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Journée d'étude du 29 Juin 2013

Ce samedi 29 juin 2013, dans le cadre du groupe de recherche animé par Francis Capron, où l'on travaille sur la vie et l'œuvre de Louis Althusser, nous avons eu le plaisir de recevoir Éric Marty, écrivain, professeur de littérature contemporaine à l'université Paris 7 Denis-Diderot, auteur de Louis Althusser, un sujet sans procès, (nrf Gallimard, 1999) et auteur de nombreux autres ouvrages auxquels nous ferons référence tout au long de ce compte rendu.


Francis Capron ouvre donc cette journée en présentant Éric Marty de la manière suivante :

Cher Éric Marty,

Tout d’abord je voudrais ici vous remercier de vous associer ponctuellement à notre groupe de recherche (au sein de la Société Psychanalytique de Tours) qui a cette année entrepris d’ouvrir à nouveau « le cas Althusser » pour justement tenter de le sortir ou de le faire apparaître aux yeux d’un public plus frais et plus jeune comme n’étant pas cet inéluctable « cas clinique » relevant de la psychose maniaco-dépressive, aujourd’hui nommée bi-polarité.

Ce qui nous frappe de suite et sans aller plus avant dans les débats qui vont très certainement nourrir cette journée, ce qui nous frappe donc est que « le meurtre d’Hélène » vient effacer, gommer, faire disparaître non seulement Althusser en tant que sujet, mais aussi son œuvre pour ne pas dire son engagement, pour ne pas dire sa passion envers la philosophie en général et pour l’enseignement de Marx en particulier.

Puisque nous parlons de passions, m’autorisez-vous à me saisir de ce terme pour tenter de vous présenter ? De vos passions, publiquement avouables, j’en ai, au travers de mes lectures décelé trois ou trois en une.

La littérature, l’histoire de la pensée et l’écriture, l’acte d’écrire. Trois passions qui pourraient se croiser avec quelques noms propres : Barthes, que nous pourrions signaler comme celui qui vous influença en premier (personnellement et intellectuellement), et dont vous êtes l’éditeur des œuvres complètes aux Éditions du Seuil. Puis après André Gide, René Char et Jean Genet, vous vous intéressez à ce que Derrida nommait la pensée de l’écart, soit ce qui se décentre des doctrines et discours traditionnels ou traditionnellement métaphysiques pour tenter d’en chercher ou d’en trouver des singularités particulières ou spécifiques. Citons pour mémoire vos travaux sur Lacan et la littérature. (2005)

C’est de cette manière que vous vous intéressez à Althusser, en 1999, et cette figure Althussérienne, ne vous quittera plus puisque elle est une référence constante dans votre livre sur Sade que le XXème siècle aurait pris au sérieux et elle semble être présente de manière spectrale dans votre dernier roman : « Le cœur de la jeune chinoise », paru au Seuil, cette année-même.

Avant d’aller plus loin et d’ouvrir réellement cette journée en vous passant la parole, peut-être faut-il dire deux mots de votre passion pour l’écriture. Votre conception de l’écriture, Éric Marty, et ce sera ma première question en guise d’introduction, est-elle comme celle de Blanchot ou de Barthes, proche de la recherche du point zéro (soit passer du texte à l’œuvre, en repensant engagement et responsabilité dans une utopie offerte à la littérature) ou est-elle plus proche de celle de Sartre, conception obsédée par la question de la littérature comme praxis, c’est-à-dire comme action, comme faire et dont les issues se voulaient immédiates ? Et lorsque je vous pose cette question, je fais référence à votre querelle avec Alain Badiou, philosophe, (2007), dont on pourrait dire que son entreprise apparente serait comme celle de Sartre, soit de totaliser, de totaliser public et lecteur, écrivain et militant, politique et écriture, littérature et histoire, morale et engagement. « Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir, disait Sartre. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie. La littérature moderne, en beaucoup de cas, est un cancer de mots ».

Position idéologique de Sartre à laquelle s’oppose celle de Roland Barthes qui, dites-vous, comprend avant Althusser que l’idéologie ne se situe pas dans les croyances vagues et ineffables ou dans les grands préjugés conscients ou inconscients (le ciel des idées) mais qu’elle possède une réalité matérielle, corporelle et organique, réalité matérielle, corporelle et organique dont le bonheur d’écrire et le plaisir du texte font partie.



