Activités › Groupe de recherche

Compte rendu du 24 janvier 2015

Nous commençons notre rencontre par la lecture du texte rendant compte des mots prononcés par le Rabbin Delphine Horvilleur, le 15 janvier 2015, lors des funérailles d’Elsa Cayat, psychiatre psychanalyste assassinée lors de la tuerie perpétrée le 11 janvier 2015 à la rédaction du journal Charlie Hebdo.

Nous avons besoin suite à ces événements de parler ensemble de ce qui s’est passé.
En effet, nous restons avec une impression que nos pères ont été assassinés, nous avons le sentiment d’une violence, comme si quelque-chose de profond avait été attaqué en nous.
Le sentiment aussi qu’il s’est agi là d’une tentative d’assassinat de la pensée. Charlie Hebdo c’était d’abord de la pensée, ce n’est pas pour rien d’ailleurs, qu’ils accueillaient dans leurs conférences de rédaction un économiste (Bernard Maris) et une psychanalyste (Elsa Cayat). D’ailleurs il faut noter que la seule femme assassinée, Elsa Cayat, était Juive. Il y a un gouffre vertigineux entre la bêtise qui assassine et ce monde du raffinement intelligent qu’est Charlie Hebdo.

De même, nous avons éprouvé un malaise à la suite du rassemblement du dimanche 15 janvier. Certes, il y a bien eu un trait identificatoire « Je suis Charlie », qui a permis ce rassemblement hors du commun. Pourtant, il nous semble que ce mouvement républicain est venu exclure quelque-chose. Il aurait été vraiment souhaitable que les français musulmans soient présents en plus grand nombre en ce rassemblement, qu’ils puissent également s’identifier au « Je suis Charlie ». Or, ça n’a pas été le cas. Résulte donc de cette marche du dimanche une inquiétude.

Ainsi, on pourrait parler d’un défilé républicain sans la République.

Nous essayons alors de penser l’absence de ces français musulmans :
Une partie de la population semble là réclamer justice à une autre. Une partie de la population française qui se sentirait exclue du système, considérant que ce système est décadent, corrompu et non vertueux. C’est là le processus de la guerre civile.
Pour comprendre ce processus, peut-être faut-il remonter plus loin dans l’histoire, jusqu’aux guerres Ottomanes, ou plus récemment évoquer l’attitude politique de Georges W. Bush en Afghanistan.
Il est également indéniable que le libéralisme ne crée certainement pas de la vertu, ni de la justice sociale…
Peut-être aussi, cette absence des personnes de confession musulmane lors des rassemblements, provient-elle d’une ambivalence entre le désir et la peur par rapport au fait d’être vu à cette manifestation ?
N’y a t-il pas alors un règne de la terreur au sein de la communauté musulmane ? Une espèce de diktat qui pèserait de façon diffuse lorsque des manquements à la pratique religieuse seraient constatés ?
On peut aussi constater un symptôme dans le fait de ne pas se reconnaître ou se sentir français. D’ailleurs, l’expression « Musulmans de France » pose en elle-même et déjà un problème.
Car, pour s’intégrer au cœur de ce qu’est la laïcité républicaine, il faudrait apprendre la langue, passer par la raideur de la langue, disparaître, en quelque sorte derrière ces principes de la République française, dont la spécificité est la laïcité. Or, il semble que ce désir d’intégration ne soit pas compatible avec la religion musulmane. C’est là que l’État échoue, lorsque passant par la démagogie, il n’applique plus les principes républicains depuis déjà longtemps.

Si l’on tente d’analyser tout cela d’un point de vue plus spécifiquement psychanalytique, on peut se demander si ces assassins, enfants de la République, qui sont nés quand Cabu avait 40 ans, n’ont pas commis là un parricide. Ils tuent leurs parents, leurs aïeux. Ce serait là une autre dimension encore de cette question d’une sorte de guerre civile.
On pourrait poser l’hypothèse d’une carence des pères.
Peut-être les fils se sentiraient-ils humiliés d’une carence des pères. Ces derniers n’auraient pas su exister, lors de leur arrivée en France, en leur identité. Les pères auraient désiré se fondre dans le paysage français, alors même qu’ils avaient été humiliés par la France lors des conquêtes coloniales. Ces jeunes auraient alors maintenant des désirs de vengeance face à cette République française qu’ils ne reconnaissent pas. Cette sorte de vengeance passerait par le rejet des principes de la République, et celui en particulier de la laïcité, rejet accompagné d’un sursaut religieux.
Les fils exprimeraient ainsi une double irrévérence : à l’égard de leurs pères et à l’égard de la République. Ne se sentant redevables de personne, ils seraient hors-la loi du symbolique, cette loi se retrouvant alors à travers la loi religieuse.
Cette idée d’une double irrévérence est fondamentale. Elle peut même aller plus loin : ne plus rien devoir à personne est le signe d’un défaut du symbolique. Le religieux viendrait tenter de réparer cette faille mais en fait en la creusant.

Nous nous interrogeons enfin sur l’appellation du terme terrorisme. De quoi parle-t-on vraiment en employant ce mot ? Pourquoi ne pas plutôt parler, par exemple, d’Islamo-fascisme ?
Nous lisons pour nous éclairer, l’article du Monde diplomatique de Février 2004, dans lequel Jacques Derrida répond à la question Qu’est-ce que le terrorisme ? (Article consultable sur Internet en tapant sur les moteurs de recherche : « Terrorisme Derrida »).
Nous rappelons également ce qu’a dit Roland Barthe à propos du fascisme : il y a fascisme non pas lorsque l’on empêche de dire, mais lorsque l’on oblige à dire.

