Administratif › Rapport moral

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE du 22 Février 2014


Penser le commun, une impossible communauté de pensée, voici le fil que nous tentons de dérouler depuis plusieurs années... Je vais donc ouvrir en vous lisant la fin de l’intervention de Francis Capron aux Journées de Tours 2011, (Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité).


« Ce qu’il nous faudrait saisir dans cette éthique du sacrifice, c’est de savoir quel sujet se trouve à la fin annulé ou affirmé. Annulé le sujet du pouvoir et affirmé celui de l’impouvoir qui pourrait s’énoncer sous la forme d’une « sainteté » ou sous la forme d’une œuvre littéraire qui pourrait alors faire communauté au sens de la communauté de pensée. C’est ainsi que durant l’écriture de l’expérience intérieure, Bataille prit l’initiative de réunir chez lui plusieurs personnes autour de la lecture de son texte afin de mettre en débat les questions qui lui étaient alors liées, soit les possibilités et le crédit d’une expérience, sa nature et son autorité éventuelle. L’objectif avoué était que, réunis autour d’un intérêt commun, ces personnes communiquent, soit qu’elles posent ensemble les questions essentielles, celles de nature à mettre à nu l’impossibilité de leur communion. « Communiquer veut dire essayer de parvenir à l’unité et d’être à plusieurs un seul, ce qu’a réussi à signifier le mot de communion »1. Cette préoccupation d’une communauté impossible vient croiser celle qu’aux yeux de Bataille, la seule communauté possible est celle des amants en ce qu’elle tourne le dos à toute maîtrise et à l’histoire elle-même : « l’érotisme est de toute façon en marge de l’histoire proprement dite, militaire ou politique »2 en ce qu’elle est insoucieuse de toute œuvre, elle est comme le dira plus tard Jean-Luc Nancy « communauté désœuvrée », détachée de tout avenir, de toute autre visée que sa propre chance. Ce qui est également sûr, c’est que la communauté des amants ne saurait être en aucun cas le modèle d’une communauté politique puisqu’elle a de toute évidence pour ressort, le pacte pervers. Peut-être qu’une communauté politique véridique, qui ne serait pas fondée de la dénégation de ce qui la constitue sexuellement, est impossible : d’où cette nécessité de l’écriture et de la fiction, qui elles, ne doivent pas céder sur le devoir qui est le leur, de dire ce fondement sexuel inavoué. Dans le même temps, Bataille ne cesse de nous renvoyer plus ou moins silencieusement à un autre modèle tout aussi décisif de la communauté, au modèle singulier de la communauté de pensée avec un penseur, en l’occurrence Nietzsche. La question de la communauté est donc une question décisive (et nous en sommes tous ici témoins mélancoliques) puisque c’est à partir d’elle que pourrait s’actualiser la question du sacrifice et de la « part maudite », la question du tout imaginaire et de ce qui manque au tout, la question de l’ontologie et des impasses de l’ontologie comme imagination du tout. Que cette communauté prît le nom éphémère de « collège socratique » sous les auspices de Maurice Blanchot et que le même nom de Socrate fasse appui au séminaire sur le transfert donné vingt ans plus tard par Lacan n’est pas un hasard. Cela démontre, s’il en était encore nécessaire, que l’exercice de la pensée a pour condition le transfert et la traversée de ce transfert et que seule la traversée de ce transfert rend possible la transmission, si l’on admet que ce qui est transmis n’est pas un pouvoir, mais un impouvoir. Cela démontre aussi qu’il existe une vérité hétérogène au savoir et que cette vérité se prononce à partir d’un point de réel.

Alors le possible d’une communauté de pensée dans cette impossible inhumanité ? Il faut pouvoir s’y risquer, s’y risquer au bord pour tenter de transmettre, mû par je ne sais quelle mélancolie. »



En écho à cette citation de Francis Capron, une intervention de Jean-Luc Nancy, invité par Thomas Lacoste avec plus d’une trentaine d’intellectuels de différentes disciplines à s’exprimer sur Notre monde, titre de son dernier film, pour travailler ensemble la question d’une pensée commune. Je le cite :


« Pour une commune pensée.

Chacun ici est censé proposer ou indiquer un domaine d’action. Le domaine d’action que je voudrais désigner à partir de mon travail, c’est celui de la pensée. D’habitude, on oppose la pensée et l’action. Autrefois, c’étaient même deux parties du programme de philosophie : la pensée ; l’action. On oppose la pensée et l’action, et en général, quand on se représente qu’on agit comme citoyen, ou quand on est par exemple dans une situation électorale, il n’est question que d’action. Il n’est question que de chiffres, de calculs, de mesures, de décisions à prendre... et toute action pourtant suppose une pensée. Quand Lénine essayait de répondre à la question « que faire ? », il soulignait qu’il fallait une pensée pour arriver à déterminer ce qu’il y avait à faire ou ce qu’on voulait faire. Aujourd’hui, nous avons beaucoup plus de raisons que Lénine, je crois, de savoir que nous avons besoin de pensée/er. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à le dire. Beaucoup de gens aujourd’hui disent « nous avons besoin de penser (er) et de pensées (ées)... nous avons beaucoup plus de raisons en partie aussi à cause de ce qui a suivi les pensées et les actions de Lénine lui-même. Nous sommes dans une autre situation que lui parce que nous ne pouvons plus nous représenter un avenir possible, probable et raisonnable et peut-être encore moins rationnel. Les bases de la société démocratique, humaniste et désenchantée qui est la nôtre sont, pour dire le moins, dans un sale état. Nous commençons, en fait, je crois, à changer de civilisation. Et ça, ça demande de penser beaucoup, et avec une radicalité peut-être plus grande que ce qui pouvait être exigé de Lénine ou de tous ceux qui nous ont précédés. Beaucoup donc appellent aujourd’hui à penser mais de manière très générale, il semble qu’on renvoie aux lieux qui sont supposés être des lieux d’exercice de la pensée. Ces lieux, on pourrait dire qu’il y en a aujourd’hui essentiellement trois : il y a les académies, il y a les universités, il y a les think tanks. L’académie, c’est peut-être la plus vieille institution de toute l’histoire occidentale, celle de Platon, les académies de la Renaissance, puis l’Académie française ont joué des rôles importants dans des moments charnières de l’Histoire. Aujourd’hui, il n’en reste plus que ce qu’on appelle l’académisme. L’Université a été dans sa fondation médiévale comme dans sa fondation allemande au début du XIXème siècle aussi un lieu de pensée. Aujourd’hui, c’est une institution de formation professionnelle tout juste supérieure. Les think tanks, dont le nom comprend le mot pensée (think) puis un autre mot, tank, qui veut dire réservoir, qui renvoie un peu, je dirai, à l’appareillage lourd de l’industrie ou du commerce, ou de l’armement aussi, les think tanks en réalité relèvent du lobbying et aussi d’une sorte de recyclage permanent des supposés déjà entendus de notre culture. Donc il faut autre chose. Publiques ou privées, les institutions qu’on peut rassembler sous ces trois titres sont hors-jeu. Elles sont l’esprit d’un monde sans esprit pour reprendre une formule bien connue... C’est pourquoi certains aussi font appel à la religion. Mais les religions, même si chaque fois sans doute, elles sont nées dans une profonde exigence de pensée et de changement très important d’un monde, ensuite, en tant que religion, elles ne proposent pas de faire penser, elles proposent de faire croire. Ce qui est complètement différent, sinon opposé. Donc je propose ni une institution, ni une religion, je ne propose pas non plus une philosophie – ce qui peut toujours être compris comme une sorte de quasi-religion ou comme une sorte de savoir, d’opinion, de système. Non. Ce que je peux proposer aujourd’hui, c’est simplement ceci : c’est ce que chacun pourra ou voudra entendre sous une expression que je propose et qui serait celle de la commune pensée. Cette expression, je l’entends de deux manières : d’abord la pensée commune mais pas au sens de la pensée banale, au sens de ce que chacun peut reconnaître de lui-même comme appartenant à tous, c’est-à-dire au sens de ce qui précisément de chacun pense ou peut penser, c’est au sens le plus fort, de ce qui peut ouvrir un sens et l’envoyer à un autre, le partager avec un autre, l’échanger, le faire circuler… 1er sens de la commune pensée. 2ème sens maintenant de la commune pensée, en inversant les rôles de substantif et d’adjectif, et en mettant une majuscule à Commune, la Commune pensée ou penser la Commune. La Commune, avec majuscule, c’est-à-dire pas seulement celle de 1871, mais d’abord la Commune bourgeoise, qui a représenté la libération civique, civile de la féodalité, et puis bien sûr, la Commune de 71 qui a représenté la libération de ce que sous le 2nd Empire en était venu à désigner – enfin pas seulement sous le 2nd Empire mais enfin finalement, en était venu à désigner au fond le même ordre civil, civique qu’on appelait bourgeois, qui a représenté donc dans chacun des cas, on pourrait dire un élan vers quelque chose qui serait au-delà du privé aussi bien que du collectif, au-delà de l’isolé aussi bien que de l’embrigadé, dans un partage du commun, par chacun et par tous. Donc on pourrait essayer de se donner la tâche de penser ce que ce mot, Commune, pourrait dire... sans doute pas aujourd’hui mais demain, peut-être pas demain, peut-être après-demain, en désignant quelque chose qui serait ni un État, ni une société, ni une propriété, ni non plus même peut-être tout ce qu’on peut désigner comme droit, même comme fraternité, même comme communauté. Peut-être justement la Commune qui ne serait pas la communauté ; en tout cas pas comme on dit aujourd’hui communautariste. Penser la Commune... voilà l’action de penser que nous pourrions tous aujourd’hui nous proposer. »



C’est bel et bien ce que nous nous sommes proposés à la Société Psychanalytique de Tours. Penser le commun, ou penser à partir de l’impossible d’une communauté de pensée, pouvoir penser le politique ou ce que pourrait être la politique d’une Société de Psychanalyse. Pour ce faire, il a fallu une rupture avec un mode de fonctionnement où les attaches et les rivalités de pouvoir étaient trop évidentes, ne créant pas l’écart nécessaire et indispensable entre une société de Psychanalyse et une société du mode libéral, dans un monde libéral. Il a donc fallu surmonter quelques difficultés internes qui ont entraîné le gel des activités en 2012, puis la démission du bureau début 2013.

L’assemblée générale annuelle de Février 2013 a élu pour un an un collectif transitoire, dont les principaux objectifs étaient d’étudier un projet d’administration collégiale de notre société, la continuation du travail de réflexion de l’assemblée constituante sur l’exercice de la démocratie, le redéploiement des activités de notre association, et tout particulièrement les Journées de Tours.