Après cette présentation, nous laissons la parole à Éric Marty :

Éric Marty revendique un engagement dans la vie intellectuelle. L'écriture permet, selon lui, de penser une place, une position par rapport au passé récent, passé que l'on peut appeler la Modernité. C'est pourquoi il ne se réclame pas d'une filiation avec tel ou tel intellectuel du XXème siècle, mais envisage l'engagement comme un impératif catégorique, comme noyau substantiel de l'écriture.

Cet engagement consisterait, notamment, à regarder en face le stalinisme, dans une vraie lecture de ce qui s'est joué là, au niveau idéologique, en cette deuxième partie du XXème siècle et qui persisterait encore aujourd’hui dans les institutions.

Pour ce faire, plutôt que de se situer par rapport aux intellectuels de l'époque, dont certains se sont fourvoyés, il conviendrait de se positionner par rapport à une conjoncture.

Cette conjoncture peut se trouver selon Éric Marty, dans la situation qu'a vécue Althusser.

La lecture de L'avenir dure longtemps, de Louis Althusser a provoqué pour Éric Marty un choc, doublé d'une empathie, face notamment à la lucidité qui y est présente. Il y a, selon lui, une véritable singularité de cet ouvrage.

En effet, L'avenir dure longtemps, n'est aucunement un essai philosophique, à partir duquel le problème consisterait à se demander si Althusser est spinoziste ou machiavélien. Ce n'est pas une œuvre à situer dans un débat d'idées.

Mais, Althusser et son écrit sont d'abord à envisager dans une situation : celle d'un sujet sans procès. À noter que ce titre « sujet sans procès » fait référence à L'homme sans qualités de Musil ou à Un roi sans divertissement de Giono, titre que ce dernier a emprunté à Pascal lorsque le philosophe évoque la mélancolie et l'ennui.

Cela renvoie donc à Althusser qui parce qu'il est sujet sans procès, est dans une frustration interminable, vertigineuse, sorte de Sisyphe à la recherche sans cesse recommencée de ce procès.


C'est donc au nom de cette situation particulière d'Althusser, qu'Éric Marty veut penser un engagement intellectuel, cela en envisageant le meurtre d'Hélène comme un scandale auquel il faut oser se confronter. Car, personne n'a voulu s'affronter à ce qui, dans cet événement fait scandale : que ce soit le geste du crime lui-même ou encore l'écriture de L'avenir dure longtemps.

De la même façon que personne n'ose reconnaître la mythologisation de la philosophie ou de la politique qui sont à l'œuvre parfois.

Or, le scandale est vecteur de désordre. Il provoque une interruption de la pensée elle-même en ce qu'il permettrait d'interrompre le côté consensuel et de connivence de la pensée du XXème siècle.

C'est en faisant face à ce scandale, dans ce qu'il introduit de rupture, que l'on peut éviter, selon Éric Marty, de remaquiller la position d'Althusser, à la seule lumière d'accointances philosophiques, de collusions des idéologies dominantes et non pensantes.


Pour autant, cette confrontation au scandale n'implique pas l'idéalisation de ce scandale.

Car, cette idéalisation, présente au moment de la naissance de la philosophie et de la mort de Socrate, ne peut avoir lieu avec l'événement Althusser.

Socrate, philosophe mort n'est pas comparable à Althusser, philosophe meurtrier.

En effet, la mort de Socrate peut être pensée comme participant au processus d'idéalisation de la philosophie, capable de se situer par là dans une position – sublime – d'exception : elle peut réintroduire cette mort comme vecteur de sens quant à sa place dans le monde.

À l'inverse, la position d'Althusser ne peut être suturée, même s'il y a aussi une part de sublime dans le meurtre.


Pourtant, ce meurtre concerne la philosophie dans la mesure où elle entretient un rapport au monde verbal. Ce verbal étant impuissant à dire le monde.

Cela, du seul fait que la philosophie est confrontée, depuis toujours et encore aujourd'hui, au paradoxe entre praxis et savoir. D'ailleurs, s'agit-il vraiment d'un paradoxe ? N'est-ce pas plutôt une impasse ? Ou plus exactement, la philosophie peut-elle résoudre cette question qui sous-tend toute son histoire ?

Quoi qu'il en soit, Althusser va du côté de la praxis, puisque selon lui, seule la praxis – l'autre que soi – peut changer le monde. Par là, il adopte la position pascalienne du pari, méthode pragmatique en ce qu'elle applique des recettes de comportements religieux, plutôt que de penser la religion à la manière des philosophes, ceux-là mêmes qui demeurent insensibles au cœur.