Nous terminons notre réflexion en interrogeant le voile.
Peut-on parler d’une érotique du voile ? Face à cette question, nous rappelons ce que dit Starobinsky à propos de Rousseau :
« La transparence fait l’obstacle ».
Cela renvoie à l’interrogation métaphysique du voile chez Jacques Derrida : Certes, soulever le voile pour voir ! Mais derrière le voile se reconstitue toujours et à nouveau le voile. Car, c’est ailleurs, en un hors-lieu que ça se passe. On ne verrait rien d‘autre, en soulevant le voile, que ce qui est voilé. Ce qu’on tenterait de dévoiler, ce que l’on cherche à voir est toujours ailleurs, renvoyé en un hors-lieux, en un impossible à jamais voilé.

À l’issue de toutes ces réflexions, nous décidons, en tant que Société Psychanalytique, de nous engager sur plusieurs points :
. Publier le texte du rabbin Delphine Horvilleur sur la première page du site de la Société Psychanalytique de Tours.
. Associer ce texte à un préambule.
. Rechercher un caricaturiste pour « croquer » nos débats. C’est-à-dire relever le défi de l’esprit de Charlie Hebdo selon lequel il faut rire pour créer un décalage, une faille afin de s’opposer à la terreur !

13 décembre 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Nous lisons aujourd’hui un extrait de Jours de l’an de Hélène Cixous dans lequel la question de la distinction entre l’auteur et « moi » vient préciser le travail fait, lors de notre dernière rencontre, autour du lien possible qui existerait entre la question de l’écriture et celle de la mort.
Hélène Cixous se dit être, comme précédemment développé, du côté de « ma mère vivante ». Donc, du côté de la vie, alors que Derrida lui, ne cesse de lui dire : « Moi je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre, elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté qu’on meurt à la fin, trop vite, elle le sait et elle en écrit mieux que quiconque, elle en a bien le savoir, mais elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien. »

Dès le début du texte, Hélène Cixous parle de l’auteur « toute à son drame » qui « part de moi et va où je ne veux pas aller. Souvent je sens qu’elle est mon ennemie. Non pas l’hostile, mais celle qui me déborde, me déconcerte, va jusqu’à me jouer, me rouler, me faire tomber et faire valoir une face que je n’approuve pas. Sans le faire exprès. Ingouvernable ».
Et surtout : « Souvent elle est comme morte quand moi je vis. Et inversement »
« Il y a en moi une force inconnue qui écrit avant moi, contre moi, et que je redoute cette fois-ci plus que jamais. C’est elle qui est ma mort. »

La solution ? Se demande alors Hélène Cixous.
« Écrire par surprise. Avoir tout noté par éclairs. Télégraphier. Aller plus vite que la mort. »
À partir de cette lecture nous prolongeons ainsi notre réflexion :

. « Je rêve d’une écriture qui ne serait pas une mort » dit Jacques Derrida.
Or, cela renvoie à la question de l’archive. Car dès que l’écriture archive quelque chose, dès que l’on prépare quelque chose, comme lorsque l’on prend des notes en amont d’un travail d’écriture, par exemple, on mortifie la spontanéité de la vie. L’archive tue. Alors même qu’elle trace et conserve, elle perd. Car elle tue ce qui est vivant, ce qui est en train de vivre, ce qui est battement de vie. C’est pourquoi selon Derrida l’archive travaille toujours et a priori contre elle-même.
Il y aurait donc une équivalence des sens entre être « sauvé » et « perdu » par l’écriture. Un sauvetage qui serait en même temps une condamnation.
À cette archive destructrice, on pourrait opposer le refoulement qui n’est pas oubli, mais qui n’est pas archive non plus, puisqu’il y a tout à la fois « effacement » et conservation, là aussiun perdu-sauvé, ou encore quelque chose qui continue à vivre tout en disparaissant.
Le bloc magique, image freudienne du psychisme évoque pour Derrida cet oubli qui n’en est jamais un. Selon Freud, l’appareil psychique est assimilé à une écriture qui se tracerait sur cette ardoise magique : écriture sur bloc magique, car il y a mise en réserve et conservation indéfinie des traces en même temps qu’une surface d’accueil toujours disponible.

. Mais écrire par surprise renvoie aussi au désir d’échapper à la mortification de la vie immanquablement à l’œuvre dans et par l’écriture.
Derrida le dit ainsi : « Dès qu’il est saisi par l’écriture le concept est cuit »
Comment la spontanéité peut-elle être réellement inscrite dans l’écriture ? Comment l’auteur pourrait-il ne pas « trahir un peu mes affections » ? demande Hélène Cixous.
Nous pensons à l’écriture automatique des Surréalistes : il s’agirait là de donner quelque-chose qui ne serait que du côté de la vie. Nous évoquons aussi la phrase de Henri Pichette : « La poésie est une salve contre l’habitude ».
L’écriture se voudrait faite d’explosions : une écriture éruptive, violente en cette irruption. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas (…) La beauté convulsive sera érotique, voilée, explosante, fixe, magique, circonstancielle ou ne sera pas », disait André Breton dans L’amour fou.
Cependant, cette écriture « en irruption » n’est-elle pas seulement de l’ordre duvœu, d’un impossible, dans la mesure où il y toujours occurrences avec l’histoire narrée, l’histoire « à raconter », ou encore avec l’Histoire ?Peut-être Hélène Cixous pose-t-elle cette question de l’histoire en utilisant de nombreuses fois le mot histoire en l’espace de quelques lignes. C’est dire que l’écriture est toujours inscrite au cœur d’une temporalité soit singulière, soit collective. D’ailleurs, il est important de noter, qu’en cet extrait se distinguent deux dates : « Pendant que moi depuis le 12 février de cette année, j’essaie de saisir les brèves lueurs de vérité.. » ; « Comment cela finira-t-il ?
L’auteur ne le sait pas, voilà ce qu’il y a de plus vrai ce jeudi de juillet. La fin de l’année viendra. »

