Nous voulons ce matin travailler ensemble sur la recherche d’un titre pour nos prochaines Journées de Tours en mars 2015.
Nous souhaitons que ces Journées s’articulent autour d’Althusser, Derrida et Marx, afin que se réfléchissent les rapports entre philosophie, politique et psychanalyse.

Nous proposons :

Althusser, Marx, Derrida ou les liaisons dangereuses à la psychanalyse.

Et réciproquement…


À partir de ce titre, nous commençons par nous interroger sur la question du nom propre – et de ces noms propres en particulier.
Sur cette grande question du nom propre, Derrida souligne la différence de point de vue entre Freud et Lacan, Derrida étant alors et spontanément plus freudien sur cette question. En effet, si Lacan affirme que RSI ne tient sa consistance que du seul nom de Lacan, Freud, dans sa correspondance, écrira à Romain Rolland son espoir que son nom soit oublié mais que la psychanalyse lui survive.
Dans un autre registre, qui aborde davantage la question de la signature que celle du nom propre - et que nous nous permettons ici de rapporter tout de même, parce qu’il nous paraît intéressant de l’évoquer comme complément de cette discussion - Derrida dans Glas notamment, interroge la signature en ces termes : « La structure de l’événement « signature », porte ma mort en lui-même ». En effet, vouloir s’approprier par un nom échoue nécessairement car dès que mon nom s’inscrit, j’en suis exproprié : « l’appropriation absolue est l’expropriation absolue ».
À morceler le nom dans « les coups d’éclat », « on lui fait gagner du terrain comme une force d’occupation clandestine » et c’est alors le texte entier qui devient « une énorme signature. »

Cependant et malgré ce questionnement par rapport au nom propre, nous décidons de garder ce titre car sinon cela nécessiterait de réutiliser des appellations génériques – c’est-à-dire, philosophie et psychanalyse -, qui ne sont pas soutenables dans notre propos, compte tenu du fait que ces trois penseurs pensent une certaine philosophie dans sa liaison avec une certaine psychanalyse, dont nous voulons précisément montrer la spécificité.

Nous refermons la parenthèse et pensons maintenant quelques rapports entre les acteurs de la psychanalyse, Althusser et Derrida :

- D’abord, le rapport entre Althusser et Derrida :
Ils ne se rencontrent pas vraiment, ils se croisent. C’est une amitié factuelle. Il faut voir à ce propos l’ouvrage : Politique et amitié – Entretien avec Michael Sprinker autour de Marx et d’Althusser, Galilée, 2011. Derrida y reprend la question du marxisme autrement, c’est-à-dire sous l’angle du spectre, il y montre en particulier que Marx est là, mais en spectre, en « souterrain ».

- Puis, les rapports entre Derrida et la psychanalyse :

Ils sont complexes, c’est-à-dire s’expriment dans une sorte d’ambivalence :

  • Derrida affirme, qu’il ne croit pas aux concepts de la psychanalyse ou à leur valeur. Ils devraient être toujours travaillés dans l’après-coup, par la différance. Ce qui implique qu’il n’y a pas d’instance psychique stable selon Derrida.

Si par exemple il parle de travail de deuil ou du rêve, de narcissisme ou de castration, c’est pour les déconstruire. Il n’a donc pas de rapport d’adhésion avec la psychanalyse, jusqu’à même penser que la psychanalyse n’a pas d’avenir. Il le dit ainsi, dans son ouvrage d’entretiens avec Elisabeth Roudinesco, De quoi demain… : « « L’ami de la psychanalyse », en moi, se méfie non pas du savoir positif mais du positivisme ou de la substantialisation d’instances métaphysiques ou métapsychlogiques. Les grandes entités (moi, ça, surmoi, etc.), mais aussi les grandes « oppositions » conceptuelles, trop solides, et donc si précaires, qui ont suivi celles de Freud, comme par exemple, le réel, l’imaginaire et le symbolique, etc., « l’introjection » et « l’incorporation », me paraissent emportés (et j’ai essayé de le démontrer plus d’une fois) par l’inéluctable nécessité de « différance » qui en efface ou en déplace les frontières. Les prive en tout cas de rigueur. Je ne suis donc jamais prêt à suivre Freud et les siens dans le fonctionnement de leurs grandes machines théoriques, dans leur fonctionnalisation ».
Pour exemple :
Freud pense que certes le deuil est « une blessure narcissique irréparable », mais que le travail du deuil consiste précisément à passer à autre chose. D’ailleurs on peut même se demander si chez Freud la question de la perte ne pourrait pas être considérée comme ce qui créerait un lien communautaire, par une souffrance qui traverse tout un chacun et qui doit être résolue comme une mise au travail de la notion de manque.
À l’inverse, Derrida considère que l’on peut rester inconsolable de la perte d’un ami. Cela fait partie de la vie psychique, cela laissera toujours une trace. Tout travail est au final pour Derrida un travail de deuil, inconsolable, même celui qui donne naissance.