Au cours de l’année écoulée s’est créé un groupe de lecture sur l’« Introduction à la psychanalyse » de Freud, dont le travail se poursuit avec ouverture d’esprit, dynamisme et assiduité. Un groupe de recherche a également vu le jour. Il étudie, à travers une approche prenant en considération la question du sujet, la vie et l’œuvre de Louis Althusser, représentant du nouage entre psychanalyse, philosophie et politique. Ce travail a conduit à la tenue d’une journée d’étude très enrichissante et stimulante, en compagnie d’Éric Marty, auteur de "Louis Althusser, un sujet sans procès" et continue actuellement avec les « Écrits sur la psychanalyse » de Louis Althusser. L’assemblée constituante a poursuivi son travail de réflexion, en relation avec les travaux du groupe de recherche et du collectif transitoire. Les Journées de Tours dont la trame était « La DÉMOCRATIE comme EXPÉRIENCE politique de l’IMPOSSIBLE » se sont tenues en Novembre. Elles ont été très favorablement reçues par le public et les intervenants, tant pour la qualité des communications et des échanges dont le fil conducteur s'est maintenu à travers toutes les interventions, que pour la liberté de ton et de parole qu’ils ont trouvée au sein de notre société.

Nous avons mis en place différentes listes de diffusion afin de favoriser la circulation de la pensée au sein de chaque groupe de travail ainsi qu’en direction d’un public plus large qui nous exprime régulièrement son intérêt pour notre recherche.

Nous sommes à ce jour une petite association (d’une vingtaine d’adhérents) autonome, libre et active. La collégialité que nous recherchions a été mise en pratique au sein du collectif transitoire et nous souhaitons qu’elle s’élargisse au plus grand nombre des membres s’impliquant dans cette vie associative.

Je renouvelle ici mes remerciements à tous ceux qui ont participé à l’organisation concrète des Journées de Tours, ainsi qu’à Francis Capron pour la stimulation intellectuelle qu’il nous communique et à Catherine Kauffmann pour la qualité de ses comptes rendus.

L’un de nos objectifs – et pas des moindres – à savoir l’étude d’un projet d’administration collégiale de notre société, n’est pas encore abouti. Nos premières recherches nous ont indiqué que sur le plan légal, rien dans la loi de 1901 ne s’oppose à la déclaration d’une association en autogestion, sans président, ni trésorier, ni secrétaire. Toute la réflexion à mener sur une nouvelle gouvernance et sur la modification des statuts en conséquence reste à mettre en œuvre.

Je souhaite mettre au débat les projets et les orientations futures que nous avons envisagés.

Nos projets : la continuation des activités du groupe de recherche, de l’assemblée constituante et du groupe de lecture, l’élaboration des concepts fondamentaux de la philosophie en direction de la psychanalyse, les Journées de Tours.

Concernant les prochaines Journées de Tours, nous ne sommes pas prêts pour Novembre 2014 et nous proposons leur tenue en Mars 2015 (par exemple les 23 et 24 Mars), entre la fin des vacances d’hiver et le début des vacances de printemps, évitant les ponts de Mai, les mariages, communions, baptêmes de Juin et les vacances d’été ! Tout devra alors être prêt pour le 1er Février 2015.

Nous avons évoqué une périodicité de 18 ou 24 mois plutôt qu'annuelle, afin que le groupe de recherche dispose de plus de temps pour s’associer au travail intellectuel menant au choix du thème et à l’écriture de l’argument.

Nous en appelons également à une collaboration plus large pour les diverses tâches pratiques d’organisation et de fonctionnement de l’association (édition des actes des JdT, vente des actes, tenue du site, organisation des JdT, etc.). Mes remerciements vont ici à Isabelle Riffault qui a pris en charge la correction des textes, préalable à l’édition des actes des dernières Journées de Tours.

Quelques mots encore avant la présentation du bilan financier...

Le mandat du collectif transitoire est arrivé à échéance. Je vous propose donc de vous prononcer tout à l’heure pour ou contre la reconduction pour un an du collectif qui travaillerait avec toute l’assemblée constituante à la réflexion d’une gouvernance sans hiérarchie, acéphale.

Je donne maintenant la parole au trésorier, après quoi nous débattrons des orientations et projets puis nous procéderons au vote qui décidera de l’à-venir de notre société.


Chantal Wittenberg



1 - G. Bataille, OC, vol VI, p 279, « Le collège socratique ».
2 - G. Bataille, OC, Histoire de l’érotisme, p 163.

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE du 23 janvier 2010

Je voudrais aborder avec vous une question qui touche à la fois à la spécificité de la psychanalyse comme à celle de notre société. Il est temps, je le pense, de tenter de la cerner et d’en mesurer tous les enjeux. C’est une question délicate et difficile puisqu’elle reprend un terme dont on ne cesse de parler au quotidien et face auquel chacun individuellement se confronte. Je dirai même, si l’on y réfléchit bien, que c’est la question qui motive généralement les demandes de cure et qui malheureusement est trop souvent négligée, laissée pour compte, tout comme la réflexion qui l’accompagne et qui pourtant est au cœur de la clinique psychanalytique. Je vais donc vous parler d’économie, terme qui est, vous en conviendrez avec moi, d’une banalité exemplaire, que l’on emploie communément et qui exprime dans un sens premier une mise en œuvre de moyens pour arriver à un résultat.

L’économie, vous le savez déjà, envahit notre quotidien, le dirige et imprime sa trace dans la manière que nous avons de concevoir les choses ; elle oriente notre vie. Ainsi parle-t-on de crise « économique » qui annonce le plus souvent une récession, tout comme on peut parler d’expansion ou de croissance économique, ce qui signifie généralement que tout va bien ou que tout va mieux même si on ne sait pas exactement pour qui. Parallèlement à ces baromètres que l’on nous assène sans que l’on sache exactement de quoi il retourne, on parle de nos jours de « crise » de la pensée. La pensée se porterait mal tout comme l’économie serait en crise, comme s’il y avait un lien entre les deux, entre ces deux domaines qui pourtant d’un strict point de vue extérieur n’ont rien à voir l’un avec l’autre. A priori on ne voit pas pourquoi l’exercice de la pensée irait plus mal quand l’économie va mal et qu’elle irait mieux lorsque l’économie se porte bien. À moins que ce nouveau rapport soit, lui aussi, une invention de notre économie libérale et que penser, le fait de penser soit assimilé à une production, à un marché. On se devrait de produire de la pensée qui serve à quelque chose, qui rentrerait dans un rapport d’efficacité, de production, de plus-value. La pensée deviendrait, elle aussi, une marchandise consommable ou non. C’est de ce rapport ambigu qu’il va nous falloir parler, c’est cette évolution, cette pseudo-dépendance d’un champ à l’autre qu’il va nous falloir éclaircir pour mieux en saisir les enjeux. N’en doutons pas, nous y sommes soumis comme les autres et comme nous ne voulons pas faire de notre société une entreprise prisonnière des principes qui gouvernent l’économie libérale, dont on connaît la sauvagerie, il nous faut réfléchir un peu sur ce que pourrait être notre économie pour que nous garantissions au mieux nos possibilités de développer notre pensée et de garantir sa circulation.

L’ambigüité porte bien sur le terme : Économie. Et d’une manière tout a fait paradoxale, ce terme se retrouve chez Freud, ce qui à bien des égards est troublant. Que nous dit Freud lorsqu’il nous parle d’économie ? Il nous dit, tout d’abord, que les psychanalystes ne s’en occupent pas trop ou pas assez. C’est dans Deuil et Mélancolie : « Le point de vue économique n’a guère été pris en considération jusqu’à ce jour dans les travaux psychanalytiques ». Nous sommes en 1915. L’aurait-il été plus à ce jour ? Je ne le crois pas. Il a même été complètement oublié. Je vous donne un exemple. Lorsqu’un patient vient voir un analyste, il le fait en général, quelle que soit la problématique personnelle à laquelle il est soumis, parce qu’il aspire à un changement. Il faut que pour lui, cela change. Il faut que cela change concrètement parlant parce que cela va mal. Eh bien, je crois que ce souhait, cette aspiration, ce désir de changement pose toujours implicitement une question économique. Je pourrais vous en donner de multiples exemples, mais ce n’est pas ici mon propos. Lorsque Freud nous parle d’économie, il parle bien sûr d’économie psychique, soit un rapport au principe de plaisir, l’économie psychique étant ce qui rassemblerait et guiderait le « destin » des excitations telles qu’elles sont éprouvées « grandeur nature » par le sujet. L’économie psychique serait la part la plus subjective de chacun, chacun ayant la sienne, soit sa manière de « gérer » les flux et les reflux de ses propres excitations, leur nombre, leur quantité mais aussi leur qualité. Cette différence que fait Freud entre la quantité et la qualité est d’importance car elle nous introduira sur un autre discours concernant l’économie. Il ne faut pas que nous en doutions : lorsque Freud parle d’économie, il en parle en économiste, en économiste d’une somme d’énergie psychique tout comme l’économiste industriel parlerait de toutes les possibilités d’un potentiel d’exploitation. Seulement Freud introduit un écart entre la quantité des énergies et leur qualité, non pas pour produire plus de résultats, mais pour en produire moins ou pour en produire juste assez pour garantir l’équilibre psychique, c’est-à-dire la vie. Il y a ce texte de 1924 dans lequel Freud ne parle que de cela. Le titre même en donne la saveur : Le problème économique du masochisme. C’est une question de premier choix car elle touche bon nombre de patients, elle les touche presque tous, plus ou moins, dans leur résistance au changement. Ce texte, d’une grande clairvoyance, arrive peu de temps après Au-delà du principe de plaisir et Freud s’en donne à cœur joie pour nous démontrer que l’économie masochiste vient satisfaire à un désir secret de destruction, désir refoulé par des facteurs extérieurs au moi pour se transformer ensuite en culpabilité inconsciente ou en désir de punition. Je vous cite ce paragraphe étonnant qui j’espère vous éclairera :

« La conscience et la morale sont apparues du fait que le complexe d’Œdipe a été surmonté, désexualisé ; par le masochisme moral la morale est resexualisée, le complexe d’Œdipe ressuscité, une voie régressive est frayée, de la morale au complexe d’Œdipe. Cela s’effectue ni à l’avantage de la morale ni à celui de l’individu. Celui-ci peut, certes, avoir conservé à côté de son masochisme tout ou partie de sa moralité mais une bonne part de sa conscience morale a pu aussi se perdre au profit du masochisme. Le masochisme engendre d’autre part la tentation de commettre le « péché », celui-ci devant être ensuite expié par les reproches de la conscience morale sadique ou bien par le châtiment du Destin, la grande puissance parentale. Afin de provoquer la punition par cet ultime représentant parental, le masochiste doit agir à l’encontre de ce qui convient, œuvrer contre son propre intérêt, détruire les perspectives qui s’ouvrent à lui dans le monde réel et éventuellement anéantir sa propre existence réelle.