De même, par rapport à cette écriture par surprise, par éclairs, par précipitation se pose évidemment la question de la lecture.
Car, la lecture ne vient-elle pas elle aussi, mortifier, fossiliser le texte et sa spontanéité ?
Par exemple, en linguistique on distingue l’ordre de l’événement et l’ordre de l’écriture.
Ordre de l’événement qu’il s’agirait de débusquer par une lecture incisive et chirurgienne. Cet ordre se dévoile donc à l’aide d’un travail d’inventaire du vocabulaire, des occurrences qui par récurrence font se profiler des isotopies. Ces insistances permettent ainsi des modalités d’accès au sens. En effet, en lui même le texte est lisse, en lui-même il n’a pas a priori de profondeur. Cette démarche structurale, ce réaménagement, par la lecture précise, permettrait de dévoiler la profondeur cachée.
Cependant, n’est-ce pas là précisément que se glisse une lecture déformante, mortifiante, interrompant l’explosion spontanée, le jet fulgurant de l’écriture du côté de l’auteur, du côté de la vie, qui, du côté du lecteur, vient surprendre ?
Car, lire et écrire ne sont-ils pas au fond, une seule et même chose ? Ou plus exactement ne s’entremêlent-ils pas en un rapport dialectique entre la vie et la mort. Il est frappant de voir que dès qu’un écrit touche il suscite le désir d’écrire.
Se dessine ici contre l’idée d’une lecture mortifiante, celle d’une lecture remuant le gisant qu’est le texte. À tel point qu’il faudrait penser un lirécrire : prendre un texte, s’y glisser, ajouter des passages. Ce qui donnerait un même et autre texte. C’est évidemment ce que fait Derrida ici avec le texte de Hélène Cixous dans H.C. pour la vie, c’est-à-dire..., mais aussi avec de nombreux autres auteurs. Derrida lecteur…
Nous pensons là à l’écriture dite « à quatre mains » ou aux correspondances. Il semblerait, notamment, que dans la correspondance on réduise l’écart entre le lecteur et l’écrivain car on connaît la personne à laquelle on s’adresse.
Pourtant, là aussi, il semble que l’imaginaire de l’adresse joue à plein et même sans doute davantage que lorsque l’écriture s’adresse à un lectorat diffus et inconnu. Nous ne savons jamais à qui l’on s’adresse vraiment quel que soit le « type » d’écriture.
« Arriver serait à un sujet, arriver à « moi ». Or, une marque quelle qu’elle soit, se code pour faire empreinte, fût-elle un parfum. Dès lors qu’elle se divise, elle vaut pour plusieurs en une fois : plus de destinataire unique » affirme Derrida dans La Carte postale. Dans cette sorte de correspondance qu’est La carte postale, Derrida se demande : à qui nous adressons-nous vraiment ? À qui au-delà du destinataire visible sur l’adresse ?

. Évidemment ces questions reviennent en boucle sur celles du départ de notre réflexion – preuve, s’il en fallait que nos séances du samedi sont de la pensée en action, en communauté, en mouvement, vivante…! Vivante parce que « cela revient » : ce n’est donc jamais archivé, clôturé -, départ de notre réflexion, donc, où nous parlions de la différence entre l’auteur et moi, entre le lecteur et moi.
Nous arrivons à la conclusion qu’il n’existe pas de sujet « pur », de mot « nu », d’adresse unique. Il semble ne pas être possible de dénuder le mot de l’émotion qu’il contient. Il n’existe pas de nudité graphique. Alors même que lesmots sont travaillés, au départ ils ne sont pas choisis, mais « fulgurent ». Peut-être est-ce aussi pour cela que Derrida affirme à l’inverse de Lacan, que la lettre n’arrive jamais à destination, qu’elle est toujours déjà divisée.
(Sur cette question de la distinction entre Lacan et Derrida, je me permets de vous renvoyer à la lecture du compte rendu de la Société Psychanalytique du 3 mai 2014 dans lequel un long développement avait été consacré aux rapports entre Derrida et la psychanalyse, en particulier sur cette question de la divisibilité de la lettre)

La question de la présence à soi-même dont le paradigme est particulièrement interrogée dans l’écriture, à travers la dissociation ou la division entre l’auteur et moi, peut sans doute être élargie au-delà de cette seule occurrence : division du destinataire, donc du lecteur et du sujet.



L’après-midi, nous réfléchissons à l’organisation de notre projet Une journée avec…
Il s’agirait d’accueillir un invité qui serait comme une sorte de témoin de l’histoire.
Par exemple, Hélène Cixous, ou à nouveau Éric Marty.
Mais il convient avant de les contacter de bien spécifier le thème ou la question sur laquelle nous voudrions qu’ils viennent parler à Tours, afin aussi qu’ils puissent baliser leur intervention.
Nous voudrions garder le côté convivial qu’avaient les Journées de Tours et pour cela proposons que « la journée » commence le vendredi soir, avec projection d’un film en lien avec le thème, par exemple.
Évidemment, la question du lieu se pose : nous aimerions un lieu chaleureux ou au centre ville, ou pourquoi pas, à la campagne dans un château par exemple. Mais là, bien-sûr se posent les questions du transport et de l’hébergement.
Nous allons déjà aller prospecter du côté de quelques possibilités de sites à Tours.
À suivre donc…

22 novembre 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Étude d’un extrait de H.C. pour la vie, c’est-à-dire…
de Jacques Derrida

Tout d’abord, nous sommes heureux d’accueillir parmi nous Madame Nicole Fontaine qui nous rejoint en notre groupe de la Société psychanalytique de Tours.


