Nous projetons ce vendredi soir de travailler sur deux points :

  • Le questionnement autour du résultat des élections européennes du 25 mai dernier
  • L’avancement sur l’argument pour les Journées de Tours de mars 2015.


Les élections : le fait que ce soit des jeunes gens et des ouvriers qui aient ainsi massivement voté pour le Front National est très étonnant.
Cela renvoie évidemment à la question de l’antisémitisme : « il n’y a tout de même pas 25 % d’antisémites en France ! », disait-on sur un plateau de télévision le soir des résultats.
De la même façon, Hannah Arendt se demandait au sortir de la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale : « Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle ? »

Ne s’agit-il pas là de dénégations qui en disent très long sur ce qu’elles révèlent ?

. Il y a dans ce phénomène de l’extrémisme quelque chose de l’ordre du retour du refoulé. Or, le refoulé, s’il fait retour c’est que quelque chose ne peut être refoulé ou oublié : ici peut-être, cet antisémitisme qui a encore son poids dans la nation française, comme si cette histoire n’était pas encore terminée.
D’ailleurs, Jean-Claude Milner dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique, affirme que l’Europe d’aujourd’hui dans sa géographie est à peu de choses près la même que l’Europe nazie. Et de là, on peut se demander si aujourd’hui comme à l’époque, les électeurs ne préfèrent pas une dictature d’extrême droite, plutôt que de donner un quelconque pouvoir au peuple.

. De même, on peut observer que la mise en scène – inconsciente ou orchestrée ?, la question demeure – des conflits entre Jean-Marie Le Pen et sa fille, renvoie à une histoire de famille. L’antisémitisme ne pourrait-il pas être insidieusement larvé dans ces histoires de familles ?
Quoi qu’il en soit, ces dissensions entre le père et la fille occupent l’espace politique, le polarisant sur l’affect, l’émotionnel, ce qui au final, vient décentrer ce qu’est la politique en son sens étymologique : l’art de gouverner la cité à l’aune de questions axiologiques. La politique comme art devrait d’abord renvoyer aux questions de l’idéologie citoyenne et des moyens mis en œuvre pour penser une communauté. L’art s’opposerait ici à la science qui technicisant la politique, notamment par des stratégies ou par la rhétorique, risquerait de la conduire vers le totalitarisme.
Précisément, Hannah Arendt montre que les mécanismes de la dictature et du totalitarisme – que toutefois elle distingue – apparaissent lorsque la politique passe au second plan, lorsque la confusion entre le privé et le public introduit une certaine perversion des plans. Ici les relations père/fille obstruent la sphère idéologique des questions véritablement politiques.

. On pourrait avancer une autre explication : il y aurait aujourd’hui une désintrication des pulsions Éros et Thanatos. Cela serait dû notamment à la situation économique désastreuse, une dictature de l’économique qui deviendrait le seul repère, repère qui est un véritable miroir aux alouettes, illusion du rêve américain, du capitalisme fait d’un toujours plus-de-jouir, illimité.
Situation de déséquilibre qui alors ne permettrait plus l’instauration des forces antagonistes que réclamait Freud dans Pourquoi la guerre ? Je livre à votre lecture quelques extraits fondamentaux de ces extraordinaires analyses de Freud, si éclairantes pour la question qui nous occupe par rapport à ces élections, mais aussi sur la question politique telle que nous voulons la réfléchir à la Société Psychanalytique de Tours :
« Nous admettons que les pulsions de l’homme ne sont que de deux sortes, soit celles qui visent à conserver et à unir – nous les nommons érotiques tout à fait dans le sens de l’Éros dans le Banquet de Platon ou sexuelles par une extension consciente du concept populaire de sexualité, et d’autres qui visent à détruire et à tuer ; nous regroupons celles-ci sous le terme de pulsion d’agression ou pulsion de destruction. »
Or, Freud poursuit qu'il « ne mène à rien de vouloir abolir les penchants agressifs de l'homme », mais plutôt « à partir de notre doctrine mythologique des pulsions, (trouver) aisément une formule pour définir les voies indirectes de lutte contre la guerre. » Deux voies sont envisagées par Freud :
Celle dont Derrida dans États d'âme de la psychanalyse dit qu’il s’agit d’une ruse du détour : faire jouer la force antagoniste d'Éros, l'amour et l'amour de la vie, contre la pulsion de mort. Une chance qui se joue dans la cure notamment, et qui permet l'affirmation d'une force opposable à la cruauté.
La seconde voie pour lutter contre la guerre consiste, selon Freud, à soumettre la vie pulsionnelle à une dictature de la raison.
Mais Freud ne la retient pas : « L'état idéal serait naturellement une communauté d'hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison. Rien d'autre ne saurait susciter une union si parfaite et si robuste des hommes, même s'il leur fallait renoncer à leurs liens affectifs mutuels. Mais, selon toute vraisemblance, c'est là une espérance utopique. »

Seules « les autres voies propres à empêcher indirectement la guerre sont certainement plus praticables » conclut Freud, « mais elles ne promettent pas un succès rapide ».

