. Nous voudrions porter à la réflexion de notre groupe de psychanalystes la montée de l'extrémisme politique en France et la désaffection des urnes par les citoyens.

Qu'avons-nous à dire de cet événement politique, nous qui réfléchissons depuis longtemps maintenant sur la démocratie et ses enjeux ? Cette montée en puissance du front national viendrait-elle du fait que c'est le seul parti qui parle en terme de jouissance ? Le front national serait ainsi la part maudite au sens de Bataille et il contiendrait cet attrait-là, comme une attirance pour le mal, pourrait-on dire.
Mais que dire aussi du transfert des voix « ouvrières » vers ce parti d’extrême droite ? N'y a-t-il pas là un rapport à la vérité de ce que peuvent dire les politiques du front de gauche ? Et subséquemment une urgence – comme nous le soutenons depuis longtemps dans notre Société Psychanalytique - de soutenir le commun, c'est-à-dire de le penser, le réfléchir à l'aune des apports des philosophes étudiés dans notre groupe de recherche.
D'ailleurs, la question de l'idéologie - au sens althussérien du terme, c'est-à-dire comme théorie des idées et praxis - n'est-elle pas au cœur de ces enjeux ?
Se pose alors la question de ces grandes figures intellectuelles, présentes dans les années soixante-dix, aujourd'hui disparues et qui fédérant autour d'idéologies, déconstruisaient et donc réfléchissaient le monde. Parce que ces figures n'existent plus, persiste un sentiment de désert intellectuel.
À cela s'ajoute la question de la personnalité des dirigeants : ils se revendiquent « normaux », sans personnalité marquante, eux aussi ne fédèrent plus.

 

C'est pourquoi nous voudrions porter nos réactions sur le site de la société Psychanalytique de Tours afin de témoigner de la nécessité d'analyser cette dérive française et européenne.

 

À suivre.

 

À partir de la lecture des Écrits sur la psychanalyse - Freud et Lacan de Louis Althusser – Éditions Stock/Imec 1993 – texte sur lequel nous avons aussi travaillé la dernière fois, nous voudrions penser le parallèle avec un entretien de Jacques Derrida pour le journal Le Monde avec Jean Birnbaum en 2004, peu avant sa mort donc, et qui s'intitule Apprendre à vivre enfin – Éditions galilée/Le Monde 2005 -.

 

La formule Apprendre à vivre enfin nous paraît résonner particulièrement avec ce que dit Althusser de l'objet de la psychanalyse.
Quel est l'objet de la psychanalyse ? se demande Althusser. Il répond : ce à quoi la technique a affaire dans la pratique analytique de la cure, à savoir, les « effets » du devenir-humain du petit être biologique issu de la parturition humaine : voilà en son lieu l'objet de la psychanalyse qui porte le simple nom de l'inconscient. Althusser poursuit : « Que ce petit être biologique survive, et au lieu de survivre enfant des bois devenu petit de loup ou d'ours (on en montrait dans les cours princières du XVIIIème siècle), survive enfant humain (ayant échappé à toutes les morts de l'enfance, dont combien sont des morts humaines, morts sanctionnant l'échec du devenir-humain), telle est l'épreuve que tous les hommes-adultes, ont surmontée : ils sont à jamais amnésiques, les témoins, et bien souvent les victimes de cette victoire, portant au plus sourd, c'est-à-dire au plus criant d'eux-mêmes, les blessures, infirmités et courbatures de ce combat pour la vie ou la mort humaines. Certains, la plupart, en sont sortis à peu près indemnes – ou du moins tiennent, à haute voix, à bien le faire savoir ; beaucoup de ces anciens combattants en restent marqués pour la vie ; certains mourront un peu plus tard, de leur combat, les vieilles blessures soudain rouvertes dans l'explosion psychotique, dans la folie, l'ultime compulsion d'une « réaction thérapeutique négative ». (…) La psychanalyse, en ses seuls survivants, s'occupe d'une autre lutte, de la seule guerre sans mémoire ni mémoriaux, que l'humanité feint de n'avoir jamais livrée, celle qu'elle pense avoir toujours gagnée d'avance, tout simplement parce qu'elle n'est que de lui avoir survécu, de vivre et s'enfanter comme culture dans la culture humaine : guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont, projetés, déjetés, rejetés, chacun pour soi, dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée qui de larves mammifères, fait des enfants humains, des sujets. »

