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17 Janvier 2014 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Rencontre du 17 Janvier 2014

. Nous réfléchissons sur le parallèle possible entre les événements politiques autour de la médiatisation de la vie privée de François Hollande et le meurtre d'Hélène que l'on pourrait interpréter comme étant le dernier acte politique de Louis Althusser.

En venant rayonner sur la scène publique, par le biais de sa vie privée, l'homme n'est plus considéré de la même façon.

Althusser, par exemple, dès lors qu'il a commis le crime, n'est plus estimé en tant que philosophe, mais comme un « fou ». Il n'est qu'à voir la Préface faite par Bernard Henri-Lévy à la réédition des Lettres à Hélène, dans laquelle il insiste davantage sur la folie ou le non professionnalisme d'Althusser – ne préparant pas ses cours, n'ayant pas la puissance intellectuelle qu'on lui reconnaît, travaillant peu et « grappillant » dans les ouvrages plutôt que lisant vraiment les auteurs – pour constater combien l'oeuvre d'un homme parait dérisoire face à la réputation que lui octroie sa vie personnelle.

Avant qu'Althusser ne tue Hélène, s'interrogeait-on sur une éventuelle absence de pertinence de son œuvre philosophique ? Son Pour Marx, n'est-il pas remarquable au niveau de la construction, de la puissance et de la cohérence de sa pensée ?

De même, qui peut prétendre lire ou travailler vraiment en profondeur? La profusion des écrits philosophiques est telle : qui peut affirmer embrasser là une quelconque totalité ?

Enfin, plus largement, tout philosophe ne participe-t-il pas d'une certaine folie, celle de l'extravagance, notamment ?

Éric Marty l'affirme à propos de Nietzsche :

« L'exemple de Nietzsche nous montre combien la folie peut être encore philosophie, de la grande philosophie. Si la folie de Nietzsche ne nous rebute pas, c'est qu'il s'est agi là d'une folie grandiose, noble et démesurée et que cette folie demeure envisageable ou au moins interprétable à l'intérieur du champ conceptuel progressiste qui fait du fou une victime, et qui, au travers de son silence, une fois la crise foudroyante passée, transforme le philosophe en un de ces « suicidés de la société ». »

Enfin, dans ces médiatisations d'événements de la vie privée, ne peut-on pas retrouver le « débat » philosophique entre Calliclès et Socrate, dont Platon rend compte dans le Gorgias ?

À la « vulgarité » de faire de la philosophie, ce qui ne consiste pour Calliclès qu'à venir combler une impuissance du désir et à passer sa vie dans une retraite à chuchoter, Calliclès oppose « la belle science des affaires » qui donne la réputation d'un habile homme. Calliclès conseille à Socrate : « Prends pour modèle non pas des gens qui ergotent sur ces bagatelles, mais ceux qui ont du bien, de la réputation et mille autres avantages. » Platon Gorgias 485 c – 486 c. Le chuchotement d'un philosophe est à peine audible. Le retentissement du crime, de la folie et de certaines aventures amoureuses est assourdissant.

Ainsi, n' y a t-il pas dans cette mise en pâture de la vie privée un alibi de transparence, là où il faudrait davantage voir une intrusion du public au cœur de la vie privée ?

Nous constatons alors combien il est encore nécessaire de penser cette distinction entre espace public et espace privé.

Car, si on pense habituellement que l'espace privé se rétrécit, ne faudrait-il pas plutôt dire que c'est l'espace public qui se dilue ?

La psychanalyse a quelque-chose à dire à ce propos, comme l'a déjà fait Derrida dans Politiques de l'amitié.

. Nous revenons sur le Pour Marx de Louis Althusser : certains pointent le vocabulaire quelque peu daté de Marx : « la lutte des classes », « la dictature du prolétariat »...

Mais peut-on réduire Marx à cela ? Pour éviter cet écueil, ne faudrait-il pas que nous étudiions Marx correctement ? Ne faudrait-il pas inviter quelqu'un qui pourrait venir nous parler de Marx ? Peut-être Jacques Rancière ou Étienne Balibar ?

De même, nous évoquons la IIIème République, avec la Commune : époque qui a beaucoup intéressé Marx et Engels. Il y a eu alors en France, une certaine réponse à la demande communautaire, qui s'est exprimée ensuite par le droit d'association et le syndicalisme, notamment. Mais, ce qui nous intéresse vraiment, c'est en quoi Marx, Nietzsche et Freud sont des maîtres du soupçon. Il faut aller voir à ce propos la conférence faite par Michel Foucault au sujet de ces maîtres.

. Nous discutons le titre proposé pour les Journées de Tours 2014 :

Louis Althusser : l'ami de la psychanalyse.