Althusser a donc une défiance vis-à-vis de l'acte de penser, au point de dire, par son matérialisme aléatoire, qu'on ne pense pas. L'imposture à laquelle s'identifie Althusser est révélatrice de l'impuissance à penser. C'est pourquoi à l'impuissance de la pensée, il faut préférer l'agir, la praxis, qui s'obtient par cette posture de l'imposture.

En effet, l'imposture devient catégorie pratique comme absence de posture, refus de toutes les postures possibles. Elle « est la position de celui dont tout l'être se libère et s'exempte à jamais de l'illusion de la pensée en se situant sur le fil étroit, vacillant, contingent et abyssal de la pure conjecture, de l'aléa dont le réel se constitue, des surdéterminations multiples, indistinctes et sans ordre, bref sur ce vide, sur cette mystérieuse « déduction dans le vide », qui est comme le leitmotiv par lequel Althusser définit sa propre œuvre philosophique, sa propre existence et d'une certaine manière son meurtre. L'imposture est l'exacte conclusion à laquelle doit advenir tout matérialisme aléatoire. »

C'est en cela que l'imposture n'est plus seulement l’activité frauduleuse d’un adolescent. C'est par là qu'elle cesse d’être avec Althusser ce dialogue silencieux et imaginaire entre deux subjectivités (le maître et l’élève), qu’elle permet de franchir les bornes de la conscience de soi et d’autrui, qu’elle n’est plus un jeu hasardeux et ponctuel, mais qu’elle parvient à s’inscrire dans le réel, à devenir un universel objectif.

Cependant l'imposture continue de définir aussi la philosophie comme fraude ou comme déduction dans le vide. Car, il y a tout de même une imposture de la pensée en tant qu’elle voudrait mettre à nu le réel, donc il y a bien un lien à faire entre pensée et impossible.

C'est pourquoi on parvient, alors, au syllogisme suivant :

La philosophie n'a aucun pouvoir si elle ne tient pas du réel ;

Or, c'est par son interruption qu'elle appartient au réel ;

Donc, le silence qui s'ensuit est ce qui donne à l'interruption un sens.

On aboutit donc, logiquement, à un échec propre à la pensée comme impossible.

C'est alors que le silence est puissance de résistance.


À l'issue de la réponse d'Éric Marty, des questions lui sont posées :

Il semble qu'il y ait une « absence » dans Louis Althusser, un sujet sans procès, c'est le contexte politique. Dans les années 1980, le marxisme s'effondre. Cela semble être suivi de l'effondrement de la philosophie et de la politique et d'une désespérance de la pensée. Le meurtre d'Hélène ne serait-il pas alors le dernier acte politique d'Althusser ? Le cadavre ne serait-il pas aussi celui du marxisme ?


Éric Marty n'a pas voulu penser cela explicitement pour demeurer dans la logique de la période. Dans le sens où même si chaque penseur pouvait être pris dans sa singularité propre, il était associé aux autres par un effet d'époque : celui de la volonté de ne pas être seul. La solitude était pensée comme mauvaise par essence.

Si une nouvelle pensée est possible aujourd'hui, en ce début de XXIème siècle, ce ne serait plus dans cette coagulation idéologique, qui sédimente la pensée, qui la rend superficielle, mais à partir d'une dissolution des faux semblants afin de laisser vivants, pensables les énoncés singuliers.

L'effondrement de l'idéologie implique que l'on adopte des positions telles celles permises par la fonction symbolique. Lacan serait ainsi celui qui pourrait penser cette situation, cet engagement par rapport à une structure symbolique du monde.

Quoi qu'il en soit, il convient toujours pour penser, de demeurer attentif à la folie de la pensée, ou autrement dit de penser la clôture, l'interruption afin d'avoir une conscience très aiguë de la non répétition.

Car, dans la mesure où la persistance stalinienne est encore présente, il est fondamental d'être attentif à ce qui est nouveau. Or, cette attention au présent, au nouveau est très difficile à atteindre.


On peut également s'interroger par rapport à la question de l'universel. C'est ce qui est fait dans l'article d'Éric Marty Saint Paul et les modernes : universel symbolique, universel mimétique

Éric Marty montre, dans cet article, comment il existe un impératif puissant de l'Un, de l'universel. Même les structuralistes n'ont pas cédé sur cette nécessité de penser un universel.