 

Il y a bien en commun chez ces deux philosophes – Althusser et Derrida - la question de la survivance et du ou des survivants. C'est pourquoi nous pourrions intégrer cette question de la survie dans nos prochaines Journées de Tours, non seulement à propos de cette définition de l'objet de la psychanalyse donnée par Althusser, mais aussi avec Derrida.

 

 

En effet, chez Derrida « Apprendre à vivre enfin » est l'exorde de Spectres de Marx, inspiré par les deux figures du fantôme et de l'enfant, rejouant les deux apories du Kaddish d'Imre Kertesz – la judéité et apprendre à vivre. Derrida reprend ici cette injonction en l’expliquant ainsi :

 

« Je me suis toujours intéressé à cette thématique de la survie, dont le sens ne s'ajoute pas au vivre et au mourir. Elle est originaire : la vie est survie. Survivre au sens courant veut dire continuer à vivre, mais aussi vivre après la mort. À propos de la traduction, Benjamin souligne la distinction entre überleben, d'une part, survivre à la mort, comme un livre peut survivre à la mort de l'auteur, ou un enfant survivre à la mort des parents, et d'autre part, fortleben, living on, continuer à vivre. Tous les concepts qui m'ont aidé à travailler, notamment celui de la trace ou du spectral, étaient liés au « survivre » comme dimension structurale et rigoureusement originaire. Elle ne dérive ni du vivre ni du mourir. Pas plus que ce que j'appelle « deuil originaire ». Celui-ci n'attend pas la mort dite effective. » Apprendre à vivre enfin, p. 26.
Ce qu'il est intéressant de noter, c'est qu'il ne s'agit pas traditionnellement d'apprendre à mourir comme le réclame la vieille injonction philosophique depuis Platon, mais peut-être de faire face à la mort à la façon que le pense Freud. Pour éclairer ce rapport, je me permets de citer un extrait du séminaire de Francis Capron tenu à la Société Psychanalytique de Tours, le 12 février 2011, intitulé : L’écriture de la mélancolie - Pour un principe de non-contradiction :
« dans ses actuelles sur la guerre et sur la mort, (Freud) dit effectivement qu’il faut se préparer à la mort, et que si l’on veut vivre, il faut regarder la mort en face. (…) (Il) nous dit que la confrontation, l’idée de notre propre mort est indispensable à notre vie et, dans le même temps, nous dit que la mort est quelque chose d’irreprésentable, qui n’existe pas pour l’inconscient et que chacun de nous est, au niveau inconscient, persuadé de son immortalité. Cette contradiction vitale pour la pensée est soulignée par Michael Turnheim comme s’étant perdue dans l’enseignement de Lacan. Garder la contradiction sans tentative de résolution ou de relève comme moyen de faire avec l’impossible. L’impossible de la mort comme l’impossible du deuil, convenez que ces impossibles peuvent aller ensemble ou s’associer librement. Le premier énoncé de Freud ne vient donc pas seulement contredire le second, il vient contre toute logique le soutenir dans un au-delà. L’insensé du se préparer à la mort, du se préparer à ce qui ne se saisit, ni ne se présente, ni ne se représente, ni ne se conceptualise, ni ne se peut dire au présent est là écrit par Freud sans détour. On aurait sans doute raison d’y lire la traduction freudienne de se préparer à la mort ou de l’apprendre à mourir qu’est supposé être la philosophie ou plutôt le philosopher. Mais le singulier de ce passage, c’est qu’il contribue à faire voler en éclats l’opposition, la contradiction si vous voulez traditionnelle, usuelle, courante, entre la vie et la mort. »