Au colloque de Cerisy-la-salle, en juin 1998, consacré à Hélène Cixous, Jacques Derrida donne une conférence intitulée : H.C. pour la vie, c’est-à-dire…

Jacques Derrida y prononce un hommage vibrant à l’adresse d’Hélène Cixous. Il n’a de cesse de dire son admiration pour son écriture. Mais la question fondamentale de cette intervention est celle de leur différend face à la mort. Jacques Derrida le dit ainsi : « Moi je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre, elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté, qu’on meurt à la fin trop vite, elle le sait, et elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien. » Éditions Galilée, 2002, p. 9-10.

À partir de cette question qui les « sépare », Jacques Derrida va tricoter leurs mots ensemble, et de là sinuer, digresser et errer en des pistes et circonvolutions autour des œuvres d’Hélène Cixous. De ce qu’elles disent de ce : « être du côté de la vie ou de la mort… ». En particulier, à travers les œuvres Or et Jour de l’an.

Nous proposons aujourd’hui de lire ensemble un extrait de H.C. pour la vie, c’est-à-dire… Les pages 27-28-29.
Dans cet extrait il est spécifiquement question de la façon dont Jacques Derrida s’interroge sur la place qu’il pourrait prendre afin de rendre la parole à H.C., alors même qu’il ne peut se situer vraiment ni de son côte, ni du sien. Il ne sait plus où se mettre dit-il, ni où placer sa voix. De même, à côté de cette question de la place, est envisagée la question du deuil, puisque cet extrait de Jour de l’an lu par Derrida renvoie au rapport de H.C. avec la question du père mort.

Ainsi ce texte sous-tend de nombreuses questions cliniques.

. Et notamment la question du sujet et du sujet de l’écriture, question qui sans être explicite semble être ici en filigrane.
En effet, Helène Cixous, citée par Derrida,affirme : « C’est comme si on nous disait : ton père mort, voudrais-tu qu’il ne le soit pas ? Je ne peux regarder la réponse en face.
Une différence entre l’auteur et moi : l’auteur est la fille des pères-morts. Moi je suis du côté de ma mère vivante. Entre nous tout est différent, inégal déchirant. »
À partir de la lecture de cette phrase, Derrida pointe l’impossibilité qui saisit Hélène Cixous, elle-même, pour se situer du côté du moi ou du côté de l’auteur.
Cela renverrait-il à l’opération de délocalisation à l’œuvre dans le psychisme ?
Et alors, le deuil ne pourrait-il pas être conçu comme un processus de délocalisation ?
Du côté de Derrida, cela renvoie évidemment à la question de la signature.
Un énoncé oral à la première personne du présent de l'indicatif implique que la personne soitprésente. Mais qu’en est-il à l’écrit ? Ce qui atteste de la présence de l’auteur, c’est sa signature, cela indique qu’il ait présidé au travail de l’écriture, qu’il l’ait signé. Mais il n’est plus présent, ici et maintenant, il l’est par sa seule signature. Ainsi, la question est de savoir ce qui atteste vraiment de cette présence ? N’y a t-il pas là l’effet d’une croyance ? Je crois que le texte est de cet auteur, mais rien ne l’atteste jamais vraiment.
Et la question se pose encore davantage ici, dans le texte que nous étudions, lorsque l’auteur Hélène Cixous, celle qui signe le texte, précise qu’elle n’est pas identique à elle-même, à « moi », qu’il y a séparation entre l’auteur et « moi ».
De façon plus générale, Jacques Derrida interroge la question de la présence en affirmant qu’il n’y a jamaisde présence pleine. Contre la phénoménologie, il s’oppose à l’idée qu’il puisse y avoir une présence pure, une présence à soi de la conscience, selon l’expression de Husserl. La présence suppose toujours en soi et déjà, l’autre de soi. Cela d’autant plus que la présence peut fonctionner aussi au-delà de la présence, c’est-à-dire dans l’absence, et même par delà la mort. Alors, qui suis-je maintenant ? Je ne peux jamais vraiment le savoir… Cela d’autant plus que selon Derrida, et en cela très proche de Freud, le présent n’est jamais qu’un futur antérieur. Il n’y a pas de métaphysique de la présence, mais il y a un éternel présent, pensé comme étant aussi bien passé qu’à-venir.
C’est donc impossible de déterminer qui écrit vraiment, dans une présence tant identitaire que temporelle : l’auteur ou moi ou même peut-être l’autre de moi en moi ?

Nous pensons, dans ce contexte, à la nouvelle de Borgès intitulée L’autre dans Le livre de sable.Dans cette nouvelle l’auteur s’interroge lui aussi sur ce que serait « ce » lui et envisage cette question à travers la fiction d’une rencontre entre lui jeune homme et lui vieil homme, où le moi est alors vécu comme une succession de moi différents.