Le retournement du sadisme contre la personne propre se produit régulièrement lors de la répression culturelle des pulsions qui retient une grande partie des composantes pulsionnelles destructrices de s’exercer dans la vie. On peut se représenter que cet élément de la pulsion de destruction qui a fait retraite se traduit sous la forme d’une augmentation du masochisme dans le moi…. Le sadisme du surmoi et le masochisme du moi se complètent mutuellement et s’unissent pour provoquer les mêmes conséquences. À mon avis, c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre que de la répression pulsionnelle résulte un sentiment de culpabilité et que la conscience morale devient d’autant plus sévère et sensible que la personne s’abstient d’agressions contre d’autres….. »

Puis plus loin, à la toute fin du texte : « Ainsi le masochisme moral devient-il le témoin classique de l’existence de l’union pulsionnelle (entendez ici la désintrication des pulsions). Son caractère dangereux provient du fait qu’il a son origine dans la pulsion de mort, qu’il correspond à la partie de celle-ci qui a évité d’être tournée vers l’extérieur sous forme de destruction. Mais comme il a d’autre part la signification d’une composante érotique, même l’autodestruction de la personne ne peut se produire sans satisfaction libidinale ».

L’économie donc, les principes économiques, qu’il s’agisse de l’économie psychique comme de l’économie matérielle, peuvent, s’ils ne sont pas régulés, s’ils ne sont pas dépensés à bon escient, entraîner la mort. Le bon escient ici tiendrait compte du savoir inconscient, du savoir insu et non de la raison. Autrement dit, si on ne retient pas le principe de l’inutilité vitale de sa dépense, l’énergie risque de se mettre au service du mortifère au lieu d’être au service de la vie. C’est exactement ce que nous démontrent les patients qui viennent nous voir pour commencer un travail. Leurs difficultés sont souvent associées à une problématique de conservation, soit une question éminemment économique. Ils veulent bien que cela change mais ils ne veulent pas ou résistent, dans un temps premier, à l’idée que cela puisse changer en leur coûtant, entendez que cela puisse leur coûter tant en argent qu’en activité désirante. Le paradoxe soulevé est une question économique, car même si le déplaisir est supérieur au plaisir qu’ils ressentent à l’idée de pouvoir changer, vous aurez bon leur demander un petit prix pour la séance, ils ne s’installeront pas pour autant dans une dynamique de changement. Comme s’ils étaient comptables de leur propre existence comme on serait comptable de ses propres deniers. Changer oui, mais sans trop dépenser, la dépense étant ici bien plus importante que le coût réel. Conserver donc, préserver l’énergie, remettre à demain l’expérience de la vie dans un souci constant d’efficacité. Alors ces patients veulent bien investir (comme l’hebdomadaire du même nom), mais ils veulent que cela leur rapporte, ils veulent des résultats, ils veulent que cela serve à quelque chose et l’époque d’aujourd’hui ne les aide pas vraiment à entrevoir une autre logique. Arrivent alors les inévitables questions : Combien ça coûte ? Est-ce que ça dure longtemps ? La régularité est-elle vraiment nécessaire ? Pourquoi dois-je m’inscrire dans une telle démarche à long terme ? Et pendant les vacances, comment fait-on ? Autant de questions tout à fait ordinaires et banales que nous avons l’habitude de traiter et qui posent d’emblée les questions d’ordre économique du changement souhaité, questions que le patient nous adresse comme pour tester si de ce point de vue économique, nous sommes dans l’actuel d’un désir authentique d’analyste. Je vous le demande alors : la psychanalyse, ça sert à quoi ? Une Société de psychanalyse, ça sert à quoi ? À rien d’autre sinon à dépenser de l’énergie, non pas pour rien, mais pour des résultats escomptés dans l’après-coup. Cela ne sert à rien sinon à produire des effets, à produire à l’insu quelques petites révolutions.

C’est peut-être là que Freud et Marx auraient eu un point commun, celui d’inciter à des petites révolutions permanentes dans le monde de la pensée. L’œuvre de Marx installe le postulat qu’il n’existe pas d’économie politique autonome sauf à occulter ou à travestir les rapports entre les classes sociales et leurs luttes rivales, qu’il n’y a pas d’économie politique indépendante d’un rapport de domination d’une classe sur une autre. Autrement dit, il ne pourrait y avoir d’économie politique sans conflit, le conflit étant la base même de l’économie - idée (révolutionnaire) que l’on retrouve chez Freud lorsqu’il nous parle de l’intrication des pulsions qui, parce que conflictuelles entre elles, préserve une sorte d’équilibre psychique par et pour le conflit. Ce que je veux vous dire, mais peut-être vais-je vous le dire d’une façon maladroite, la psychanalyse, son exercice n’a aucun rapport, ne peut entretenir aucun rapport avec les postulats qui prévalent dans l’économie de l’échange. Lorsque le patient paye sa séance, ce n’est en aucune manière le prix d’un service, d’une prestation qui lui serait donnée. Ce qu’il paye, ce qu’il donne se situe ailleurs, dans un ailleurs qui dépasse de très loin le paiement d’un acte si ce n’est le sien et que l’acte analytique n’est rétribuable en aucune façon de cette manière. Et si ceci devait pouvoir se démontrer, toute la difficile question « des séances manquées » serait là pour le faire. Quelle injustice apparente, quel scandale officiel s’affiche ainsi lorsqu’un analyste exige de son patient le dû de sa séance lorsqu’il l’a manquée soit parce qu’il était malade, soit parce qu’il y avait la grève des trains, soit parce son impossibilité ponctuelle ne dépendait en conscience aucunement de lui !! Si l’exercice de la psychanalyse se situait dans le rapport économique de l’échange, cette règle fondamentale (toute séance manquée est due) ne serait en aucune façon applicable et justifiable pratiquement. Mais spéculons que cette règle avec laquelle Freud était intraitable soit admise par tous les praticiens, ce qui est loin d’être le cas, supposons donc qu’elle s’applique réellement, supposons qu’elle constitue à elle seule une spécificité de la psychanalyse, cela signifierait avec évidence que l’exercice de la psychanalyse s’oppose avec force aux lois du marché de l’économie libérale, qu’elle pense et qu’elle applique d’autres lois, celles probablement d’une économie psychique qui se moque bien de savoir si sa dépense d’énergie va pouvoir produire ou non une plus-value à court terme si ce n’est dans l’immédiateté de sa production. Ce principe d’une autre économie, qui prévaut dans la conduite de la cure, je vous propose de le penser puis de l’appliquer pour notre Société. Il en va de sa survie en tant que telle, mais plus globalement, il y va de la survie de la pensée analytique et si on l’applique à d’autres disciplines de pensée, il en va de la survie de la pensée en général. Car, et comme nous l’avons dit tout à l’heure, si le parallèle peut se faire aujourd’hui entre une crise dite économique et une crise de la pensée, cela signifie que de plus en plus, on met sur un même plan de production et de rentabilité l’économie de l’échange et la pensée. Or la pensée ne s’échange contre rien d’autre qu’une autre pensée, elle ne se paye pas, ne se rémunère pas, ne s’échange pas, elle se donne et en se donnant elle se confronte, vit ou meurt, elle ne se vend pas, elle se diffuse ou non, et ses moyens de diffusion ne peuvent se penser en dehors de la logique qui fait qu’elle germe. Peut-être alors prend-elle le risque de mettre du temps à se faire entendre, à résonner au-delà des apparences de diffusion et de distribution qui inondent le marché de livres accessibles qui peuvent se ranger au moindre coût. Nietzsche, vous vous en souvenez, disait qu’il fallait jeter ses livres après les avoir lus tout comme Lacan parlait de poubellication concernant ses Écrits, se méfiant tous deux, et à juste titre, d’une diffusion qui n’entretiendrait rien d’autre que la conservation d’une pensée au profit de sa circulation. La pensée, comme les idées, si nous voulons qu’elles produisent « des petites révolutions », il faudrait en garantir la circulation, la mise en mouvement avant toutes publications qui en archiveraient la mouvance, qui l’immobiliseraient. La pensée ne peut circuler si elle est monopolisée par un système de distribution ou par une volonté testamentaire. Dans ce cas, c’est sa mort programmée qui s’annonce.

Qu’est-ce que ceci veut dire concrètement pour nous ? Eh bien il me semble que notre économie de fonctionnement devrait pouvoir s’autonomiser des principes qui régissent les lois de fonctionnement de l’économie libérale ou de sa libéralisation appliquée à une association telle que la nôtre. Je ne pense pas qu’il soit souhaitable que l’exercice de notre pensée et de nos actions qui tentent de la produire et de la faire circuler (autrement dit de la dépenser) soit entièrement dépendant du nombre croissant ou décroissant de nos adhérents, du nombre de participants qui s’inscrivent à nos manifestations publiques ou du chiffre d’affaire généré par la vente de nos publications. Ceci ne veut pas dire que de tout ceci il ne faudrait pas s’en soucier, le penser ou analyser les manifestations qui vont dans un sens ou dans un autre. Ceci veut dire qu’il ne faudrait pas que notre économie psychique apte à générer de l’énergie désirante puisse dépendre de l’économie matérielle concrète qui en découlerait automatiquement. C’est un peu ce que j’explique à mes patients qui parfois me disent que leur économie matérielle ne peut pas suivre les manifestations de leur économie psychique, m’exprimant ainsi le conflit inévitable entre les deux. Si ces patients n’arrivent pas à se convaincre qu’ils peuvent ne pas dépendre uniquement de leur économie matérielle ou plus exactement que c’est un rapport inversé qu’il faut arriver à établir, il en résulte qu’une cure analytique est perçue comme possible en fonction des moyens de production de son acteur. Or c’est faux !! Nous le savons tous. Il nous faut nous libérer de cette idée reçue et trop souvent répandue, et mettre l’activité désirante au service de la vie et non d’un processus comptable qui ne cesse de la menacer.