Par exemple, Lévi-Strauss, « analysant le mythe de Perceval et d'Œdipe, met en évidence que l'universalité ne se situe pas dans le fait que les deux mythes sont présents massivement sur toute la surface du globe, mais dans les contradictions spécifiques que les oppositions pragmatiques mettent en évidence, le mutisme d'un côté (Perceval), l'excès de parole de l'autre (Œdipe), la chasteté d'un côté, l'excès sexuel de l'autre (l'inceste), la stérilité du territoire d'un côté, la prolifération pathologique de la peste de l'autre, etc. Dans la Pensée sauvage, Lévi-Strauss met au jour les processus logiques contradictoires qui agitent l'universel, et interdisent l'univocité chrétienne, et donc son monopole centralisateur. »

Il s'agit donc de penser un universel qui ne soit plus de type mimétique, c'est-à-dire de le dégager de ce qui depuis le christianisme, le définit, à savoir « cette immédiate identification de l'universel au Même, à la totalité, à l'unification du monde au centre ».


Pour reprendre l'idée de Jean-Claude Milner : l'universel ne serait-il pas ce qui devrait se désirer ? Car, chez Milner l’universel se lie avec la notion d’infini, du maximum et du minimum et donc d’une pensée ayant ou devant avoir une portée politique. La position de Milner s’oppose sur ce point à celle de Badiou (et peut-être à celle de Lacan) car elle affirme que c’est dans la mesure où l’infini n’est pas une notion mathématique claire qu’elle a pu fonctionner comme repère. À propos de l’universel, Milner explique que si l’ontologie est la grammaire du verbe être, la théorie de l’universel, c’est la grammaire du mot « tout ». Milner accorde alors beaucoup d’importance au fait que l’universel aristotélicien parte du mot holos, qui signifie le « tout intégral », alors que la traduction latine qui s’est imposée, « universel » renvoie à « l’Un » mais pas « au tout ». Il y a là plus qu’une opposition de traduction mais des conceptions de l’universel qui définissent des horizons politiques différents. L’universel mimétique et conquérant est indiscutablement celui de l’Un, soit celui de l’Église Catholique. Milner est sur ce point très proche d’Althusser.

En effet, selon Jean-Claude Milner, « l'universel ancré dans le nombreux n'est qu'un mot de conquérant. »

Autrement dit, l'universel occidental serait l'expression même du pouvoir.

La solution pour se prémunir contre cet universel mimétique de type conquérant – lieu du pouvoir – ou autrement dit, le procédé requis pour le dégager de cette identification au Même, serait de penser un universel de type symbolique.

C'est-à-dire : l'idée d'un universel qui ne serait pas identification au Même, mais acte symbolique de séparation, dans lequel peut émerger l'idée d'un sujet en tant qu'il est le lieu de l'écart, là où l'angoisse peut se tenir, là où il y a vacillement entre doutes et certitudes. Pour reprendre le propos de Lacan : « L'universel symbolique n'a absolument pas besoin de se répandre sur la surface de toute la terre pour être universel. »

Or, selon Éric Marty dans son article sur Saint Paul et les modernes : « l'insistance de la Modernité à mettre en avant l'activité symbolique n'a pas seulement pour visée de situer l'universel dominant, l'universel chrétien, comme idéologique, mais a aussi pour objet de se prémunir du positivisme auquel la démarche structurale pourrait être assimilée. »

Ce positivisme est également présent dans la critique que les structuralistes ont fait de Sartre et de la phénoménologie, où Sartre a été abusivement considéré comme un bouc émissaire.

Éric Marty rend compte de cette critique au chapitre 6 sur l'homme de son Althusser, un sujet sans procès.


L'après-midi, les questions se poursuivent :


À la fin d'Althusser, un sujet sans procès, Éric Marty assimile Althusser à un héros moderne, anti-Ulysse. En quoi peut-on penser Althusser comme un héros, alors même qu'il est assassin ?

Cela vient-il inaugurer une nouvelle conception du sujet : Ulysse paradigme du sujet occidental responsable, rusé, discernant, conquérant et triomphant, remplacé par Althusser paradigme du sujet exilé, trahi, condamné au silence, dans l'impossibilité de faire retour vers le monde et la philosophie ?

Cela renvoie-t-il à la conception du héros selon Lacan (homme du commun, « pauvre type »), à la fin du séminaire sur l'éthique de la psychanalyse ?



Éric Marty n'a pas travaillé en ce dernier moment de son essai sur cette conception du héros chez Lacan.