. À cet impossible de savoir de quel côté se placer, Jacques Derrida ouvre sur un autre impossible : l’impossibilité de répondre à la question : « ton père mort, voudrais-tu qu’il ne le soit pas ? Je ne peux regarder la réponse en face. » Or, n’est-ce pas à partir de cet impossible que pourrait s’envisager la possibilité de l’écriture ? Et, ne serait-ce pas là aussi que l’on pourrait saisir cette nécessité de la dissémination du père mort en une multiplicité de pères-morts, comme autre condition de possibilité d’un deuil qui s’enracinerait dans et par l’écriture ?
De même, qu’elle ne peut envisager en face, de voir le père mort qu’à la condition de se séparer elle-même d’elle-même- en devenant un auteur, donc -, ne parvient-t-elle pas dans cette pluralisation dupère mort en des pères-morts, permise par l’écriture, à sauver le père de la mort ?
En effet, la substitution devient ici envisageable : il y a du père en raison même de la mort. On sauverait l’unicité du père à partir de la possibilité du remplacement.
Cela semble aussi renvoyer à Freud dans Totem et Tabou : il n’y a de père que mort. C’est lorsque le père est tué et mangé que la communauté des frères devient possible. Avant il n’y a pas de communauté, mais seulement des individus.
Or, avec cette question du père mort, Hélène Cixous fait rimer la question de sa mère vivante, du côté de laquelle elle parviendrait, en revanche, à se situer. Elle parvient à être du côté de sa mère vivante. Il s’agit dit Derrida vis à vis de la mère, d’une situation où H.C. parvient à dire « moi, je suis… ». Là avec sa mère vivante, elle se dit être moi, « moi qui me trouve ici à côté et du côté de ma mère vivante. ». Elle trouve là le côté où elle peut se situer elle. En cela aussi on retrouve la référence à la psychanalyse. En étant elle, du côté de sa mère vivante, elle n’est plus la fille des pères-morts, mais elle est elle-même.
La mère elle, serait alors irremplaçable, unique, permettant à la fille de ne plus être seulement fille de, mais de devenir elle-même. D’être moi.
Cela permettrait la résolution du complexe d’Œdipe pour la fille, telle que la pense Lacan : selon lui, et contrairement à Freud, il n’y aurait pas besoin d’une idéalisation obligée de la mère précisément parce qu’elle ne peut être qu’unique. Par là la fille peut devenir elle et peut se tourner ailleurs pour devenir – au sens d’ « être » - le phallus pour un autre homme que le père.
On peut également associer ici le propos avec Freud, dans cette façon de penser le rapport à la mère, et cela à nouveau dans Totem et tabou : la transmission du totem se fait par la mère. Font donc partie de la même famille les pères, les frères et les sœurs qui pourraient avoir pour mère cette mère unique qui pose l’interdit de l’inceste.
Cependant, même si l’on peut ici saisir une sorte d’adhésion impliciteaux propos de la psychanalyse, Derrida plus loin – page 29 – interroge tout de même la psychanalyse en renvoyant à nouveau à la question du décalage entre l’auteur et le moi, l’auteur et le moi qui ne sont pas elle dit Hélène Cixous, mais qui ne sont pas non plus sans elle ; tout comme il existe un décalage entre la littérature et son autre : la fiction, le possible, le réel et l’impossible. Or, rappelons que la fiction est ce dont est taxée la psychanalyse dans Le facteur de la vérité, lorsque Derrida lit avec acuité le séminaire de Lacan sur La lettre volée.

. Quoi qu’il en soit, ces questions autour de la mort du père, de la position de la fille par rapport à la mère et la façon dont Hélène Cixous vit ce lienen même temps que cette perte, peut renvoyer aussi et semble-t-il, à la différence des sexes. En effet, comment se représenter vraiment, lorsque l’on est un homme, ce que peut être pour une femme de perdre son père ? De la même façon : que représente pour un homme le fait de perdre sa mère ? En tant que femme on ne peut pas se le représenter. Derrida n’a t-il pas lui-même décliné les interrogations et les émotions que cela suscite en lui dans Circonfessions ? Et là aussi l’écriture n’est-elle pas venue pour lui étayer sa douleur et son rapport à la perte et au deuil ? En réfléchissant ici à partir des textes de H.C. à ce qu’en tant que femme, la disparition de son père mort implique, ne revient-il pas par là travailler pour lui-même,sur la spécificité qui se dessine dans la différence des sexes ? N’interroge-t-il pas aussi ce qui se trame dans cette spécificité face à la perte et au deuil ? La question du « côté » se rejoue ici aussi : quelles sont les places que chacun - lui et elle, homme et femme - pourrait avoir face à la mort du père ou de la mère ? De quel côté sont–ils chacun ?
Si avec H.C. on peut penser une unicité du père sauvée par la substitution ou la multiplicité des pères-morts, peut-on vraiment de la même manière et du côté masculin, penser une multiplicité des mères-mortes ? Ne dit-on pas d’ailleurs dans le langage courant : « Avoir une seconde mère », ce qui induit que cette deuxième mère ne supplée jamais à la première. Alors qu’en revanche l’expression populaire dira : « C’est un père pour moi ». Sous entendant qu’il peut y en avoir plusieurs.

