éternellement et reviendra du fond de la décomposition. »

 

 

2. J. Derrida, L'Écriture et la différence, Édition du Seuil, 1967, p. 24.
3. G. Bataille, OC, Vol. V, p. 45.

22 Février 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Francis Capron annonce la possible venue de René Warq, ancien professeur de l'Université de Tours pour nous donner un cours sur Marx.

Nous lisons le texte Freud et Lacan article écrit en janvier 1964, extrait des Écrits sur la psychanalyse de Louis Althusser (Édition Stock/Imec 1993)

Aux dires de Louis Althusser lui-même, ce texte est une intervention philosophique dans le Parti communiste français pour y faire reconnaître la scientificité de la psychanalyse, l'œuvre de Freud et l'intérêt de l'interprétation de Lacan. Il s'agissait alors d'un combat car la psychanalyse avait été officiellement condamnée dans les années 1950 comme « une idéologie réactionnaire ».

À cette accusation, Althusser répond par le fait que la psychanalyse a un objet propre qu'il convient de circonscrire. Voici sa magnifique définition de l'objet de la psychanalyse : « Un des « effets » du devenir-humain du petit être biologique issu de la parturition humaine : voilà en son lieu l'objet de la psychanalyse qui porte le simple nom de l'inconscient. » p. 35

Mais rendre à la psychanalyse son objet ne peut se faire sans une élucidation épistémologique, c'est-à-dire sans la reconnaissance du caractère spécifique que la psychanalyse entretient, via son rapport à la connaissance, avec la pratique, la technique et la théorie.

Pour ce faire, il convient aussi selon Althusser de se confronter au paradoxe de toute science : la psychanalyse, comme n'importe quelle science, ne peut pas penser ses découvertes et sa pratique en dehors des concepts importés, empruntés à la philosophie, notamment : conscience, pré-conscient, inconscient, « plus encombrants que féconds, car marqués par une problématique de la conscience, présente jusque dans ses restrictions. » p. 27

C'est pourquoi la psychanalyse est déjà vieille de ses préjugés avant même que d'avoir pu naître à elle-même.

Cela est amplifié par le fait que la Raison Occidentale ne consent à la reconnaître, ou plus exactement à « conclure un pacte de co-existence pacifique avec (elle), que sous la condition de l'annexer à ses propres sciences ou à ses propres mythes. » p. 31

Cela a évidemment eu pour conséquence une mythification de la psychanalyse.

Ainsi, selon Louis Althusser, seul Lacan a permis de penser vraiment les concepts de la psychanalyse.

Car, refusant précisément d'enfermer la psychanalyse dans des discours déjà constitués, Lacan eut à cœur de repenser un langage de la psychanalyse : celui de la passion contenue ou plus exactement d'une « contention contenue du langage », dont l'objectif est de désamorcer les coups assénés par toutes les autres corporations, dont l'intention était d'écraser cette nouvelle science aux aspects hautement menaçants pour elles, dans la mesure où la psychanalyse risquait « d'entamer des frontières existantes, donc de remanier le statu quo de plusieurs disciplines. » p.33

Au reste, Lacan utilise « dans la rhétorique de sa parole, l'équivalent mimé du langage de l'inconscient qui est comme chacun sait, en son essence ultime, « witz », calembour, métaphore ratée ou réussie : l'équivalent de l'expérience vécue dans leur pratique qu'elle soit d'analyste ou d'analysé. » p. 34

Face à ce texte, nous nous interrogeons sur plusieurs points :

. Il existe un impossible : faire d'une nouvelle science une science pure qui pourrait se constituer en dehors de tout héritage.

C'est face à cet impossible que les dissensions entre philosophie et psychanalyse demeurent encore vives aujourd'hui. Cette annexion pointée par Althusser de la psychanalyse par la philosophie est encore à l'œuvre dans certaines réactions face à nos engagements idéologiques à la Société Psychanalytique : penser les rapports de la psychanalyse avec la politique ou la philosophie dans une assemblée de psychanalystes, serait ne pas parler de psychanalyse.

Or, Althusser est précisément celui qui pense l'articulation de ces trois lieux de la pensée.

Il est ici profondément intéressant de montrer qu'il ne cessera de le faire à partir même du refus d'une quelconque annexion de la psychanalyse par ce qui n'est pas elle. Ce texte Freud et Lacan en témoigne.

Car cela est indéniable : la philosophie et la psychanalyse n'ont pas le même objet. Ne serait-ce que sur le plan épistémologique.