J’adhère donc ici, en vous demandant d’en adopter le principe, à l’idée fondatrice de Bataille, à qui Lacan doit tant, que l’acquisition et la production restent secondaires par rapport à la dépense. « L’idée d’un monde paisible et conforme à ses comptes, qui serait commandé par la nécessité primordiale d’acquérir et de conserver, n’est qu’une illusion commode, alors que le monde où nous vivons est voué à la perte et que la survie même de nos sociétés n’est possible qu’au prix de dépenses improductives considérables et croissantes. »

Produire oui, mais pour dépenser. Produire donc de l’improductif ou dépenser pour des résultats aléatoires non quantifiables, non standardisés, non directement productifs. Comme la cure peut le faire en mettant l’activité désirante au service de la vie qui, en se dépensant, échappe aux lois du marché qui ne cessent de vouloir la canaliser dans leurs normativités. Produire pour générer de la dépense et non pour l’économiser ou tenter de l’éviter. Ceci va vous paraître bien excessif, mais je vous le demande : que serait la pensée sans excès ? Que serait la philosophie sans excès ? Que serait la psychanalyse si ses axiomes n’avaient pas paru excessifs à l’époque où seul Freud les défendait ? Souvenez-vous de l’apparition de la sexualité infantile et du scandale que cela provoqua et provoque toujours chez les détenteurs de la raison. C’en est à ce point excessif que Michel Onfray qualifie Freud de gourou coupable selon lui d’entretenir une pensée magique comme au temps des sorciers. L’ambiguïté scientifique de la démarche de Freud à placer la psychanalyse dans le domaine de la raison en conteste néanmoins ses fondements. Qu’est-ce que la raison depuis Freud et après Lacan ? L’inconscient, sa spéculation, sa mise en perspective dans l’ordre d’une pensée qui se voudrait apte à l’entendre en déjoue d’entrée l’ordre des limites, l’ordre des raisons. Le postulat même d’inconscient est excessif et vient abolir les frontières mêmes de sa compréhension. Toute la question du savoir s’en trouve bouleversée et lorsque nous tentons d’expliquer que ce qui se passe dans une cure analytique se produit à l’insu de celui qui tente d’en maitriser les effets, nous sommes pour la pensée traditionnelle dans le plus grand des excès. Nous savons que ces excès après Freud ont fait retour de manière imprévue. À force de rationaliser sa pensée, de la rendre conforme aux normes d’une science naissante, le mouvement freudien de l’après-guerre en a perdu sa lettre. Jacques Lacan, de manière excessive a rejoué la partie de Freud et il a bien fait, car sans ces excès, la partie risquait bien de se terminer. Il n’y a pas grand-chose d’écrit sur les positions « sacrificielles » de ces deux hommes qui pourtant ont engagé leur vie entière au nom de la psychanalyse pour que ses excès puissent s’entendre. Les institutions analytiques après la dissolution de l’École freudienne se sont alors enfermées dans la conservation d’une théorie et d’une pratique sans en promouvoir, à mon sens, l’essentiel, soit la formidable ouverture sur le monde qu’elle proposait. Elles se sont refermées sur elles-mêmes dans une économie de la conservation et non de la dépense. Peut-être aujourd’hui, l’espoir peut renaître car il y aurait comme un déficit du système soigneusement mis en place, déficit provoqué par l’État qui, en voulant « réglementer » le soin psychique, s’invite dans une partie dans laquelle il n’était pourtant pas convié. Le mal est fait et il nous faudra bien un jour ou l’autre nous confronter à cette question : « qu’est-ce qu’une association de psychanalystes ? », comment peut-on la définir, comment la reconnaît-on et selon quels critères ? Avant même que cette question nous soit posée par l’intermédiaire de l’article 52, je m’oppose à toutes les tentatives d’une normalisation de la pensée analytique dont les concepts et les fiches de lecture seraient par avance publiés dans des dictionnaires pour en codifier le sens. Le sens, vous le savez, ne se donne jamais parce qu’il se dissémine dans tous les sens, et s’il se donne, il se donne toujours avec excès. Comme le dit donc Bataille dont je déploie quelque peu ici la pensée, il y a toujours excès parce que le rayonnement solaire donne sans jamais recevoir et que l’énergie ainsi accumulée ne peut qu’être gaspillée dans l’exubérance et l’ébullition.

Je vous demande donc d’adopter le principe d’une économie nouvelle pour notre association, soit de promouvoir et de générer des excès pour générer de la dépense et de l’activité psychique, qui parce que toujours en excès ne devrait pas se penser ou se rabattre dans et par les lois de l’économie classique par lesquelles se pose toujours la question du profit et de la rentabilité. Ceci doit valoir et s’appliquer pour notre groupe quel que soit le nombre de ses acteurs. Les petites révolutions, vous le savez bien, se génèrent toujours par l’intimité de quelques uns et non, comme on le croit souvent, par le plus grand nombre.

Francis Capron

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE du 24 JANVIER 2009

Chers Sociétaires,

Un mot traîne. Un mot traîne à mes oreilles, un mot traîne et s’insinue sous ma plume depuis longtemps déjà, puisque, à maintes reprises, je l’ai employé dans votre direction. C’est de ce mot que je ferai l’axe de mon propos d’aujourd’hui, puisqu’il est temps de le déplier avec vous, puisque c’est peut-être le moment de l’expliquer et de le commenter. Ce mot vous concerne, vous, comme assemblée tout d’abord. C’est ce mot qui vous constitue comme tel, politiquement parlant, ce pourquoi vous êtes là, réunis, ensemble, groupés, identifiables tous et chacun comme membres de la Société Psychanalytique de Tours. C’est ce même mot qui, dans une relation spéculaire, fait que je m’adresse à vous en tant que Président de la même Société, puisque ce mot nous lie et fait que nous puissions nous parler au sein de cette assemblée plénière.

Disons-le tout de suite, puisqu’il ne sert à rien de le dissimuler davantage à votre entendement, ce mot dont je veux vous parler aujourd’hui, dont j’aimerais que vous puissiez en entendre autre chose que ce qu’il semble vouloir dire, puisque ce mot ne dit rien à lui tout seul, qu’il ne suffit pas de l’employer ou de s’en servir pour qu’il soit réellement opérant ou agissant, puisqu’en lui-même, il rend compte de la plus grande violence, ce mot donc, qui traîne à mes oreilles et que j’ai employé plusieurs fois en votre direction est celui de souveraineté.

Aristote, dans l’histoire de ce mot, est incontournable puisque c’est lui qui le premier associe, rassemble, amoindrit la différence entre l’homme et l’animal, l’animalité, qui de par sa monstruosité fabuleuse, s’oppose, avant lui, à un vivant politique, à une politique du vivant propre de l’homme, Aristote donc unifie la bête et l’humain sous ce mot de souveraineté en affirmant logiquement que « l’homme est un animal politique ». Le souverain donc, si souveraineté il y a, le seul souverain dont on doive parler lorsqu’on parle de souveraineté, c’est le politique, la souveraineté du politique, tout autre souveraineté revendiquée en dehors de cette dimension pouvant l’être au nom de la bestialité ou de la cruauté la plus primaire tentant de faire force de loi. En dehors d’une politique qui se doit d’être clairement définie, « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».

Il n’y aurait qu’une seule souveraineté qui soit réellement agissante, celle du politique. J’y insiste et je le déploie devant vous. La souveraineté serait comme le mot propre à la politique, souveraineté comme rassemblement de tous les pouvoirs politiques, souveraineté comme pouvoir sur tous les objets relevant du politique, souveraineté comme pouvoir de tout un chacun des sujets politiques. Parler de souveraineté, c’est parler du tout et du tous, de tous les tous possibles ou extensifs. Comment définir une politique sans engager ipso facto tous ses acteurs, tous ceux qui le veulent, mais aussi tous ceux qui ne le veulent pas ou y résistent ? Sinon, la question de la souveraineté deviendrait caduque, inopérante, privée de sens. Cela, c’est Aristote qui nous l’enseigne :

  • Le « tous » politique et le « tous » logique sont le même
  • La tripartition des trois régimes (démocratie, oligarchie, monarchie) répète la tripartition des propositions (universelles, particulières, singulières)
  • Il existe un syllogisme politique comme il existe un syllogisme logique ; autrement dit, tout de même qu’il n’y a raisonnement que s’il y a majeure, mineure et conclusion, de même il n’y a de régime politique que si le tout des sujets politiques (nation, cité, royaume…) apparaît comme la conclusion de la majeure des gouvernants et de la mineure des gouvernés. Tout de même que deux propositions ne peuvent se constituer en prémisses que si elles partagent un moyen terme, de même deux groupements d’êtres politiques ne peuvent se constituer en prémisses politiques d’un tout politique que si elles ont un objet commun, quelque nom qu’on lui donne.
  • Ainsi se fonde la logique politique du tout un chacun, soit ce qui est dit de tous est du même coup dit de chacun, logique qui permet d’asseoir une souveraineté (quelle qu’elle soit).

Marx, quels que soient ses efforts, n’échappera pas à cette règle logique, celle d’une vision du monde qui s’organise autour d’un point idéal ne serait-ce par le truchement de la lutte des classes.

Ce prédicat, qui est avant toute chose un prédicat logique, il est important de souligner qu’il ne fonde une souveraineté que s’il divise. Toute souveraineté qui chercherait à rassembler le tout de ses objets en un seul tout indivisible ne serait, comme le souligne Lacan, qu’une idéalisation de l’idéal d’une politique. Ce tout n’est pas une masse informe, mais un tout déterminé. Tout n’est pas possible dans ce tout, car tout objet possible se doit de rencontrer une opposition et susciter une division. C’est cette division qui fonde la légitimité du politique. C’est la notion célèbre de l’exception, notion reprise par Lacan dans ses formules de la sexuation : « il est un x tel que non F x » (si tout homme est soumis à la castration, il en est une fonction qui ne l’est pas : celle du père). Cette exception, vous le remarquerez , concerne plus la fonction paternelle que la personne du père. À confondre fonction et personne, le tout de la souveraineté du politique risquerait de rester incompris dans sa logique même. Le tout du politique se détermine donc de par l’exception tout comme en mathématique, mais cette détermination ne signifie pas pour autant que sa représentation soit limitée ou finie. Or les régimes politiques modernes (à l’opposition des anciens) ont tendance à repousser la limite et à rendre le tout du politique indéterminé, soit à contredire la loi mathématique et la logique de l’exception. Tout se compte et tout devient statistique, au point que la souveraineté devient statistique et non politique. C’est une des impasses de notre démocratie, impasse dénoncée par Lacan lorsqu’il veut rendre compte de cet illimité du politique, de ce tout illimité en lui donnant l’appellation du « pas Tout », nomination cette fois-ci inscrite sur l’autre versant (féminin) des formules de la sexuation. Dans une société dont la souveraineté est fondée sur le Tout politique, chacun ne peut « Pas Tout » avoir ou « Pas tout » obtenir, et cela même si cette souveraineté s’appuie sur un fonctionnement démocratique. Si l’on en croit toujours Aristote, tout gouvernement serait le gouvernement d’une partie sur le Tout. Cela va de soi pour la monarchie comme pour l’oligarchie, mais nous savons que pour Aristote il en était de même pour la démocratie, soit le gouvernement de la plus nombreuse partie sur le Tout des citoyens. L’exercice, même illimité, de la démocratie, ne viendrait absolument pas changer les rapports entre gouvernants et gouvernés. Tout ceci nous explique un peu plus clairement pourquoi Aristote associe l’animalité à l’humain, lorsqu’il nous parle de la souveraineté du politique, l’homme étant par nature un vivant politique ou un animal politique, vivant et animal étant ici étrangement liés, cette liaison lui permettant de conclure que celui qui serait « sans cité », soit apolitique serait, non par hasard, ou bien plus mauvais ou bien meilleur que l’homme, supérieur à l’homme (soit celui qui contradictoirement asservit la bête, qui s’élève au-dessus de l’animal et se l’approprie, mais qui pourrait gouverner par l’intermédiaire de l’état souverain comme animalité, soit une bestialité normale). L’homme comme animal politique rendrait compte tout à la fois de l’homme politique supérieur à l’animalité et l’homme politique comme animalité.