. Peut-être est-ce alors pour cela que ce texte de Jacques Derrida est travaillé par une incessante répétition des occurrences « pères-morts ». L’idée y circule et avance à travers les intervalles de la répétition, et cela à partir du point fixe que représente les pères-morts.
Or, ces répétitions ne renvoient-elles pas au concept d’itérabilité ? C’est-à-dire d’une répétition qui en fait n’en est pas une, mais qui avance par dissémination du sens, en le différenciant au fur et à mesure que le texte s’écrit ? On peut pour corroborer cette idée d’itérabilité à l’œuvre dans ce texte, reprendre la façon dont Stéphane Habib analyse l’écriture de Jacques Derrida et la déconstruction, dans un article paru dans Les temps modernes – Juillet et octobre 2012 – et intitulé in média res. Stéphane Habib est en train de travailler la répétition à l’œuvre dans le rapport d’Écho avec Narcisse décrit par Ovide, et il affirme :
« Au moment même où j’étais en train de répéter, de réécrire Ovide et ce fabuleux « Viens ! » crie-t-il ; à son appel elle répond par un appel, donc bien entendu « Viens ! », eh bien m’est venu ou revenu que c’était très précisément là ce qui accompagnait l’une des rares définitions de la déconstruction par Jacques Derrida : « L’invention de l’autre, venue de l’autre, cela ne se construit certainement pas comme un génitif subjectif, mais pas davantage comme un génitif objectif, même si l’invention vient de l’autre. (…) . Se préparer à cette venue de l’autre, c’est ce qu’on peut appeler la déconstruction. Elle déconstruit précisément ce double génitif et revient elle-même, comme invention déconstructive, au pas de l’autre. Inventer, ce serait alors « savoir » dire « viens » et répondre au « viens » de l’autre. Cela arrive-t-il jamais ? De cet événement on n’est jamais sûr. » (In Psyché, invention de l’autre pp.53-54) »
Ne pourrait-on pas alors se demander si l’invention de l’autre ne serait pas particulièrement à l’œuvre dans la différence des sexes : Au « Viens ! » de Narcisse, Écho répète « Viens ! ». Mais pas seulement, car elle sait répondre au « Viens ! » de Narcisse, elle qui ne sait pourtant que répéter ! Et l’un et l’autre se rejoignent, s’inventent ici même dans la rencontre de leur différence. Ils se rejoignent alors même qu’ils sont chacun de leur côté !

. Pour terminer, nous pouvons enfin renvoyer à propos de la question de la mort à la façon dont Jacques Derrida et Hélène Cixous ont été tous deux confrontés à la mort d’un proche dans leur jeunesse : Jacques Derrida à la mort de son frère et Hélène Cixous à celle de son père, lorsqu’ils avaient chacun une dizaine d’années.
Or, Jacques Derrida en retire une interrogation incessante par rapport à l’avenir. Hélène Cixous dit de Jacques Derrida à ce propos, qu’il sera pour toujours préoccupé par cette question de l’avenir : une mort à-venir inséparable de la vie.
Quant à elle, elle dit qu’elle n’aura de cesse de faire revenir les morts.
En quelque sorte, tous deux ont leur pensée traversée par la question de la spectralité.
À ce sujet, on peut lire ce très beau passage de H.C. pour la vie, c’est-à-dire… au sujet de la résurrection : il est un rite et un rythme du deuil en famille juive : le souffle psychique du vivant survit et flotte, il anime encore pendant un certain temps après la mort et on peut le rattraper, dit Jacques Derrida, par un fil, par une mèche de cheveux.
« …pendant une huitaine de jours. Peut-être Quinze. Pendant ces jours ilest encore possible de les ramener de ce côté. Evidemment il est nécessaire que certaines conditions délicates soient remplies : il s‘agit du lien vital qui unit deux créatures… ».
Au « de quel côté suis-je ? », moi vivant, par rapport à la mort, qui inaugure l’ouvrage, semble répondre ce magnifique mythe, en ce qu’il interroge cette fois, le côté même du mort, le côté qu’il pourrait occuper en tant que mort, pour les vivants qui l’aimèrent.
De quel côté est-il ? De celui des vivants ou des morts ? Ni l’un ni l’autre semble-t-il, ou peut-être les deux…Ce rite illustrerait alors magistralement ce concept de la vie la mort à l’œuvre dans tout le travail de Jacques Derrida.

11 octobre 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Ce début de reprise de notre activité est marquée, frappée pourrait-on dire, par le départ de notre groupe de Patrick Ceccon, notre président adjoint. Départ autant inattendu que brutal, sans véritable explication. Cela nous renvoie évidemment à nous-mêmes et à ce que la Société psychanalytique de Tours propose ou peut devenir, nous décidons de réfléchir ensemble aux interrogations que cela suscite profondément pour nous tous.

D’abord, les Journées de Tours sans Patrick Ceccon sont inenvisageables !
Nous les annulons donc.
Nous décidons de proposer, une fois par trimestre des Journées d’études, moins difficiles à organiser.

De même nous sommes renvoyés à cette question récurrente : nous sommes une Société psychanalytique, alors ne faudrait-il pas penser ce « psychanalytique » en terme de clinique ? Notamment ne pourrait-on pas envisager un groupe dans le groupe qui proposerait des réflexions « cliniques » ?
Bien-sûr, si certains s’y emploient pour mettre en œuvre cette proposition, cela peut tout à fait être une nouvelle orientation.

Cela dit, dès les origines de sa création, dès ses commencements, la Société Psychanalytique s’est voulu orientée vers une démarche entremêlant psychanalyse et philosophie.
N’est-ce pas en effet, la philosophie qui permet de réfléchir et de penser dans un en-dehors de ce qu’elle étudie ?
Cette place là, n’est-elle pas celle qui permet le mieux de se distancier et de repenser le terme même de place ? Notamment : quelle est la place de la psychanalyse dans la société d’aujourd’hui ? Quelle est la place du « soignant » face au « patient », dans les institutions et en-dehors des institutions ?

Alors, ne faudrait-il pas revendiquer encore plus fortement notre orientation philosophico-politique en allant jusqu’à clairement re-nommer notre Société ?
Un nom qui afficherait explicitement notre spécificité à la fois philosophique, psychanalytique et politique ?