En revanche, il s'est appuyé sur Le mépris d'Alberto Moravia dont le film de Jean-Luc Godard est tiré, et de leurs travaux à propos de l'intellectuel.

Il y est question du mépris qu'Emilia éprouve pour son mari Riccardo après deux années de bonheur et de sa préférence pour Battista un industriel du cinéma. Une tentative d'explication de ce mépris de la femme est avancée dans une relecture de l'Odyssée : Ulysse (qui représenterait Riccardo) n'est pas ce héros homérien, mais un homme engagé dans l'expédition troyenne pour fuir le mépris de Pénélope qui lui reste fidèle, non par amour, mais par seule dignité.

Cela renvoie à la figure de l'intellectuel, petit-bourgeois à la fois lucide et impuissant, mais aussi à la position du féminin par rapport au masculin.

Cette figure de l'intellectuel rejoint surtout Althusser, lui aussi figure de l'intellectuel petit-bourgeois, qui aurait compensé cette position bourgeoise en adhérant à un sujet plus fort : le sujet social du Parti Communiste. Sa trahison consiste alors à ne cesser de mentir pour demeurer au sein du Parti Communiste.


Le monde occidental n'a-t-il pas dû précisément choisir entre la « bêtise » communiste et l'horreur nazie ? Cela ne renvoie-t-il pas alors à la position du sujet pervers ?


Althusser semble être dans un processus du sujet pervers, pour en effet échapper à l'horreur absolue du nazisme. Comme si l'alternative ne se pouvait trouver que dans la perversion. C’est du moins la thèse de Marty qui nous renvoie à son livre : Pourquoi le XXème siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? En effet, la perversion serait une issue pour sortir de l'aliénation. Sade fonderait alors le paradigme de ce qui résiste à tous les compromis (compromis névrotique dont parle également Éric Marty dans son Althusser).

Or, dans un XXème siècle qui a peur d'une perte de sens, les Modernes cherchent un dernier grand mouvement par lequel un héroïsme du sujet est proposé et qui serait une représentation du symbolique et du sens.

C'est l'intellectuel qui est en mesure de donner ce sens et de démystifier cette domination du monde petit-bourgeois qui domine dans le monde démocratique d'alors.

C'est pourquoi la puissance intellectuelle de cette époque se met au service d'une dissociation entre la position du sujet pervers pourvoyeur de catastrophe et de crime et la position du même sujet émancipateur et libérateur, représentant une issue – par sa situation aristocratique notamment – et une alternative à l'aliénation totalitaire.

Il s'agit alors de libérer Sade du nazisme, ce que fait Bataille notamment.

La position de Bataille, travaillée par Éric Marty dans son Sade est la suivante : Sade est victime et non bourreau. « La thèse qui fonde cet ultime paradoxe, faisant du sujet sadien une victime et de son langage celui de la victime, repose sur l'idée capitale que seule une victime peut décrire le supplice et les tortures. Le bourreau, lui, ment toujours là-dessus. »

Cela renvoie enfin au rapport au Réel chez Lacan : la loi juive, selon Lacan – lu par Éric Marty – et en particulier le commandement de l'interdiction des images « est vue comme la mise à distance de la fonction de l'imaginaire, et principe de la révélation à l'ordre symbolique. ». Or, c'est ce tout symbolique qui permet d'éviter puissamment tout retour vers l'horreur en ce qu'il interdit d'aborder la dimension imaginaire du supplice. Car c'est un réel comme impossible, impossible à la représentation.

[Remarque : Il ne faut pas confondre cet impossible de la représentation avec l’interdit de la représentation (loi non seulement juive, mais aussi musulmane) qui interdit toute reproduction imaginaire de Dieu. (cf : le Veau d’or). Ce qui est interdit en l’occurrence, c’est un rapport direct à ce que Lacan nomme la CHOSE, terme emprunté par Lacan à Heidegger, emprunt fait par Lacan pour tenter de nommer ce qu’il y aurait « derrière le sujet » et qui serait alors proche ou plus proche du réel. Mais chez Lacan et comme le montre Éric Marty, ces lectures de la loi juive et de Heidegger renvoient à une lecture dialectique tentant à démontrer que c’est du fait de la loi que le désir se construit et permet de comprendre le rapport de l’homme à la Chose que la loi interdit en rapport direct, introduisant donc un rapport spécifique du sujet à son propre désir. Il ne s'agit donc pas d'une mise à distance des fonctions de l’imaginaire pour révéler l’ordre symbolique, mais bien de penser dialectiquement l’imaginaire, le symbolique et le réel (ISR) qui plus tard deviendra (RSI) comme étant pensables ensemble ou noués.]