La question qui se pose à nous, ici en cette assemblée plénière, est donc bien de savoir si la politique de notre Société s’est mise en mouvement conformément à ce que nous en attendions et telle que nous l’avions destinée lors de nos deux précédentes rencontres. Notre politique constitue-t-elle une souveraineté en constituant un Tout limité et déterminé ? Détermine-t-elle un espace limité, sans être pour autant restrictif, à l’intérieur duquel tout un chacun peut, s’il le veut, se mettre au travail en perspective d’un tout qui le désapproprierait narcissiquement des bénéfices de son action ? À ces questions déterminantes pour l’avenir de notre société, j’y répondrai de ma place, de ma place de Président sortant, fonction que j’occupe maintenant depuis trois ans et à laquelle, je ne suis pas naturellement candidat de manière immuable, chacun pouvant s’y confronter dès que possible (c’est mon plus vif souhait) ne serait-ce que pour abolir la fusion entre la fonction et la personne, économie qui ne saurait s’entretenir au risque de ruiner tous les efforts accomplis depuis trois ans.

Il est clair qu’au tout début, rien n’était structuré et que seul le désir d’entreprendre était vivant. Chacun pouvait s’identifier à toutes les actions que notre société projetait de réaliser et chacun le faisait pouvant tour à tour occuper une place puis une autre sans grand dommage puisque nous n’avions rien constitué concrètement et que nos actions n’étaient que spéculations sur l’avenir. Le tout de notre politique, notre souveraineté était indécise, réfléchissant l’envoi et la destination d’une lettre que nous étions en train d’écrire. Je ne vais pas faire devant vous l’historique de notre constitution, mais tenter simplement de repérer les moments déterminants, qui bien que clairs ont pu rester dans l’incompréhension pour certains d’entre vous.

Premier moment déterminant, celui de notre première assemblée générale, après un an de fonctionnement. Qu’avons-nous décidé ? Beaucoup de choses, mais une seule me revient en mémoire de manière décisive. Le texte qui fut adopté par notre assemblée, texte que nous avons décidé de réécrire en permanence, énonçait tout à la fin, je vous le proposais comme axiome de notre action à venir et nul alors ne s’y opposa, ce texte donc disait : « je vous propose que notre stratégie soit celle de l’hospitalité et que notre politique soit, pour reprendre une expression de Derrida, une politique « au-delà du principe de fraternité ».

Je laisserai pour l’instant de côté la question de l’hospitalité, pour mieux y revenir tout au long de l’année. Un bref mot en guise de rappel : l’hospitalité se décrète, c’est un décret, un décret qui se prend sans condition aucune, sans référence à quelque valeur morale ou métaphysique qui soient. Elle se décrète et elle institue en elle-même une constitution droite, sans illusion et sans fausse promesse donc sans de possibles déceptions. Elle est décrétée et appliquée, un point c’est tout, tel Thésée qui reçoit œdipe en terre athénienne. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Autre décret dans le texte de notre première AG : nous avons écrit l’axiome de notre politique en décidant qu’elle serait « au-delà du principe de fraternité. » Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que cela voudrait bien dire d’autre sinon tenter de tirer l’expérience des autres tentatives d’associations psychanalytiques, qui depuis Freud ne cessent d’entretenir en leur sein la guerre civile ou la frérocité. Les frères, vous le savez, depuis les temps reculés de l’écriture (je vous parle de l’ancien Testament), les frères n’apparaissent comme tels que pour soutenir la haine qu’ils ont les uns pour les autres, en rivalité qu’ils sont face au père. Dans le récit mythique de Totem et Tabou, vous l’aurez remarqué, la horde se transforme en frères, une fois le père mort, assassiné, mangé et digéré. Ils ont entre eux, comme le dit Derrida, une « impitoyable sympathie », et sont aptes à rassembler sous une même bannière, leurs radicales différences, leurs inimitiés primordiales pour satisfaire à leur stratégie d’un pouvoir absolu qu’eux-mêmes installent pour mieux pouvoir en jouer la partition. Nulle autre souveraineté n’est ici mise à l’œuvre que celle qui se révèle être sous l’emprise de la pulsion de destruction. Aucune autre politique que celle soumise au calcul inconscient, aucune autre stratégie que celle qui préside à l’évitement de la castration, castration qui s’impose du fait de la structure. Penser un « au-delà de la fraternité », c’est rester vigilant à ce type de phénomènes et structurer l’action de manière que chacun puisse repérer la place de l’autre, la place d’où il parle, d’où il agit en direction du tout politique logiquement institué. Cette vigilance limite certes, elle limite apparemment les rapports à l’autre comme rapport d’appropriation et d’identifications ambivalentes, elle limite la fraternité en la détachant de ses relents familiaux et religieux. Alors est-ce possible de penser un lien social au travers duquel, il n’y aurait plus d’amis donc plus d’ennemis, « un lien défait de toute obscénité imaginaire qui entretienne, même dans la plus grande familiarité, le partage d’une commune étrangetéi ». Peut-on penser et mettre en acte cette démocratie-ci sans prendre le risque d’installer, comme Freud nous y invite, une dictature de la raison , d’une raison qui depuis Freud tiendrait compte de l’inconscient.

Le second point déterminant de notre histoire est inscrit lui aussi dans le compte rendu d’une de nos assemblées, celle de l’an passé. Je vous alertais déjà sur le fait que la politique de l’association ne pouvait reposer éternellement sur les seules épaules du président ou sur la seule responsabilité d’un bureau. Cette nécessité dont on voit bien la pertinence, j’ai cru bon de la mettre à l’œuvre cette année en proposant aux membres du collège qui le souhaiteraient d’occuper la responsabilité qui serait leur et concernant une des actions de notre association. Cette nécessité de structurer et de répartir les responsabilités, puisque nous l’avions ensemble décidé, je l’ai impulsée et mise en œuvre cette année devant l’ampleur des choses à concrétiser. Pour mémoire, je vous rappelle qu’en trois ans de fonctionnement, notre Société a organisé quatre tenues de ce que nous appelons « Les Journées de Tours » et que l’organisation de ces journées demandent à elles seules un travail de réflexion et d’élaboration tout au long de l’année. Nul besoin d’insister sur le succès et la pertinence de ces journées, et sur la qualité de ce qui s’y donne. Je me propose de rester responsable de l’organisation de ces journées.

L’organisation de ces journées a nécessité la publication de leurs actes comme de leur annonce sur notre site internet. Nous avons donc créé une maison d’édition et nous nous devons de faire vivre un site qui annonce les multiples manifestations de notre association. C’est un travail, un travail de correction tout d’abord, un travail de concertation avec nos différents partenaires (maquettiste, imprimeur, web master) travail là aussi quotidien que Chantal Wittenberg se propose d’effectuer. Puis vient s’ajouter l’organisation des journées d’étude et des séminaires. Trois journées dans l’année au cours desquelles nous invitons des personnes extérieures à notre société à venir nous parler de leur expérience. Là encore, c’est un travail de contact et d’organisation. Maryse Guichard se propose de l’assumer. Dans le même esprit d’ouverture, nous avons la volonté de nous ouvrir et de penser de notre place les questions qui traversent de part en part le champ du politique. Un groupe de réflexion sera mis en place par Franck Guttières, groupe rassemblant divers acteurs de la Société civile (architectes, médecins, informaticiens, historiens, théologiens…) afin que la pensée analytique ne soit plus repliée sur elle-même et puisse, tout à la fois, donner son éclairage et se faire éclairer, sur des questions centrales qui touchent au fonctionnement de notre mode culturel et politique. Viennent ensuite, les groupes de travail. Groupe de lecture qu’Annie Bernhard animera, projet dont elle a déjà donné l’ouverture aux membres du collège, groupe de travail sur la transmission de la lettre, thème oh combien précieux pour notre Société que Fabienne Leleux veut bien animer et faire vivre sur Paris. Pour continuer cette énumération des tâches qui sont devenues les nôtres, l’ouverture d’un lieu de l’hospitalité en continuation d’une réflexion et d’un travail commencé il y a deux ans, travail de réflexion qui va s’ouvrir à d’autres membres de l’association pour poser et définir les conditions de son ouverture prochaine. Paul Bensiam a bien voulu accepter cette responsabilité. Tout ceci demande bien sûr du temps et de l’argent. Patrick Chambard a bien voulu accepter d’étudier et de penser les moyens dont il nous faudra nous doter pour pouvoir réaliser tous ces projets. Cela passera, je vous le dis de suite, par un gradus des cotisations, en fonction de l’investissement de chacun, ce qui devrait nous permettre de doubler notre masse budgétaire pour à la fois rémunérer notre secrétaire et financer en partie un local qui sera aussi le futur lieu de l’hospitalité. Le détail de ce gradus vous sera donné et explicité tout à l’heure. Enfin si ce fonctionnement est mis en place, cela permettra au collège d’être cette instance indépendante, instance tierce venant réguler les éventuels dysfonctionnements de l’association de par sa force de proposition. Patrick Ceccon s’est proposé pour présider cette instance vitale pour l’association et dont le projet de fonctionnement a été diffusé à tous les membres du collège. Ce groupe, cette équipe déjà au travail constituera, si vous en acceptez le principe, le Conseil d’administration de notre Société, membres élus issus du collège, comme le veulent nos statuts et qui de par leur élections spécifiques, ne pourront plus siéger au collège de par notre volonté que nos instances restent indépendantes l’une de l’autre. À ce groupe, s’ajoute naturellement Pascale Lumeau, secrétaire de l’association, sans qui rien désormais ne peut se faire et Danielle Neau, notre trésorière comptable qui travaille bénévolement pour nous. C’est au sein de ce Conseil que seront élus, le ou la futur(e) Président(e) et le ou la futur(e) secrétaire de l’association. Voici, ce que j’ai mis en place cette année pour garantir tous nos projets, projets qui sont les nôtres depuis trois ans et qui ont vu le jour grâce à votre soutien, projets qui définissent la politique de notre société et que je vous demande de confirmer dans sa souveraineté.

Pour en arriver là, je vous le dis modestement et sans d’inutiles certitudes, j’ai beaucoup travaillé. J’ai beaucoup travaillé et beaucoup investi en direction de votre souveraineté, la vôtre, la nôtre, en direction de ce tout politique qui fonde la Société Psychanalytique de Tours car même si cela fait trois ans qu’elle existe, c’est peut-être aujourd’hui qu’elle se fonde réellement.

Francis CAPRON

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE du 9 FÉVRIER 2008

Chers amis sociétaires,

C’est avec un réel plaisir et non sans émotion que je viens rendre compte, devant vous, devant votre assemblée souveraine non seulement des actions menées par notre société depuis notre dernière rencontre, mais aussi et peut-être surtout de l’orientation qui peu à peu se dessine pour nous au travers des actions que nous menons au nom de la psychanalyse.