De même dans le registre de la place, nous décidons de nous interroger ce samedi sur le paradoxe qu’il y aurait à exister dans une collégialité sans hiérarchie, sans bureau, sans chef et la nécessité qu’il y ait un « guide » pour qu’un groupe puisse se penser en tant que tel. Un guide intellectuel, notamment. Freud lui-même affirme la nécessité d’un tel « dirigeant » pour guider les communautés. Il parle notamment, dans sa lettre sur la guerre à Einstein, d’une « dictature de la raison » qui serait incontournable pour pouvoir envisager l’idée même de paix.

Nous pensons à partir de ce paradoxe à la notion de héros.
Qu’est-ce qu’un héros ? N’est-ce pas d’abord une figure tragique de la littérature ? À la fois rebelle et fragile, il témoigne d’une sorte de romantisme à l’œuvre, notamment en ce qu’il se pense à la marge, contre les institutions. Il est à la fois pathétique et sublime. Sublime parce que visionnaire et ayant le sens du dépassement, mais en même temps confronté à des échecs et à une solitude perpétuelle.
Une figure alliant l’énergie et la mélancolie. Peut-être est-ce grâce à ce mélange qu’on lui emboite le pas, qu’il est considéré aussi comme un guide ?
Nous pensons à Œdipe, à Julien Sorel, à d’Artagnan, à Georges Sand, à Éros…
Alors cette figure du héros existe-t-elle encore aujourd’hui ? Dans la mesure où notre époque est particulièrement tragique, loin d’une sorte de nirvana qui serait terne et fade, il semble que le héros soit plus que jamais attendu !

Nous proposons également de réfléchir à réhabiliter un lieu d’hospitalité à Tours.
Lieu dans lequel il y aurait des cliniciens qui seraient susceptibles d’accueillir le passant, quiconque passerait. Cette idée également présente à l’origine de la fondation de la Société Psychanalytique de Tours supposait d’accueillir de façon inconditionnelle - ou tout au moins en un inconditionnel qui pense ses conditions -, d’accueillir donc, toute demande autour du désarroi et de la misère. Il s’agirait de penser « le soin » dans un rapport « immédiat » à « la rue ».
Là encore se pense l’idée d’une institution hors institution, hors cadre. Un hors institution à l’image de ce qu’a pensé Derrida en un autre registre, lorsqu’il a fondé le Collège International de Philosophie. C’est pourquoi, pour installer ce lieu d’hospitalité, il faudrait un autofinancement.

13 septembre 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Notre groupe de recherche travaille depuis plusieurs mois maintenant sur les rapports entre la psychanalyse, la politique et la philosophie, notamment dans l’œuvre d’Althusser, mais aussi à travers tout ce qui se croise en amont de ces questions avec Marx et ensuite avec Derrida.
Et, nos interrogations portent plus particulièrement sur la question de la rupture épistémologique, au sens de Bachelard, qui serait à l’œuvre aussi bien dans la théorie de Marx, que dans celle de Freud, puis de Lacan. Il nous semble en effet qu’Althusser dans sa lecture de Marx et de Lacan articule cette idée de rupture épistémologique et par là vient éclairer comment un matérialisme de la pensée pourrait venir couper ce que la philosophie et la pensée en général ont d’idéaliste.

Nous avons le grand plaisir, en ce samedi, d’accueillir René Warq, ancien professeur en sociologie à l’Université de Tours qui a eu l’amabilité de venir nous parler de Marx et d’Althusser. Nous l’en remercions vivement.

La question de la rupture épistémologique

René Warq date la rupture épistémologique à l’œuvre dans la pensée de Marx en 1845, à partir de l’Idéologie allemande. Il s’agit pour Marx de : « rompre avec les anciennes manières de penser ». C’est-à-dire changer de problématique. René Warq rappelle que la problématique se définit très précisément ainsi : « Une affirmation théorique qui ouvre un champ de questionnements par rapport à un objet spécifique, défini dans un espace idéologique et historique donné. » Ainsi, changer de problématique consiste à changer d’objet.
Or, dans Introduction à la critique de l’économie politique de 1857, Marx tente de penser un nouvel objet, un concret de pensée.
Car, avec Feuerbach, la sortie de l’aliénation reste hégélienne. Le problème est alors que l’on reste enfermé dans un matérialisme dialectique. Avec Feuerbach la critique de la religion consiste simplement à inverser le prédicat et le sujet. La religion selon Feuerbach est la projection par l’homme de son essence en une transcendance. Il s’agit donc d’une projection dans le ciel de cette essence.
Or, pour Marx, Feuerbach n'est pas allé assez loin : il conserve l'essentiel de la religion faute d'une critique de la situation historique qui engendre la religion. Car, l'aliénation religieuse est engendrée par une situation économique et politique qui consacre l'aliénation. Si l'homme s'objective idéalement en Dieu, c'est parce qu'il est scindé en lui-même dans cette vie ci. L'être générique est objectivé en Dieu parce-que l'homme, dans la société capitaliste, est dépossédé de son être générique.
D'où la critique de la religion est d'abord la critique d'une situation économique qui engendre la religion : « La lutte contre la religion est donc immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel. La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle » , affirme Marx.
Avec Feuerbach, la sortie de l’aliénation peut se faire de façon individuelle, par introspection et de ce fait il ne pense pas, ne comprend pas l’importance de la praxis, de la production matérielle.
La critique de Feuerbach par Marx va se faire par un retour à la dialectique hégélienne, mais en produisant une dialectique nouvelle, une dialectique matérialiste.
Car chez Hegel, dans la synthèse il y a toujours conservation de l’esprit. On peut parler de continuité mélodique quand chez Marx on parle de misère de la philosophie.
Avec Marx, ce n’est jamais du même qui est produit. Toute la pensée tente de procéder par rupture. Ici, rupture inaugurée par la critique de la pensée de Feuerbach qui, selon Marx, n’est pas assez radicale et reste idéaliste.