. Enfin, nous envisageons une dernière analyse :
Nous pouvons nous demander si les raisons qui conduisent à voter pour un parti d’extrême droite ne sont pas encore pires !
En effet, force est de constater que la Deuxième Guerre mondiale a institutionnalisé systématiquement, techniquement, politiquement l’extermination, au vu et au su de tout le monde. Il s’est agi ici d’un processus à la tournure industrielle qui à créé un précédent. Ce qui a ouvert une brèche, une voie laissant le passage à une sorte de banalisation de la barbarie, comme si là, la terreur et l’horreur avaient trouvé une autorisation à jamais prorogée.
De même, il y a eu à ce moment-là une fascination pour l’illimité, cet illimité que nous évoquions ci-dessus.
Mais un illimité qui ouvre, cette fois, un rapport à la mort, mort institutionnalisée, technicisée en nombre.
Cela s’oppose à la définition de l’homme mortel comprise dans le syllogisme aristotélicien – par lequel il fonde l’organon de la Logique – « Tout homme est mortel ». Définition de l’homme que le logos traite en définissant la mort comme limitée. Cela d’autant plus que dans le syllogisme, cette définition universelle – tout homme – est mise en miroir avec la mort vécue singulièrement, celle de Socrate, dont la mort est évidemment paradigmatique de son engagement de citoyen dans la Grèce politique de l’Antiquité. La sagesse grecque pense ainsi que seuls les dieux sont dotés de l’immortalité, puisque : « tout homme est mortel », même celui qui porte la singularité remarquable d’être Socrate.
La singularité mise en lien avec l’universalité, protégerait ainsi des dérives et perversions possibles face à cette fascination pour la mort des autres, de tous les autres, sauf de la mienne. Fascination pour l’illimité d’une toute-puissance face à la mort.
À noter d’ailleurs que cette définition de l’homme mise en miroir avec la singularité est ce qui est rejoué au XXème siècle avec l’éclosion de la psychanalyse, où le sujet est pensé comme singularité, substantiellement renvoyé à un impouvoir fondamental, cela parce qu’il est enfin envisagé comme sujet divisé, sujet qui n’est plus transparent à lui-même.

Or, cette définition est mise à mal lors de la barbarie de la Deuxième Guerre mondiale, événement où l’homme rencontre la mort comme illimitée, où l’homme côtoie les pouvoirs de l’illimité, où l’homme perd ce que l’on peut appeler son habitation ontologique au monde.
Je pense ici, afin d’envisager un contrepoids à cette illimitation démesurée, au si beau vers de Hölderlin : « Plein de mesure mais en poète, l’homme habite sur cette terre ».

L’argument des prochaines Journées de Tours : Francis Capron a commencé à élaborer un texte qu’il nous soumet.
En substance :
Il s’agit d’envisager le rapport entre Althusser, Lacan et Marx à partir de cette formule d’Althusser présente dans les Écrits philosophiques et politiques, Tome II – Article La querelle de l’humanisme : l’histoire des hommes est un procès ou un processus sans sujet ou fin. Cela renvoie aussi à l’homme sans qualité de Musil, ou au titre de Éric Marty : Un sujet sans procès.
Or, c’est dans ce « sans sujet » que peut se trouver une articulation possible entre philosophie, psychanalyse et politique.

Il s’agit d’un sujet de la philosophie face auquel Althusser se place en antiphilosophe. Car Althusser reproche à la philosophie de ne pas tenir compte dans l’emploi de ce terme sujet, de la coupure épistémologique introduite par Freud et par Marx à propos de ce sujet.
Le « sans sujet » viendrait définir le sujet comme sujet de l’inconscient freudien dont Lacan souligne le caractère négatif ou moment négatif chez Marx lorsqu’il décrit le processus capitaliste.
En effet, dans le Capital, la valeur d'usage capte toutes les qualités alors que la valeur d'échange (qui transforme l'objet en marchandise) les abolit toutes. Le Capital construit donc une doctrine des qualités, une doctrine des valeurs de l'objet.

Lorsque Althusser qualifie l'humanité d'un processus sans sujet, il vient non seulement critiquer la catégorie philosophique du sujet qui ne tiendrait pas compte ni de Freud ni de Marx, mais il définit négativement un sujet, qui ressemble dans sa structure au sujet obtenu par séparation, par la figure de la chute, de l'élision ou de la barre chez Lacan. Le sans sujet d'Althusser a quelque ressemblance avec le S barré de Lacan.
On peut alors émettre ici l’idée que ces définitions du sujet ont quelques rapports avec le rapport à l'objet marchandise que pensent Marx et Freud, Marx du point de vue économique et Freud lorsqu'il théorise la sexualité humaine.

Nous retrouvons cette analogie structurale dans la définition du signifiant chez Lacan : "le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant".
Nous pouvons remarquer que cette définition donne aussi une définition du sujet qui ne pourrait se penser de manière indépendante de la chaîne signifiante qui le représente. Bien évidemment, et comme le dit Milner, il y a une analogie structurale entre cette définition du signifiant et la formulation donnée par Marx de la valeur. Ici lorsque nous parlons de valeur, il s'agit bien de valeur absolue et pas "la valeur de". Cette valeur pour Marx ne peut être engendrée ou envisagée que si une valeur représente pour une autre valeur dans une structure de l'échange. C'est dans ce processus de représentations en ricochet que surgit la notion de valeur absolue qui dans le Capital représente ce qu'il y a de force de travail, la force de travail n'étant alors évaluée que dans un échange marchand, soit pour une autre valeur.

La force de travail chez Marx est à la même place que le sujet dans la chaîne signifiante lacanienne. Le sujet est "pris" dans la chaîne signifiante comme la force de travail est "prise" au risque de disparaître dans la chaîne de l'échange, de la valeur marchandise.

Ce qu’il paraît important de préciser, c'est cette idée d'une représentation pour, représentation à trois termes : "x représente y pour z" qui, parce que trois, se distingue du structuralisme classique "x s'oppose à y".