  • Néanmoins, Derrida est convaincu que la psychanalyse a été un formidable « coup d’envoi » inauguré par Freud en ce qu’elle nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité, notamment. Cela en posant l’idée d’une non présence en nous, celle d’un sujet divisé, différencié, qui n’est jamais : « réduit à une intentionnalité consciente et égologique ».

Surtout, Derrida a le souci dans sa lecture de Freud de dégager une vigilance politique à venir notamment à propos des pulsions. À partir de l’échange de Freud avec Einstein dans Pourquoi la guerre ?, Derrida pense un au-delà du principe de plaisir et de la pulsion de mort. La cruauté, la pulsion d’agression, la haine ne peuvent être éradiquées, il faut donc penser une « ruse du détour (Umweg)», c’est-à-dire « faire jouer les forces antagonistes d’Éros, l’amour et l’amour de la vie, contre la pulsion de mort », comme il le dira à l'adresse des psychanalystes aux États Généraux.
Au final, « Derrida essaye de déconstruire ce que d’aucuns construisent comme religion de la psychanalyse ».
Le rapport de Derrida à la psychanalyse est donc un double rapport : un rapport sans rapport.
En fait, Derrida dit que Freud redonne sens au terme analyse en le renvoyant à son étymologie : ana- : remontée vers l’élémentaire, le principiel, l’indécomposable ; et lysis- : décomposition, déliaison, déconstruction.
Si l’inconscient existe pour Derrida, c’est à le penser sous le versant du secret, du voile, de ce qui est crypté, du spectre.

- Enfin, le rapport entre Derrida et Lacan :

Ne pourrait-on pas dire qu’il y a dans le texte même, dans l’écriture de Derrida, une mimesis avec le langage de l’inconscient ? Lorsque parfois il « trucide » le sens logique et se calque sur une parole du rêve - à la recherche d’une « parole soufflée » selon l’expression qu’il reprend à Artaud, proche de l’écriture hiéroglyphique du rêve, ainsi définie par Freud - Derrida semble, en effet, mettre en acte ce langage au-delà d’un logos. On pourrait alors penser que l’on retrouve ici Lacan, selon les dires d’Althusser dans Freud et Lacan. Lacan, selon Althusser, met en œuvre une rhétorique où l’on trouve « l'équivalent mimé du langage de l'inconscient qui est comme chacun sait, en son essence ultime, « witz », calembour, métaphore ratée ou réussie : l'équivalent de l'expérience vécue dans leur pratique qu'elle soit d'analyste ou d'analysé. »
Certes… Mais chez Derrida tout est écriture, même le rêve. Même lorsque le rêve se raconte, il s’agit encore d’une écriture. C’est pourquoi l’interprétation n’est pas nécessaire et qu’il faut absolument laisser l’ombilic. En effet, il faut que le secret demeure afin que ça échappe à quelque-chose du commentaire. La question reste pour lui : comment taire ?