L'une pense la science ou la connaissance en terme d'abstraction face au réel. Dans la philosophie de tradition idéaliste, et kantienne en particulier, il convient de connaître à partir d'un « sujet connaissant », dont l'esprit possède en lui-même les conditions de possibilité a priori, conditions transcendantales de l'expérience, c'est-à-dire des cadres a priori de la connaissance ; cadres de l'esprit qui sont des formes ou des structures – nommées par Kant catégories de l'entendement, comprenez : « grands concepts » –, dans lesquels viennent se ranger et s'ordonner les matériaux sensibles de la connaissance, eux-mêmes confus et désordonnés. Autrement dit, se plaçant au-dessus du réel, séparé de lui, le dominant par un pouvoir de synthèse et d'activité de l'entendement, le sujet de la connaissance, dicte ses lois à la nature : « l’entendement ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui prescrit » Kant Critique de la raison pure – Préface de 1787. Kant définit ainsi l'acte de connaître : « Subsumer le divers sensible sous des catégories a priori. »

À l'inverse, Althusser, s'adressant à Franca dans une Lettre du 21 février 1964, affirme un autre de la philosophie : « comme expérience directe, extraordinaire, du contact à vif avec certaines réalités insoutenables normalement, je veux dire insoutenables au contact quotidien que les gens ont avec la vie : ces histoires de vie et de mort, dont quelque chose avait passé dans ce texte sur Lacan que je t'ai laissé (il relate ici à Franca la sorte d'état hallucinatoire dans lequel se produit son écriture de l'article Freud et Lacan). Chose assez étrange, quand j'y pense. J'ai vraiment vécu plusieurs mois avec une extraordinaire capacité de contact à vif avec des réalités profondes, les sentant, les voyant, les lisant dans les êtres et la réalité comme à livre ouvert. Souvent repensé à cette chose extraordinaire, – en pensant à la situation de ces quelques rares dont je vénère le nom, Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud et qui ont dû nécessairement, avoir ce contact pour pouvoir écrire ce qu'ils ont laissé : autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette énorme pierre tombale qui recouvre le réel... pour avoir avec lui ce contact direct qui brûle encore en eux pour l'éternité. » p.17

Philosophie et psychanalyse, sont ici mises dos à dos, mais se faisant face par un jeu de miroirs dans lesquels viennent se refléter les questions du sujet, du langage, du rapport que l'un et l'autre entretiennent avec le réel.

Et les miroirs se répondent à l'infini : au concept de sujet un et universel de la philosophie, la psychanalyse rétorque celui de sujet divisé. À celui de réel soumis aux pouvoir de l'entendement et de la raison, Lacan réplique un Réel impossible à cerner. Au langage déjà reconnu par la linguistique comme séparé de ce qu'il désigne, la psychanalyse pense un inconscient structuré comme un langage où vient se redoubler encore le « non-rapport identique au rapport entre le discours verbal du sujet et le discours de l'inconscient ».

Questions de discours qui eux aussi sont décalés tant ils parlent de la même chose sans adéquation possible d'un rapport commun à la chose.

. Au final, ces questions ne pourraient-elles pas être repensées au cœur d'une réflexion sur le concept même d’idéologie ?

Ou plus exactement celui de « malentendus idéologiques », apporté presque brutalement dans le texte d'Althusser, mais qui vient faire surgir avec force la question du En droit au cœur de la psychanalyse. Cette question, selon Althusser la plus originale de Lacan, est sa découverte.

« Ce passage de l'existence (à la limite purement) biologique, à l'existence humaine (enfant d'homme), Lacan a montré qu'il s'opérait sous la Loi de l'Ordre que j'appellerai Loi de Culture, et que cette Loi de l'Ordre se confondait dans son essence formelle avec l'ordre du langage. » p.38

Qu'il y ait malentendu induit qu'il y a ratage, mais en même temps soumission à l'Ordre symbolique et par là même, soustraction à la satisfaction imaginaire de la relation duelle « œdipienne ».

Ne pourrait-on pas faire un pas de plus et oser penser une structure ternaire – quand le tiers se mêle et bouleverse en intrus, mais permettant à la psychanalyse de dire je, tu, il, elle, autrement dit de lui apporter sa spécificité – ? Ce tiers qui pourrait être pensé entre philosophie et psychanalyse : ne pourrait-il pas être apporté par la politique comme pensée d'une organisation de la communauté ?

L'idéologie – système d'idées propres à une époque, un groupe social ou une société – , n'est-elle pas précisément ce qui vient penser la délimitation d'un champ de pensée au sein d'un cercle communautaire, mais aussi mouvement en gravitation avec d'autres systèmes se rejoignant parfois, s'excluant souvent, telle l'amitié définie par Nietzsche comme une constellation d'étoiles :

« Amitiés d'astres – Nous étions amis et nous sommes devenus l'un pour l'autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous le cacher ni nous le voiler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route ; nous pouvons nous croiser et célébrer une fête ensemble, comme nous l'avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si calmes dans un seul port, sous un seul soleil, et l'on pouvait croire qu'ils étaient à leur but déjà, qu'ils n'avaient eu qu'un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés dans des mers différentes, sous d'autres rayons de soleil et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — ou peut-être nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : les mers et les soleils différents nous ont transformés ! Qu'il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c'est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifiée davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! II y a probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent ins¬crits comme de petits chemins à parcourir, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre faculté de voir trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité. — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d'étoile, même s'il faut que nous soyons ennemis sur la terre. » Le gai savoir Aphorisme 279.

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