Nous réfléchissions ensemble, il y a un an, autour de deux mots qui ne cessent de travailler à l’intérieur des institutions analytiques, deux mots qui ne cessent de se réfléchir, de se miroiter à l’ombre d’une transmission d’un savoir, mais aussi pour que vive la pensée, pour que survive au moins la pensée mise en question, son questionnement le plus rudimentaire et le plus salvateur, soit la mise en acte du travail psychique, du comment, des conditions qui en favorisent son écriture et sa lecture, nous réfléchissions donc autour des deux mots : de l’envoi et de la destination. Nous n’avons cessé de travailler cet envoi comme cette destination. Nous ne cessons d’ouvrir les questions que ces deux mots soulèvent pour la psychanalyse, en elle-même tout d’abord, mais aussi autour, tout autour d’un autre champ de la pensée sans lequel probablement la psychanalyse d’aujourd’hui ne survivrait pas ou mal, je veux parler de ce que l’on nomme communément la philosophie. Nous avons destiné notre envoi autour de cette question-ci, autour de ce débat entre philosophie et psychanalyse, autour de ce que ce débat pourrait apporter et faire naître comme questionnements, ceux d’hier restés dans l’ombre qui travaillent en secret, ceux d’aujourd’hui qui naissent au détour d’une actualité politique préoccupante, ceux que nous pourrons anticiper pour demain, pour que vivent ou survivent la différence et la prise en compte de l’altérité. Nous ne cessons d’envoyer à nos destinataires cet envoi qui est le nôtre, celui par lequel il nous semble juste d’aborder la question de la psychanalyse, ce par où la psychanalyse pose question, là où elle questionne aussi à l’intérieur comme à l’extérieur de son champ, là où elle pourrait questionner au-delà de sa pratique spécifique en questionnant le monde, le comment tourne le monde, s’interroger sur sa rotation et sur sa fin, sur comment dans ce monde les gens souffrent, du comment ils sont soumis à d’inévitables souffrances, sans que pour autant nous n’abdiquions jamais de vouloir en entendre parler. C’est un peu cela l’enjeu d’une psychanalyse qui ne passerait pas son temps à s’écouter elle-même, repliée, enfermée qu’elle serait en elle-même, n’ouvrant plus ses fenêtres et ses portes à un discours autre, à ce qui lui serait étranger, à ce qu’elle aurait assimilé, intégré, digéré, expulsé, à qui au nom de sa souveraineté elle ne donnerait plus l’hospitalité. Une psychanalyse qui ne voudrait plus entendre parler d’autre chose que d’elle-même, est-ce que cela pourrait encore s’appeler la psychanalyse ? Comment alors rendrait-elle compte de sa différence, de sa spécificité, celle toute simple au fond, de vouloir entendre parler de la souffrance de l’autre, de son prochain, de son frère étranger, de cet autre radical, radicalement différent, qui souffre de sa différence, de son statut d’étranger, de son étrangeté, de l’autre « en soi » qui le fait souffrir. Nous ne cessons de destiner cet envoi : celui de vouloir, désirer y entendre quelque chose, quelque chose d’autre qu’une volonté normative déniant scientifiquement l’altérité réduite de plus en plus à une standardisation des conduites.

Tout naturellement donc, nos Journées de Tours questionnent ces questions de l’envoi et de la destination comme celle de l’hospitalité. Envoi, destination et hospitalité, trois mots mis perpétuellement en question. Les premières Journées de Tours donnèrent le « là », indiquèrent le lieu en remettant en circulation un débat vieux de trente ans sur la destination de la lettre dans le conte de Poe, question reprise par Lacan dans son séminaire sur la lettre volée, puis question discutée par Derrida, débat entre Derrida et Lacan qui aurait dû intéresser la psychanalyse, les praticiens de la psychanalyse tellement cette question de la lettre, volée, volante, volatile, oubliée, secrète, gardée en secret, cryptée, jalousement gardée, secrètement cryptée concerne au plus haut point la sauvegarde de la spécificité analytique. Lacan nous le dit, Derrida en discute dans le champ de la philosophie et cela a du mal à se faire entendre. Questionnons-nous : qu’est-ce qui ne s’entend pas ? qu’est-ce qui ne s’entend plus ? qu’est-ce qui a du mal à se faire entendre ou à se parler pour être entendu ? Qu’est-ce qui ne peut plus se parler ? De quoi a-t-on du mal à parler, à se parler, à s’entendre dire ou à entendre le dire ? De quoi ne parle-t-on plus, entre nous peut-être, mais surtout avec ceux qui souffrent, qui font de leur souffrance psychique le seul itinéraire, la seule route, leur seule raison d’espérer ou de désespérer ? De quoi souffrent-t-ils au fond, sinon de la difficulté de faire ce trajet, de suivre leur route, de pouvoir parler ou de faire entendre leurs difficultés, leurs souffrances ? Souffrent-t-ils uniquement de cela, de la souffrance en elle-même, de ce qui la provoque apparemment, ou souffrent-ils de la souffrance de ne pouvoir en dire autre chose, de ne pouvoir dire autrement leur souffrance, de ne pouvoir la faire entendre autrement, de ne pas pouvoir souffrir autrement en le disant autrement, faute d’un entendement, à défaut de faire entendre l’autre, l’altérité qui est en eux ? Où sont-ils les lieux où cette souffrance peut se laisser en souffrance, se déposer, se reposer, se penser ailleurs ? La lettre, à rester en souffrance, en manque de lieux pour s’écrire, s’inscrire, se dire, s’entendre autrement qu’à la lettre, se modeler à l’infini de son écriture, la lettre ainsi délaissée ou seulement inscrite au propre du nom de celui qui la garde ne prend-t-elle pas le risque de rester lettre morte ? Reprenant les travaux de René Major, nous avons repris cette question à notre compte sans en exclure la bipartition, le mouvement nécessaire et indispensable qui existe dans l’écart entre philosophie et psychanalyse. C’est dans cet écart de pensée que nous nous situons, dans ce mouvement indispensable pour la vie de la pensée. Ce furent alors les premières Journées de Tours, puis en 2006, nous avons continué à en débattre sur le thème de la foi expectante posant explicitement la question du transfert, soit du déplacement, du déplacement nécessaire entre l’envoi et la destination de la lettre. Puis cette année reprenant encore sous un autre angle la même question, nous avons passé deux jours somptueux autour du primat du phallus dans son rapport à la tradition philosophique, deux jours qui furent d’une richesse inédite comme rarement cela se produit lors des colloques et les assemblées regroupant des psychanalystes. Nous pouvons expliquer cette richesse pour plusieurs raisons : la persistance et notre persévérance à traiter une question sans jamais céder le pas sur notre désir d’entreprendre. La diversité des intervenants qui, venant d’horizons différents, peuvent ainsi nous apporter l’essentiel de leur travail. Un souci permanent de notre capacité d’hospitalité et de la mise en circulation d’une parole pour que chacun, de sa place, puisse y entendre quelque chose et en parler à son tour. Enfin, nous nous devons de constater que le travail mis en œuvre patiemment a permis de constituer une équipe qui travaille en permanence sur ces questions de l’envoi, de la destination et de l’hospitalité. Je rends hommage aujourd’hui à cette équipe qui de semaine en semaine permet d’affiner notre discours et notre stratégie pour le faire entendre, chacun de sa place, là où il en est, a travaillé avec la même constance et un désir sans cesse renouvelé. C’est ainsi que nous avons pu consolider notre secrétariat permanent, nous doter d’une trésorerie solide et réelle sans pour autant renoncer à notre projet d’éditer nos actes et nos dvd, ce qui nous amènera demain à élargir encore nos possibilités de publication. C’est ainsi que notre site internet a vu le jour, relayant sans cesse l’envoi de notre désir d’informer vers ceux qui veulent l’être. C’est ainsi encore que notre projet d’un lieu de l’hospitalité est en passe de se concrétiser bientôt, événement qui méritera à lui seul une réunion générale de tous nos sociétaires. Le tissu relationnel que nous avons tissé durant ces deux dernières années fait que des adhérents arrivent, comme depuis le départ, d’un peu partout et que le lieu où cela résiste probablement le plus est peut-être là où la Société de Tours a son siège, à l’endroit même de sa création. Ce phénomène n’est pas pour nous surprendre, sachant combien l’effet dévastateur de la garde d’une lettre qui ne peut arriver ainsi à destination a produit ses effets à Tours vue l’histoire de la psychanalyse dans cette ville. Comment devons-nous lire et interpréter cette résistance ? Probablement pas de manière interne, notre société n’apparaissant pas comme contraire aux intérêts de la psychanalyse. Il ne s’agit pas ici d’une résistance à la psychanalyse de la psychanalyse, mais plus d’une résistance de la psychanalyse au monde, d’une certaine psychanalyse qui se résisterait à elle-même en résistant au monde, qui s’auto-inhiberait en se certifiant sur la production de son propre discours, qui fonctionnerait en vase clos. Les aléas de l’article 52 vont d’ailleurs précipiter le phénomène puisque pour être reconnu psychothérapeute, il faudra être régulièrement inscrit sur les listes des sociétés analytiques. Que vont donc faire les sociétés d’analystes sinon se constituer en sociétés professionnelles, se fermant ainsi la possibilité d’une ouverture vitale, historiquement indispensable à la survie et la vitalité de sa pensée. Nous ne prendrons pas ce chemin. Nous resterons résolument ouverts et attentifs à donner l’hospitalité à ceux qui bien que ne pratiquant pas la psychanalyse y sont sensibles et attentifs. Il nous faut affirmer clairement cette orientation, affirmer que notre seul souci est de faire circuler la pensée et la parole dont elle est l’agent. Il nous faut affirmer notre désaccord face à une professionnalisation d’un exercice qui engage bien au-delà d’un acte de soin. Si la psychanalyse se doit de faire circuler la lettre, la sienne sans exclusive d’autres qui recouperaient les mêmes préoccupations, si elle se doit de la faire circuler sans alibi tenant aux soins ou au thérapeutique en général, c’est parce qu’elle doit sauvegarder son économie, celle de permettre à ceux à qui elle s’adresse de dire ce qui ne va pas, ce qui ne va pas bien, ce qui souffre, donc ce qui ne va pas, ce qui ne va pas bien dans le monde, d’engager dans la plus secrète des intimités un acte de résistance face à la cruauté et à la barbarie du monde. L’exercice de la psychanalyse sera menacé s’il perd de vue le regard qu’il jette sur le fondement du politique qui en garantit nécessairement sa pratique.

Cette vision du politique, ce souci constant et constamment repérable chez Freud, au moins depuis la première guerre mondiale, redonnera un sang neuf aux questions cliniques trop liées aujourd’hui à un savoir dogmatique. Je ne dis pas ici qu’il ne faut rien savoir, mais que ce savoir ne peut se transmettre que s’il se subjectivise. Nous l’avons vu lors de notre dernière journée d’étude autour des séances manquées où chacun a pu confronter son point de vue vis-à-vis d’autres par l’expression d’une parole pleine. Nous mettrons tout notre soin à renouveler de telles journées comme celle qui est programmée au mois de mars sur la clinique des psychoses chez les enfants.