De même, il n’y a pas prévalence du signifiant pour Derrida. Le signifiant n’arrive pas nécessairement à destination. C’est toute la question du Séminaire sur la Lettre volée, dans lequel Lacan analyse le conte d’Edgard Poe dans les Écrits.
Le débat entre Lacan et Derrida, leur désaccord porte bien en effet, sur la question de la divisibilité de la lettre et sur la prévalence du signifiant. Pour Lacan, c'est parce que la lettre est indivisible qu'elle arrive toujours à destination et que donc le signifiant prévaut sur le signifié. Pour Lacan, la lettre qui le lieu de la matérialité du signifiant ne se divise pas. Alors que pour Derrida, la divisibilité de la lettre est la condition du fait qu'elle peut ne pas toujours arriver à destination (cela se divise dès son arrivée, il y a toujours ambiguïté multiple, disséminée) et que son signifiant ou sa lettre ne prévaut pas toujours sur le signifié. Certes, dira Derrida, le phallus n'est pas le pénis, mais il n'empêche que tout le monde y pense.
Pour le dire autrement, Derrida regrette que Lacan (et avec lui la psychanalyse en général) parte d’une sorte de postulat selon lequel « la vérité habite la fiction ». Derrida s’explique à ce sujet en citant Lacan dans le Séminaire sur la Lettre volée : « C’est cette vérité, remarquons-le, qui rend possible l’existence même de la fiction ».
C’est dire selon Derrida, que Lacan traite du seul contenu de l’histoire du conte de Poe - comme si le récit faisait sens en lui-même et d‘un bloc, dans le seul but de corroborer une vérité déjà attendue - et l’on ne tient aucunement compte de la narration en elle-même. C’est le sens, le contenu comme d’emblée exemplaire qui prime sur la forme narrative.
Or, c’est en travaillant cette forme narrative, le signifiant donc, comme matérialité et non pas comme signifié –sens -, que l’on peut faire se déplacer les rôles au cœur de l’histoire de Poe et, notamment, ne pas sceller Dupin comme le psychanalyste à une place assignée, immuable : celle de l’enquêteur. Ainsi, Derrida affirme que si à un moment donné on croit que Lacan s’apprête à tenir compte de la narration (narrante) - c’est-à-dire de la place si curieuse du narrateur notamment - en réalité cette place entrevue, le déchiffrement analytique l’exclut, la neutralise. Pour finir, et à cause de cela, la narration comme commentaire « transforme tout le Séminaire en analyse fascinée d’un contenu » où cette place si curieuse du narrateur – certainement pas neutre affirme Derrida car « acteur au statut fort insolite » -, n’est plus interrogée. Ce narrateur est ainsi exclut du « drame réel ».
Tout cela est un problème de cadrage affirme Derrida, de bordure et de délimitation dont « l’analyse doit être très minutieuse si elle veut reconnaître des effets de fiction. »

À noter d’ailleurs que toute cette discussion renvoie en dernière instance à cette question : les enjeux de l’analyse sont spécifiquement dans la parole pour Lacan et certainement pas dans l’écriture : « moi, la vérité, je parle ! ». Il y a donc bien indivisibilité de la lettre, même s’il convient de préciser que Lacan re-théorisera tout cela à propos du non-rapport sexuel, notamment.
Cela se fera-t-il sous l’impulsion de la lecture de Lacan par Derrida, que Lacan connaissait ? Nous ne pouvons répondre avec certitude à cette question.
Mais, Lacan en refusant de prendre les traces mnésiques pour métaphore de l’écriture, affirmera, associée à ce refus, la « boutade » suivante : « N’en déplaise au bloc magique ». Le nom de Derrida n’est nullement évoqué, mais René Major, dans un article de 2002 Derrida, lecteur de Freud et de Lacan, le dit ainsi : « mais on peut l’inférer lorsqu’il est affirmé qu’« un tel discours (donnant selon lui primauté à la lettre) n’a pu surgir que de celui qui m’importe. » in « Lituraterre » dans Jacques Lacan Autres Écrits, Paris, Seuil 2001, p. 9.

(Pour l’ensemble de cette question, voir le texte de Derrida Le facteur de vérité dans La carte postale, Édition Flammarion, 1980, en particulier les pages 449 à 461)

Notre rencontre se termine avec quelques questions qui ressortent de la lecture de certains d’entre nous de l’ouvrage de Bataille La souveraineté :
On peut être frappé par la présence constante de la référence au Christianisme dans le dernier chapitre de cet ouvrage où il est question de Nietzsche.
La question de la souveraineté peut alors renvoyer à la question de la souveraineté pour les chrétiens. Le Christ, roi des Juifs : quelle souveraineté ?
De même, la question se pose sur ce que Bataille entend par le RIEN. Il semble que cela soit différent du néant. Qu’en est-il exactement ?