Le sujet pervers figure alors l'idéal du moi, plus ou moins implicite, il joue donc une fonction essentielle par rapport au rôle de l'intellectuel. D'autant plus, que les intellectuels au XXème siècle sont les penseurs qui donnent des modèles de comportements de vie possible et ont une puissance impressionnante d'influence par leur audace.

Aujourd'hui, les intellectuels seraient plutôt du côté masochiste, acceptant la position du mépris.


À propos du roman d'Éric Marty Le cœur de la jeune chinoise :

L'épigraphe du roman est la suivante : « Le papier est sensible, l'homme non. ». L'écriture serait alors l'expression qui permet de se situer dans un vécu. On peut ici faire référence à Roland Barthes qui voit dans le roman s'accomplir deux moments convergents : la puissance de l'amour et le scandale de la mort, il énonce la vérité des affects et non des idées.

Le roman peut-il ainsi permettre une annulation de la toute puissance du discours ?

On pourrait également se demander si les personnages du roman d'Éric Marty ne partagent pas la folie d'Althusser ? L'intrigue du roman ne rendrait-elle pas manifeste la folie comme pathétique ?



Éric Marty reprend l'épigraphe de son roman et confirme en effet que par l'écriture, la vie est sensible. L'écriture porte du sens car dans la vraie vie tout meurt.

À ce propos, on peut lire la quatrième de couverture du roman : la vie humaine n'a aucune valeur sauf par rapport au papier qui donne une couleur et une valeur. Le roman recueille ce que la vie laisse échapper sans cesse. La littérature conserve, maintient le caractère unique de chacun, notamment.

Éric Marty n'a pas voulu faire de morale universelle par rapport au « gauchisme » par exemple, mais veut réfléchir pour donner un sens à un certain nombre de gestes et en particulier ceux politiques.

Le roman ne peut que proposer cette fable comme ayant une cohérence, une sorte de logique presque idéale de produire un monde. Ce roman est ainsi écrit comme une sorte de bouclage par rapport à une série de livres qui étaient des essais, mais en même temps il ne boucle pas : l'épilogue est romanesque. Le roman est égal à une fin mais n'est pas une fin à la pensée. C'est pourquoi Éric Marty, dans le même esprit, termine son Sade en se référant à Levinas et à Genet, qui représentent chacun une certaine forme de discours.

Éric Marty revient alors à la question du sujet pervers : il évoque l'opposition entre le visage et le « cul » sadien.

« Le visage n'est jamais chez Sade l'objet d'une agression. Le maître sadien a définitivement opté pour le monde des indiscernables. Il a pour toujours et depuis toujours, substitué au visage son négatif morphologique, qui est aussi sa caricature, le cul selon le terme de Sade. »

Pourtant, Sade aurait eu l'angoisse du Bien face à Justine qui ne renonce jamais, qui n'abjure jamais le Bien. Son matérialisme par là, ne serait pas clôturé pour toujours puisque demeurerait la possibilité de l'interrogation métaphysique : celle de la possible défaillance du Mal.

Si ce n'est que le « cadavre » de Justine qui est « défiguré » et non son visage, c'est peut-être parce que « le visage, en raison même du jeu de doublure que le cul joue à son égard, n'est donc pas réellement neutralisé par Sade. ». C'est également la beauté qui selon Lacan vient faire barrage à l'agression perverse, car elle ne se livre pas, tout comme chez Levinas qui y voit une puissance de résistance.

Avec Genet, Éric Marty montre que dans la position masochiste existe un éloge du visage qui est une sorte de cuirasse protégeant la pureté.

La beauté représente une aura sauvegardant de l'horreur par une forme d'invulnérabilité sans limite.

La beauté a donc un sens fort pour l'être parlant en ce qu'elle résiste au pervers.

Le sujet pervers est donc important car investi de beaucoup de possibilités de grâce.


Pourtant, la figure perverse n'est-elle pas une forme de la singularité subjective qui, en tant que telle, ne peut pas être élevée à l'universel ? Ne remet-elle pas en cause une autre singularité qui ne serait pas perverse ?


Certes, mais cette issue perverse a été permise en cette deuxième partie du XXème siècle parce qu'il y avait une accalmie par rapport au fascisme, avec la naissance de l'URSS par exemple.