Il s'agit donc bien, comme au sens derridien, d'apprendre à vivre, c'est-à-dire s'ouvrir à ce qui est l'éthique même, mais qui, en même temps, est l'impossible même : le don, le pardon, l'hospitalité, certes impossibles à vivre, nous protègent toutefois du risque mortel de l'enfermement sur soi.
« La survie au sens de Derrida est donc ce qui insiste du côté de la restance, de l'itératibilité, de l'altération de la marque, alors il ouvre la possibilité du surgissement de la re-marque qui transforme ce qu'elle répète. Hériter c'est témoigner, c'est réinterpréter, c'est traduire, c’est maintenir en vie ce dont on hérite (et qui reste en partie étranger et secret). L'héritage n'est pas laissé intact, il est transformé, relancé. » Article (Derrida, la vie, le vivant, la survie) dans Derridex, http://www.idixa.net
En d'autres termes survivre, c'est ce qui s'oppose à l'ipséité, c'est-à-dire ce qui à l'inverse de l'itératibilité, enferme en soi, mortifie.
C'est pourquoi :
- Survivre est bien ce qui est en jeu dans la cure.
Et nous retrouvons ici Althusser avec la définition de la psychanalyse : car la cure est ce qui pourrait être défini comme l'art du « précipiter » cette survivance, en ce qu'elle permet au sujet qu'il cesse enfin de feindre qu'il n'y a pas de combat pour la survie, qu'il reconnaisse que le fait de s'enfanter dans la culture est douloureux, courbaturant et à jamais à-venir. Dans la confrontation, dans un face-à-face solitaire avec sa propre mort et ses propres pulsions de mort , le sujet « apprend à vivre », accepte de sur-vivre c'est-à-dire empoigne les conséquences éthiques de cette déréliction.
- Survivre peut alors être défini comme l'acte psychanalytique par excellence en ce qu'il est d'abord philosophique, puis politique. Nous pouvons pour corroborer ce sens politique du survivre en appeler à nouveau à Jacques Derrida, mais cette fois dans Spectres de Marx :
« Le temps de l’apprendre à vivre, un temps sans présent tuteur, reviendrait à ceci, l’exorde nous y entraîne : apprendre à vivre avec les fantômes, dans l’entretien, la compagnie ou le compagnonnage, dans le commerce sans commerce des fantômes. À vivre autrement, et mieux. Non pas mieux, plus justement. Mais avec eux. Pas d’être avec l’autre, pas de socius sans cet avec-là qui nous rend l’être-avec en général plus énigmatique que jamais. Et cet être-avec les spectres serait aussi, non seulement mais aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations... » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993, p13 et 14.
Ce n'est donc pas un hasard si dans son Apprendre à vivre Derrida parle, dans la suite de l'entretien face à Jean Birnbaum, et avec une tonalité très pragmatiquement politique, des questions de l'Europe, de l'ONU, de la politique d'Israël, du « mariage » homosexuel etc.

 

Je me permets de conclure par deux points :

 

 

Par le premier point, et pour ne pas déroger à la «tradition » heuristique de nos rencontres du samedi, faire tiers entre Derrida et Althusser - comme fait tiers le politique entre la psychanalyse et la philosophie ; faire tiers donc, avec un philosophe contemporain Jacob Rogozinski, spécialiste de Derrida, notamment, et qui évoque la nécessité de penser le moi immanent de Husserl comme celui qui ne naît, ni ne meurt mais qui peut néanmoins se manifester comme un moi mortel dans le monde.