Enfin et pour en terminer avec ce rapport dit moral, je voudrais que l’assemblée souveraine qui est la vôtre réfléchisse ou donne mandat aux membres du collège afin qu’eux-mêmes réfléchissent et travaillent à leur autonomie de fonctionnement. Le collège que vous allez élire et renouveler tout à l’heure doit garantir le fonctionnement politique de notre association et doit pouvoir se saisir et travailler à ce qui lui semble bon de travailler et de penser indépendamment des instances dirigeantes de l’association. Si l’exercice de son pouvoir n’est en aucun cas décisionnaire, il peut s’il le veut avoir une réelle force de persuasion et de contrôle des instances dirigeantes de l’association. Si encore aujourd’hui, notre société, de par le nombre de ses adhérents reste modeste, et si nous pouvons garantir la libre circulation de la parole à l’intérieur d’un groupe réduit en nombre, il ne faudrait pas que cette dynamique et que cette économie reposent sur les seules épaules d’un président ou sur la seule responsabilité d’un bureau d’association, dans le cas où notre association prendrait d’autres dimensions. Cette dynamique pourrait tout aussi bien se garantir de manière collégiale, à l’intérieur par l’expression d’une souveraineté qui n’aurait de pouvoir qu’à le réguler en permanence.

Francis CAPRON

ASSEMBLÉE GÉNÉRALE du 9 DECEMBRE 2006

DE L’ENVOI ET DE LA DESTINATION DE L’ASSOCIATION

Chers amis sociétaires,

Il faut bien en passer par là, pensent certains, lorsqu’ils évoquent la tenue de l’assemblée générale d’une association. Je vous l’ai certifié dans mon courrier du mois dernier, nous ne nous bornerons pas dans cette réunion à effleurer les questions générales, à faire un bilan des actions que vous connaissez déjà et à faire en sorte que les instances élues repartent de cette assemblée les mains libres de faire ce qu’elles veulent, sans avoir tenté au préalable de vous concerner et de vous interroger sur le bien-fondé de ce que nous entreprenons depuis un an. Votre avis est donc précieux car sans lui nos confrontations et nos débats risqueraient de tourner court.

Mais rien ne servirait de vous le demander si en guise de préalable, je ne clarifiais pas avec vous les raisons qui justifient l’envoi de notre association et sa possible destination.

L’envoi donc tout d’abord : l’existence de la Société Psychanalytique de Tours et le motif de sa création peuvent se penser suivant deux grands axes de réflexion : celui du symptôme et celui de la nécessité. Symptôme, si l’on considère que la Société de Tours est une société psychanalytique de plus, venant grandir le nombre des sociétés analytiques qui depuis la dissolution de l’École freudienne ne cessent de voir le jour. À la différence du plus grand nombre d’entre elles, notre Société ne se revendique d’aucun nom propre particulier, notre réflexion étant traversée par plus d’un nom. Elle ne se fonde qu’à partir du seul intérêt qui en motive l’existence, à savoir le libre exercice de la psychanalyse à Tours comme ailleurs (la ville de Tours étant le lieu de l’envoi) et elle essaiera de promouvoir tout à la fois ses rôles de provocation et d’organisation à partir de la seule pensée analytique dans la plus grande de ses diversités. Ce ne sera pas la chose la plus aisée à faire vivre car on aura tôt fait de nous cataloguer dans un courant de pensée plus que dans un autre sous les prétextes les plus ambigus ou les plus nocifs, soit parce que nous accueillerons tel ou tel membre, soit parce que nous inviterons tel ou tel conférencier, soit parce que nous prendrons collégialement telle position devant tel problème d’actualité. Notre liberté d’agir suivant notre sensibilité devra donc en permanence se réfléchir sur le fondement de notre légitimité, c’est-à-dire sur l’analyse de notre dépendance vis-à-vis des autres institutions ou des autres disciplines de pensée, sans parler des institutions officielles et administratives, l’analyse permanente de ce rapport à la dépendance étant peut-être la première condition de la plus grande indépendance possible. Autrement dit, notre société n’est pas l’expression d’une utopie qui fonctionnerait à l’écart ou en retrait des autres institutions existantes. Elle pourrait être, nous pouvons commencer à le penser après un an de fonctionnement, une nouvelle structure qui serait apte à rendre vivants l’exercice et la pensée de la psychanalyse après le constat que celles qui s’y essayent rencontrent certaines résistances pour y parvenir dans la situation culturelle qui nous est donnée aujourd’hui : la plupart des institutions post-lacaniennes ne cessent de nous en porter témoignage. C’est en ce sens très précis que la création de la Société Psychanalytique de Tours est liée à ce symptôme : la difficulté que rencontrent d’autres institutions à faire vivre l’objet qui pourtant les a vu se constituer, s’allier ou rivaliser entre elles, la « frérocité » à l’œuvre dans le milieu analytique venant menacer, non seulement les fondements des institutions et leur indépendance, mais surtout la vitalité de la pensée qui viendrait spécifier l’exercice de la psychanalyse. En affirmant ceci, nous ne portons aucun jugement ni aucune critique négative envers les autres institutions ou groupes de travail. Nous faisons le constat que leur multiplicité et leur richesse n’a nullement empêché la plupart d’entre elles (et non des moindres) de proposer à l’État un projet de réglementation de l’exercice de la psychanalyse sous le prétexte erroné qu’elle serait, dans son envoi, destinée à s’assimiler à une psychothérapie. Faire une telle lecture de la pensée de Freud et de celle de Lacan est non seulement une erreur historique, une régression dommageable pour les patients en analyse, mais c’est aussi une mauvaise interprétation de l’histoire de la pensée psychanalytique, un arrêt sur image sous-estimant l’écriture de l’histoire telle que Freud ne cessa de l’interroger. Tout cela nécessite la création d’une nouvelle Société indépendante. Nécessaire réponse qui ne se satisfera pas d’être un lieu d’accueil et d’hospitalité pour tous ceux qui veulent nous rejoindre malgré la vitalité d’un tel mouvement, sans que collectivement nous puissions penser en permanence le souci de l’envoi donc de la destination d’une telle entreprise. Penser l’envoi et la destination, voilà bien un des thèmes majeurs de la psychanalyse depuis Lacan et son séminaire sur la lettre volée de Poe. Ces questions ne cessent de travailler à l’intérieur de toutes les institutions, même si parfois elles ne sont jamais abordées. La question de la lettre est donc au centre de notre réflexion comme de notre fonctionnement. Certes il s’agit bien à travers elle de penser en permanence les spécificités de l’exercice de la psychanalyse, mais aussi d’en garantir la transmission. À cet effet, il est indéniable que nous ne pouvons plus penser de la même manière aujourd’hui que du temps de Freud ni du temps où Lacan exerça son influence. Les choses et le monde changent, et la spécificité de la psychanalyse ne peut se penser ou s’élaborer sans tenir compte de ces évolutions. Comment pouvons-nous les cerner et en répercuter les effets dans la pratique quotidienne sans pour autant en dénaturer l’envoi et la destination ? Il nous faut donc tout à la fois penser le spécifique de la psychanalyse et cerner ses limites dans le monde qui est le nôtre. La psychanalyse, si elle se destine (et Freud l’a bien destinée), est elle-même destinée. Et sa destinée pourrait probablement se penser en dehors du thème récurrent de sa fin annoncée ou promise. Cette destinée ne pourrait alors se penser indépendamment d’une politique ou d’une stratégie qui n’évoquerait pas seulement ici un concept de conquête ou une rivalité guerrière et encore moins une conception relevant du hasard, mais une stratégie de la limite, des bords, définissant ainsi où la psychanalyse pourrait se destiner et être destinée. Pour poser la question autrement : penser la psychanalyse en vue de quoi ? depuis où et jusqu’où ? en quoi et comment ? par qui et pourquoi ? Comment une telle pratique peut-elle se décider et dans quelles limites ? Nous aurions tort de penser que l’exercice de la psychanalyse et la pensée qui l’accompagne soient un fait culturel acquis depuis Freud et que rien ne viendrait en menacer la spécificité. Nous savons tous, depuis les événements de la réglementation des psychothérapies, qu’elle pourrait disparaître corps et âme dans sa spécificité pratique (son cadre, son mode opératoire, sa tradition, son avenir) mais surtout dans l’exercice de sa pensée, c’est-à-dire l’influence de sa pensée dans la culture, le risque que l’idée même d’inconscient soit oubliée, radiée, occultée au profit de sciences ou de théories plus « lumineuses » apportant beaucoup plus de vérités concrètes et intelligibles. L’original, le radicalement nouveau, pensés depuis Freud, pourraient être alors rattrapés, dépassés par les questions métaphysiques qui ne cessent de définir la vérité du monde et les vérités de l’homme dans ce monde (de la médecine à l’écologie politique) refoulant les spéculations freudiennes au rang de religion ou même de secte.

Spécifier la psychanalyse et son libre exercice, c’est dans un tout premier temps ne pas perdre de vue les fondements de son apparition dans l’histoire de la pensée. Les idées qui guident Freud sont celles d’un refus et d’un raisonnement dialectique. Le refus est celui du primat de la conscience non seulement dans ce qui guide les actes raisonnés des hommes, mais aussi dans la connaissance des actes posés. Cette affirmation, pour générale qu’elle soit, a de multiples conséquences dans l’approche des phénomènes perceptibles, les représentations n’apparaissant plus seulement à la lumière, mais s’élaborant dans l’obscurité d’une conscience qui au mieux n’en percevrait que les effets. La théorie analytique, qui à partir de ce phénomène se déploiera, contiendra donc tous les germes du conflit, de ce conflit bien singulier entre la perception consciente et le système de représentations inconscientes qui les guiderait, qui serait seul maître à bord. La psychanalyse, ou ce que nous avons pour habitude de désigner par l’article (la) qui semble la définir est donc une science conflictuelle en premier lieu pour le sujet qui en subit les effets mais aussi pour les corps constitués de la culture qui développeront à son endroit des attaques et des critiques tentant soit de l’annexer soit d’en réviser la visée. Le procédé n’est pas nouveau et toutes les nouvelles sciences de la conscience qui ne cessent d’envahir le terrain de la connaissance dite psychologique ne font que démontrer ce phénomène de résistance qui combat le « vrai » et le « dangereux » de la découverte freudienne. D’où le nécessaire raisonnement dialectique pour analyser ces résistances et les neutraliser. En effet, ces résistances ne surgissent pas uniquement à l’extérieur du champ psychanalytique mais également à l’intérieur provoquant des poussées révisionnistes de l’histoire et des contre-attaques internes. Ce phénomène a fait dire à Althusser que la psychanalyse n’était pas seulement une science conflictuelle, mais aussi une « science scissionnelle » constituant un véritable scandale pour la raison scientifique qui se heurtera toujours à l’impossibilité de sa complète assimilation.