La question du rapport entre le concept et le réel

Cette rupture épistémologique ne peut pas se comprendre sans la question préalable qu’est celle du rapport entre le concept et le réel.
Il faut donc bien saisir qu’il y a une différence entre le concret et le concret de pensée.
Dans l’approche du réel nous procédons de problématiques constituées qu’il faut conscientiser.
Or, chez Marx le réel est compris comme l’aboutissement de trois instances :
- idéologique
- économique
- politique
Ces instances représentent des déterminations du réel qui structurent la pensée. Il n’y a pas alors, comme chez Hegel un cheminement de l’esprit qui va jusqu’au savoir absolu : l’Esprit.
René Warq montre alors que Marx semble être resté prisonnier du fait qu’une instance puisse être plus importante que les deux autres : celle économique. Il serait resté prisonnier d’une conception mécanique qui fait de chaque instance une totalité repliée sur elle-même. À ce propos on peut lire la Lettre de Engels à Joseph Bloch de 1890, dans laquelle Engels explique les processus économiques à l’œuvre dans l’histoire.
Cependant en lisant Marx, on trouve d’autres idées selon lesquelles l’idéologie, notamment, a de l’importance aussi. En fait, chaque instance contiendrait en elle les autres instances. C’est dire alors que le présent est constitué par une conscience tracée par notre histoire. Cela s’affirme par un chaos et cela est instrumentalisé par le capital et non par la Raison.
Par exemple, le concept de travailleur est remplacé par la force de travail. Ce qui induit le fait que l’histoire est pensée à partir des classes sociales. Marx repense ainsi l’histoire jusqu’à nos jours dans les rapports sociaux de production (serfs, paysans, puis ouvriers). La formation sociale est un agencement spécifique fait de différents modes de production. Et tout se pense en terme de contradictions, dont certaines secondaires, peuvent aussi devenir principales.
Finalement, Marx serait proche de Spinoza, de Galilée selon une filiation qui pourrait se penser chez ces trois auteurs en terme de rupture avec l’objet réel.
On peut rendre compte de cette filiation, avec cette idée spinoziste que « Le concept de chien n’aboie pas ».
Ainsi, dans cette optique Marx forge de nouveaux concepts et tente de dépasser la métaphysique en pensant la praxis. En effet, il n’existe pas de réel dans l’absolue plénitude puisqu’il est toujours travaillé par une façon de l’appréhender.
À tel point que Marx désacralise sa propre pensée en mettant en évidence qu’il n’aurait pas pu penser et écrire Le Capital s’il ne l’avait pensé au cœur des luttes ouvrières de son époque. Par là il rompt avec l’idée du génie qui serait un visionnaire : nos pensées ne sont produites que par les rapports sociaux de production.

Penser les paradoxes, penser autrement

C’est pourquoi Marx essaye aussi de penser les paradoxes de l’homme qui étant enfermé dans les processus sociaux capitalistes, a néanmoins le sentiment d’être libre. Il essaye notamment d’abandonner le concept de totalité pour aborder celui de « tout social ».
Le concept de totalité implique une fermeture de la pensée, quand celui de « tout social » ouvre vers l’obscur, le non-voir, la marge.
On peut à ce propos, reprendre l’image de la nappe blanche chez Lacan : si la nappe blanche est trouée, c’est ce trou qui permet de penser autre chose.
Le « trou » chez Marx serait ce qui permet de penser l’idée sociale.
Mais évidemment, la question reste la suivante : comment identifier le trou ?
Peut être en pensant autrement !
Aller par exemple jusqu’à penser au sein du capitalisme l’excès et la folie qui le caractérisent pour faire imploser le système.
Pourquoi ne pourrait-on pas alors envisager une pensée qui serait formée selon une structuration de la raison en folie ?

Questions « diverses »

- Le rapport entre la science et la pratique :

Althusser se pose la question dans Freud et Lacan de savoir ce qu’est l’objet de la psychanalyse. Il le fait en affirmant : « Le premier mot de Lacan est pour dire : dans son principe Freud a fondé une science. Une science nouvelle, qui est la science d’un objet nouveau : l’inconscient. » .
Cela renvoie à la question de Marx sur l’instrumentalisation du savoir par le capital. Autrement dit, que nous le voulions ou non, que nous nous en rendions compte ou non, nos pratiques sont déjà nécessairement les lieux d’un ajustement entre l’exercice - la pratique -, et la science – qui elle-même renvoie à la question de la vérité -, ajustement toujours à l’œuvre dans nos discours.
Quoi qu’il en soit, selon Marx, les choix scientifiques sont toujours décidés par le pouvoir.
De même le rapport à la science est toujours tributaire, - comme toutes les autres formes de pensée, d’ailleurs – d’une époque et d’une histoire. Par exemple, il est à noter qu’Althusser a une foi en le progrès qui est totalement calquée sur ce qu’à l’époque on pensait des rapports entre la science et les progrès techniques.

- Peut-on penser un préalable de l’inconscient en la théorie de Marx ? :

Il faudrait en fait, penser une différence entre quatre « formes d’inconscient » :
. Le collectif d’un inconscient qui se révélerait à travers une appartenance de classes.
. L’inconscient freudien, qui serait « l’affaire de chacun ».
. L’inconscient selon Lacan, structuré comme un langage.
. L’inconscient qui selon Derrida s’écrit en post scriptum dans un après-coup.


Nous projetons de nouvelles rencontres avec René Warq. Dans cette optique, Francis Capron nous propose de lire l’ouvrage d’Étienne Balibar : La philosophie de Marx.

- page 3 de 6 -