De même, Sartre serait ce sujet ne faisant pas confiance qu'en sa seule conscience pour se désaliéner. En énonçant le propos de Fanon : le noir lorsqu'il tue un blanc se libère deux fois car il tue un colonisateur, Sartre a l'audace d'emprunter la position perverse. Il cite là une phrase qu'il serait impossible de proférer aujourd'hui.

Car aujourd'hui, ne demeure que la perspective vicieuse, misérable de la dimension perverse.


À propos de l'ouvrage Une querelle avec Alain Badiou, philosophe : quelle précision peut-on apporter par rapport aux positions de Foucault différentes de celles d'un certain consensus intellectuel français celui, en particulier de Deleuze ?


Foucault fait figure d'exception par rapport à la position de l’intellectuel français qui « n'a jamais fait autre chose que de soutenir, contre vents et marées, la « politique arabe » de la France », cela parce que Foucault adopte des positions qui font d'Israël un élément sacré et qui témoignent d'une fidélité absolue à Israël.

À l'inverse, Deleuze est « d'une très étrange complaisance à l'égard de l’antisémitisme européen. », notamment en défendant dans un texte intitulé Le juif riche, un film de Daniel Schmid L'ombre des anges, film adaptant au cinéma la pièce de Fassbinder Les ordures, le vide et la mort.

En défendant ce film, Deleuze, réfute tout soupçon sur l'ambiguité du propos qui pourtant en associant par synonymie le « juif » et le « riche » reprend la représentation du juif européen selon la propagande nazie, « alliant par là les deux qualificatifs […] et qui a pour effet de priver alors le personnage de ce qui le situe comme personne humaine en le distinguant : le nom propre ».

Dans ce différend, on assiste au prologue de ce qui va avoir lieu dans la fin des années 2000. Il crée une ligne de partage entre des sensibilités opposées à propos d’Israël.


Une demande d'explication est faite à propos d'une phrase d'Althusser, un sujet sans procès (page 199). Quel est ce sujet démocratique occidental qui a pour fondement une anthropologie d'un sujet comme subjectivité autonome ?


Il s'agit d'une évocation de l'époque des procès qui n'étaient jamais portés par des tribunaux « ayant la vérité et l'élucidation du passé  pour objet ».

Or, on tirait de ces procès des conséquences morales. Ce qui a eu pour effet de créer un type de sujet individualiste, sorte d'Arlequin fait d'une anthropologie morcelée.

Pour exemple : Blanchot a écrit des textes de violence et d'appel au meurtre et ensuite a tout oublié avec une sincérité absolue.

L'individualisme conduit immanquablement à l'oubli.

Ainsi, rendre un hommage à Chris Marker lors de sa nécrologie n'implique pas pour autant que l'on puisse se permettre d'oublier son passé de collaboration avec le régime de Vichy.

Or, le simple fait de rappeler cela soulève des insultes de toutes parts.

C'est bien le signe que nous sommes encore à la solde d'un passé.


En guise de conclusion, Éric Marty souhaite nous renvoyer aux Lettres à Franca, correspondance entre Louis Althusser et Franca, une jeune femme italienne, solaire, sensuelle, dont il a été l'amant épris.

Il y déploie le statut d'un sujet mélancolique, habité par l'angoisse de la crise. Il y analyse sa folie avec une lucidité impressionnante. Le combat contre la folie est saisi ici au cœur même d'un principe amoureux.

Journée d'étude du 7 mai 2011

Dans le cadre du séminaire sur l'écriture de la mélancolie, nous aurons le plaisir de recevoir Zofia Lipecka, artiste plasticienne, qui viendra nous exposer son travail ayant pour thème : Construction dans l'art des mémoires génocidaires.

À 16h00, au Forum des Halles, salle 120.

Journée d'étude du 6 mars 2010

Les états d’âme de la psychanalyse


Cette journée fera l’objet de l’audition et de l’étude de la conférence de Jacques Derrida faite à la Sorbonne lors des États généraux de la Psychanalyse en Juillet 2000 (Éditions Galilée, Paris, 2000). Elle se déroulera donc en deux temps :
De 10h à 12h30 : Écoute intégrale de la conférence de Jacques Derrida.
De 15h à 18h : Débat sur la teneur et la portée de cette conférence avec nos invités : Marc GOLDSCHMIT, chercheur à l’Institut des Hautes Études en Psychanalyse, professeur à l’université de Lille et Jérôme LÈBRE, chercheur à l’Institut des Hautes Études en Psychanalyse, professeur de philosophie en classes préparatoires.