Et puis pour clore cet aperçu, puisque nous en sommes à dégager les spécificités générales qui n’ont d’autres buts de se proclamer ici uniquement pour re-préciser l’envoi et la destination de notre nouvelle société, il y a un autre scandale touchant à la psychanalyse qui contient en sa définition toute la complexité de sa pratique face à la raison scientifique. Ce scandale touche aux conditions ou plutôt à l’unique condition pour pouvoir l’exercer : celle d’être analysé suivant des critères que nous ne déploierons pas ici en détail, mais suivant le principe édicté par Machiavel qui écrivait « qu’il faut être peuple pour connaître les Princes ». Freud ne dira pas autre chose en soutenant que pour occuper la place de l’analyste, il faut au préalable avoir suivi une analyse, l’éprouver de l’intérieur, mesurer au travers des avatars de son histoire individuelle les effets concrets d’une réalité psychique qui, ne cédant rien (ou peu de choses) à la conscience imposera sa loi au sujet aveugle et à son destin. Peu de personnes mesurent réellement l’impact idéologique d’une telle contrainte qui est souvent entendue comme une obligation morale, un peu comme le sujet-de-droit qui, pour être conscient et avoir une identité, soit une autorité, se devrait d’avoir une connaissance des lois qu’il est censé ne pas ignorer pour avoir conscience de leur contrainte. Or ce que dit Freud, en précisant cette règle, n’est absolument pas cela. L’unique, l’inconditionnelle nécessité « du traitement psychique de l’analyste » ne vient pas cautionner une préoccupation de droit du sujet en conscience, elle vient heurter de plein fouet toutes les préoccupations morales et politiques en vigueur dans l’exercice scientifique puisqu’elle vient tenter de définir un « sujet de l’inconscient », véritable provocation à l’idéologie bourgeoise de l’époque tout comme elle reste une provocation actuelle à l’idéologie d’une culture de masse qui centre son action sur le principe de l’unité psychologique d’un sujet conscient de ses besoins. Or si le sujet de l’inconscient dit quelque chose, impose quelque chose à ce système de perception qu’est la conscience, c’est bien cette nécessaire altérité comme constitutive d’une identité, d’une altérité qui se définirait toujours à l’insu de la conscience ou de la maîtrise que le sujet pourrait croire avoir de lui-même. C’est cette expérience singulière d’analyse de « l’autre en soi » que Freud demande à tous les candidats analystes sans autre condition sélective dans un premier temps, démarquant, une fois pour toutes, l’exercice de la psychanalyse des idéologies médicales et religieuses.

Il faudra aller plus loin dans les conséquences du décentrement de ces représentations qualifiantes, de cette contrainte — soi-disant formatrice — qui oblige plus qu’elle n’autorise. Elle interroge en permanence le fait psychique et sa représentation. Cet ensemble de forces conflictuelles, décrites dès l’Esquisse, Freud prendra soin de le qualifier d’appareil, terme ô combien surprenant et qui ne devrait pas manquer de nous interroger en ce sens que ce terme « appareil » a quelques résonances dans l’histoire de la philosophie politique. Ce terme résonne ou fait résonner l’organisation des forces en présence. Or affirme Freud, ces forces, pour organisées qu’elles soient ne forment en aucune manière une réalité au sens d’une réalité matérielle. C’est en ce sens très précis et très largement développé par Freud tout au long de son œuvre que l’inconscient se démarque de celui de la tradition philosophique. Il n’est ni l’oubli platonicien, ni l’indiscernable leibnizien, ni même le « dos » de la conscience de soi entrevue chez Hegel. Autrement dit, l’inconscient freudien n’est jamais une modalité de la conscience ou son accident, c’est-à-dire une conscience méconnue dont il suffirait de soulever le voile pour en découvrir la vérité. Cet appareil psychique décrit par Freud nécessite donc une autre approche de la représentation, comme il revendique pour ceux qui y sont sensibles, une forme plus subtile et différemment élaborée de la représentation politique, sociale, juridique au sein d’une organisation, d’une association comme la nôtre. Il ne s’agit pas ici d’appliquer une conception de l’appareil psychique à un mode original d’appareil politique, mais d’essayer d’en tenir compte. Comment ? Là réside toute la difficulté. Je l’ai déjà évoqué partiellement avec vous par l’envoi du courrier annonçant la tenue de notre assemblée. Nous disons donc : pas de conditions pour s’associer librement et pour donner son opinion, pas de conditions d’exclusivité, de diplôme, de qualification, d’expérience, de niveau culturel, pas de conditions formelles définies à l’avance. Soyons plus précis : pas de fausses conditions qui ne se situeraient qu’au niveau classique de la représentation et de l’ordre moral. Chacun ici trouvera les siennes propres et évaluera dialectiquement ses propres représentations qualifiantes. Notre société se destine à ceux qui s’y destinent. Entendez-le comme vous le voulez, mais ne doutons pas qu’au fil du temps, cette affirmation provoquera des arrivées comme des départs, « cette relève » étant d’ailleurs déjà commencée, certains trouvant leur place et d’autres pas encore, pas tout de suite, ou pensant ne jamais pouvoir la trouver en ce lieu hors gradus et hors représentations qualifiantes telles que la tradition ontologique l’impose. L’envoi et la destination visent d’entrée les limites de ces représentations classiques en les questionnant.

Que représente le fait d’être membre d’honneur, correspondant, titulaire, membre du collège, membre du conseil d’administration, que représente le fait d’être secrétaire, trésorier ou président ? Qu’est-ce qu’un rapport moral ? Pourquoi se devrait-il d’être moral, qu’est-ce que cela veut dire à l’intérieur comme à l’extérieur de notre société ? Qu’est-ce que cela implique comme responsabilité, comme travail sur soi avec d’autres semblables ou différents, à l’intérieur des débats critiques, des explications ouvertes qui, en définitive, n’ont d’autres visées que d’éviter le recentrement de l’hégémonie du pouvoir, d’un discours ou d’une problématique partisane ? Si une assemblée comme la nôtre ne reste pas vigilante en permanence à tous ces pièges de la représentation qui en conscience peuvent se légitimer, comment ferons-nous croire ou comprendre le rôle prépondérant de l’inconscient et du fonctionnement de l’appareil psychique à ceux qui pourraient en douter ou à ceux qui en seraient les adversaires ? Je vous donne un exemple. Nous avions prévu fin Janvier une journée d’étude autour du travail d’une représentante d’une autre institution soi-disant « analytique », dont je connais l’excellence de l’étude et le sérieux de son assiduité. Tout était en place et entre cette personne et moi, nous avions suffisamment parlé pour que les choses soient claires. Or à la veille de nos Journées de Tours, cette « amie » m’appelle pour me dire qu’elle ne pourra tenir son engagement. La sentant très embarrassée, je lui demande de m’en dire plus, ce qu’elle refuse énergiquement. Elle ajoute même qu’elle ne peut pas me dire pourquoi. Est-ce une question entre elle et moi, aurais-je fait un impair ? « Pas de problème là-dessus. » Est-ce alors en fonction du groupe que nous constituons, de sa représentation et de son action ? « Je ne connais pas votre groupe me dit-elle. » Alors qu’est-ce ? « Je ne peux vous l’expliquer » et sentant son embarras et sa gêne, je comprends que ce désistement dont elle n’est pas coutumière est une affaire d’appareil. C’est du moins ce que j’en conclus provisoirement. Si nous retenons cette dernière hypothèse, que signifie donc faire partie, être membre de tel groupe ou de tel autre si l’appareil dicte ce que doivent faire ou ne pas faire ses membres ? Quels sont la visée, l’envoi et la destination d’un tel message ? Est-il conforme à ce que nous pouvons dire et expliquer tous les jours sur les contraintes qu’impose le pouvoir centralisé de la conscience qui cherche à garder la maîtrise, se prévalant de l’unité qu’elle croit sauvegarder en la recentrant perpétuellement sur elle-même ? Je saisirai le collège des membres titulaires de cette question afin que nous puissions de manière contradictoire formuler une opinion, un sentiment ou un ressentiment aux intéressés face à un tel événement.

Vous comprenez tout de suite que l’illusion de la fraternité et du travail mis en commun pour le bien ou la vitalité d’une pratique spécifique se heurte presque « naturellement » non pas à « l’erreur » ou à « l’ignorance » mais à tout un système organique d’une idéologie qui n’a comme seule ambition que de soumettre ceux qui s’y opposent « à la raison » ou à « la vérité » d’un discours. Nul besoin aussi de préciser qu’à l’intérieur tout comme entre les institutions, s’établissent inévitablement des rapports d’exploitation indéniablement conflictuels et que chacune d’entre elles ne cherche qu’à imposer à l’autre « la raison du plus fort » en faisant mine d’occulter le nécessaire rapport d’exploitation qui est indispensable à cette logique. Tout résiderait donc dans le positionnement subjectif, soit du point de vue d’où l’on décide de voir le monde. Toute la question de la souveraineté se pose là. De quel lieu décide-t-on d’être souverain ? Du promontoire éclairé de la conscience ou de la position de l’analysant plongeant son regard dans l’obscurité ? Freud, comme Marx, comme Nietzsche, inaugure de cette idée qu’on ne peut pas tout voir de partout et qu’on ne peut découvrir la réelle teneur de cette réalité conflictuelle qu’à la condition d’occuper certaines positions dans le conflit, à l’exclusion des autres, au risque de succomber à l’illusion d’une suprématie éclairée et éclairante.

Sans doute a-t-on expliqué à cette personne, qui spontanément se proposait de nous exposer les fruits de son travail, qu’il fallait qu’elle soit consciente de ce que représentait un tel projet pour l’institution qu’elle était censée représenter implicitement. Nous comprenons donc aisément l’utilité du « sujet conscient de soi » pour toutes les idéologies dominantes. Elle devient terriblement requise pour mener à bien toutes les stratégies d’exploitation. Il devient alors facile de dire aux citoyens ce qu’ils doivent être pour qu’ils puissent accepter leur propre soumission, d’autant plus docilement que cette contrainte se fait hors violence armée, pour leur bien ou leur sécurité ou pour l’unité du bien collectif.

Vous l’aurez, je pense, compris, ce n’est pas à ce risque de l’unité des sujets conscients d’eux-mêmes que notre société vous invite en se rassemblant. Chacun ici est libre de se déterminer sur ce projet, cette orientation qui tenteront de se concrétiser par des actions essayant de percevoir les enjeux de la pratique analytique du seul point de vue de l’entendement secret. La pensée ne s’élabore que secrètement, à l’insu. C’est bien cette idée simple qu’il nous faut tenter de faire vivre. Chacun y a donc spontanément sa place.

Je vous propose donc que notre stratégie soit celle de l’hospitalité et que notre politique soit, pour reprendre une expression de Derrida, une politique « au-delà du principe de fraternité ».

Francis CAPRON