 

La question est la suivante : « comment cet Immortel que je suis peut se donner la mort – une mort que je ne rencontre jamais et qui n'est rien pour moi » ? Il faut, pour répondre aller plus loin que Descartes qui, certes, se confronte à chaque instant avec l'ego cogito à la possibilité de sa disparition et qui doit par cela même être toujours recréé, mais qui, toutefois méconnait l'expérience de se mourir en ce que cette création continuée se ramène pour lui à une simple conservation. Il faut donc aller plus loin et « reconnaître que je dois mourir vraiment pour pouvoir renaître ; que ma vie doit trouver en elle-même la force de traverser la mort pour revenir à soi sans fin, en un éternel retour. J'aimerais entendre ainsi la « pensée la plus abyssale » de Nietzsche, et il la présente parfois de cette manière : comme l'annonce de « l'éternel retour de la vie », « l'affirmation triomphante de la vie par delà la mort. »1 (…) Il savait bien cependant que, pour s'affirmer comme immortel – pour accéder soi-même à l'Éternel Retour – il faut « mourir plusieurs fois pendant que l'on est en vie », traverser des phases de détresse et d'extrême désespoir pour pouvoir renaître dans la plus haute joie. C'est une telle expérience, où se profile aussi la proximité de la folie, qui lui avait permis d'éprouver dans sa propre vie l'oscillation toujours plus ample du Retour, jusqu'à ce qu'elle l'entraîne finalement dans l'abîme. » Jacob Rogozinski, Le moi et la chair, Éditions du Cerf 2006, p. 310.

 

Par le second point - et pour inaugurer l'idée de relier par la réflexion le groupe de recherche sur Althusser et les réunions de l'assemblée constituante de la Société Psychanalytique de Tours – terminer avec la question de la souveraineté.

 

Nous nous donnons pour tâche de lire la quatrième partie de La souveraineté de Georges Bataille - Éditions Gallimard, 1976, Nouvelles éditions Lignes, 2012 -, intitulé : Le monde littéraire et le communisme. Cela dans le but de repenser notre Société de façon acéphale, sans chef.
D'ores et déjà nous pouvons dire, avec Bataille, que la véritable souveraineté serait la capacité de renoncer. Et nous pouvons citer ici le travail d'analyse de Francis Capron lors des Journées de Tours 2011, dans son article intitulé Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité :
« L’œuvre donc « exige » le mal dont elle sort et qui la nourrit et cette exigence est une exigence de poésie, exigence d’une écriture poétique que Bataille jouera contre la Révolution, soit de changer l’homme du dedans, par l’expérience intérieure, poésie et Révolution ne répondant pas à la même éthique. Écrire au sens large, soit créer, signifierait essentiellement extraire de soi et user sur soi d’une certaine violence. Reconnaître en soi la souveraineté du mal (c’est peut-être la seule souveraineté), de la cruauté, la traverser tout en reconnaissant ses « limites », aller jusqu’au moment où le désir est annulé par l’excès même de sa demande. Sacrifice dira Bataille, sacrifice au sens littéral, soit une création au moyen de la perte. Sacrifice dont rend compte l’écriture, dans le « vouloir écrire » au sens derridien du terme, car « il ne s’agit pas d’affection mais de liberté et de devoir »2. Volonté d’écrire le désir avec lui et contre lui. Volonté qu’il faut pour écrire le désir, soit, dans un même geste, lui répondre et le décevoir. C’est à ce prix que « l’homme continue en moi »3 dira Bataille, si ce sacrifice n’est pas « autosacrifice » mais s’il « communique », s’il a la force d’éviter « la réussite de l’échec ». »

 

 


1. Jacob Rogozinski cite Nietzsche dans La volonté de puissance, t. II, Livre IV, § 464 : « Dionysos écartelé est une promesse de vie, il renaîtra éternellement et reviendra du fond de la décomposition. »

 

 

2. J. Derrida, L'Écriture et la différence, Édition du Seuil, 1967, p. 24.
3. G. Bataille, OC, Vol. V, p. 45.