Inscription au secrétariat de la Société Psychanalytique de Tours : 06 32 96 47 66

Entrée libre pour les adhérents après inscription
35 euros la journée pour les personnes extérieures à la Société


Journée d'étude du 28 mars 2009

Claude JEANGIRARD : Psychiatre. En 1956, il a fondé et dirigé la clinique de Chailles (La Chesnaie).

Ancien élève de Daumezon et de Henry Ey, il était porté par le courant issu des travaux appelés ultérieurement psychothérapie institutionnelle et qui résultaient des enseignements de la période de guerre et des idées nouvelles, humanistes, progressistes et inspirées par la psychanalyse. Il remettait en cause la dimension et le fonctionnement des hôpitaux psychiatriques, et préconisait la création d’unités d’une centaine de lits pour se substituer à ces grandes unités ingouvernables et inhumaines.

Les éditions Erès, 2006, analyse laïque - collection dirigée par Pierre Eyguesier.

Claude JEANGIRARD nous commentera son livre sur « l'hospitalité des schizophrènes ».

Depuis quelques décennies, la société devient tellement malade qu'après avoir tout espéré de la psychiatrie et l'avoir exténuée en la chargeant d'une mission sans commune mesure avec ses compétences, elle s'en détourne : suppression des internats de psychiatrie, du diplôme d'infirmier psychiatrique, fermeture des hôpitaux spécialisés. Les malades mentaux étant à présent des "malades comme les autres", elle est devenue une spécialité médicale comme une autre, qui fait de la pharmacologie son arme majeure pour rendre au malade une sociabilité le destinant à la prise en charge de services sociaux éclatés, aux conditions de travail acrobatiques, et qui n'assurent plus la continuité que le défunt Secteur, désavoué de sa fonction faute de personnel en nombre approprié, avait pour principe d'assurer - tâche essentielle à la reconstruction du malade mental chronique. C'est en effet de lui qu'il s'agit ici, objet oublié dans la débâcle. - (C. Jeangirard.)

Journée d'étude du 7 Février 2009

Yolande MILLE, doctorante en philosophie, exerçant la psychanalyse à Saumur et toute nouvelle sociétaire, viendra animer notre première journée d’étude.

Argument : « La trinité constitutive de la personne en philosophie et en psychanalyse ».

« La psychanalyse parle rarement de la personne et lui préfère le sujet de l’inconscient. Pourtant chez LACAN lui-même est présent l’écho à la réflexion chrétienne trinitaire qui historiquement est à l’origine de la naissance de la notion de Personne. Si Saint Augustin comprend que l’unité personnelle de l’être humain n’est pas celle qui dépend du même, il reprend la distinction faite avant lui, reconduisant l’unité de la personne humaine à l’image des personnes divines et non à la Personne de Dieu. L’unité de la Trinité est celle d’une seule activité, d’une seule substance là où il y a trois personnes. Elle échappe donc à l’héritage grec qui fait de l’être individuel existant la manifestation de l’universel, mais plus encore, refusant aussi bien l’idée sabellienne de trois rôles sans consistances propres, que l’idée de trois substances ; elle fait de la notion de personne le concept de l’unité par l’altérité et de la division. LACAN au contraire montre des structures dans lesquelles s’entrecroisent de manières différentes trois cercles - Symbolique, Imaginaire, Réel - « en lien » avec Un sujet de l’inconscient. Où est alors l’unité ou l’identité de la personne humaine en psychanalyse ? Le sujet de l’inconscient n’est ni le sujet du droit ni celui grammatical de ses droits, de ses libertés, de ses devoirs, etc. ; mais lorsque l’on parle du respect de la dignité de la personne - dont on a oublié qu’elle n’est associée à la personne que par le biais de la réflexion trinitaire qui la fonde officiellement et intrinsèquement - la psychanalyse est-elle concernée ? La psychanalyse peut-elle faire sans la dignité de la personne parce qu‘elle se passe de l’unité de l’essence, d’une certaine compréhension de la substance, et d’un homme fait « à l’image… comme ressemblance » (d’un Autre) ? Le sujet de l’inconscient peut-il impliquer l’altérité et la division immanentes, réaffirmer une unité autre que celle du même ; si la psychanalyse pense encore de manière floue et réductrice, l‘héritage dans lequel elle puise.

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