Si la question du titre se pose, c'est parce que l'on peut se demander si Althusser est vraiment un ami de la psychanalyse. À l'écoute de la lecture d'un extrait des Écrits sur la psychanalyse, à propos de la dissolution de l'École freudienne, on peut constater son ton qui déborde d'une certaine violence.

En substance, il fustige les psychanalystes, les accuse d'avoir tous peur, de trouver en Lacan celui qui tient lieu de mère. Il harangue les analystes en leur demandant de penser surtout aux analysants, ce qui ne serait jamais vraiment le cas.

À partir de cette lecture, nous rappelons qu'Althusser parle de sa place de philosophe, il est dans une posture à la fois d'intériorité et d'extériorité. En fait, il fait intrusion, au cœur de la psychanalyse en tant que philosophe. Situer Althusser en regard de la pratique analytique semble donc intéressant.

C'est pourquoi le rapport entre Althusser et la psychanalyse est ambigu. S'agit-il d'amitié ?

On peut par là, interroger la question de l'amitié et en particulier l'amitié en psychanalyse : est-ce un milieu où l'on se fait beaucoup d'amis ? À ce propos, Derrida peut encore être éclairant.

Dans l'argument qui sera proposé aux prochaines Journées de Tours, il nous paraît donc important d'évoquer Derrida à côté d'Althusser.

. Nous proposons une mutualisation de nos lectures. Stéphanie Gross qui est en train de lire Histoire de le psychanalyse en France d'Élisabeth Roudinesco, nous propose de nous rendre compte des traces d'Althusser qu'elle trouve dans cette oeuvre.

. Pour créer une dynamique qui ne soit pas seulement interne à la Société Psychanalytique de Tours, nous voudrions nous mettre en contact avec la Société Internationale de Psychanalyse et de Philosophie, dont sont membres Cyrille Deloro et Monique David-Ménard.

De même, nous maintenons notre intention d'organiser un travail sur les concepts de la philosophie en direction de la psychanalyse. Ce projet pourrait se mettre en place à Paris.

14 Décembre 2013 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Chantal Wittenberg, notre présidente, ouvre la rencontre : elle propose, - à la lumière de ce que Jean-Claude Milner a dit de la démocratie sur l'agora - que chacun prenne la parole pour dire son sentiment à propos de l'édition des Journées de Tours 2013. « Tous se taisent sauf un » affirme Jean-Claude Milner, ce qui implique pour les autres la patience et le silence.

Nous commençons par saluer le gros travail d'organisation des Journées effectué par Chantal et Nicolas Wittenberg et nous les en remercions.
Nous apprécions comme toujours, le côté très convivial qui caractérise ces Journées.
Nous sommes satisfaits du fait que le dimanche après-midi ait été libéré. Cela permet de dire que cette édition est la plus équilibrée au niveau de la répartition du temps, notamment.

Il semble que cette année la sensation d'hermétisme face à des interventions très techniques ou spécialisées ait été moins ressentie : les discours sont de plus en plus entendus pour certains d'entre nous. Il y a le sentiment, pour la plupart d'entre nous, que ces Journées ont parlé très principalement de psychanalyse.
De même, la parole et la pensée ont davantage circulé durant ces Journées que lors des précédentes éditions. Il y a eu notamment une intensification du débat du côté du public qui a participé activement. La discussion s'est déroulée depuis le samedi matin jusqu'au dimanche après-midi dans une sorte de continuum, une montée en puissance de la réflexion qui a permis d'intensifier et donc de spécifier la question du rapport entre politique et psychanalyse. Il semble que nous ayons suivi un fil qui ne s'est pas rompu et qui même a permis de « tisser » une pensée.

Il conviendrait peut-être de revoir le rôle des discutants :
La discussion doit-elle seulement proposer une ouverture comme simple questionnement à l'adresse de l'intervenant, dans la réaction immédiate d'une parole qui n'ait pour but que de mettre en mouvement la discussion ou faut-il qu'il s'agisse d'une sorte d'intervention préparée ?
Trop lire, trop préparer une intervention en tant que discutant enlève la spontanéité de la pensée qui est mouvement, dynamique, réaction.
Cependant, il semble que la meilleure façon de faire honneur au travail de l'invité soit de travailler en amont son texte dans le but de le mettre en valeur. De même, la pensée rigoureuse nécessite une préparation écrite qui implique un travail de recherche autour des réflexions de l'intervenant. Sans cela, le questionnement peut perdre de sa pertinence et ne se distingue plus des questions du public. A être trop réactive, la pensée risque d'être superficielle.

Les Journées de Tours ont été ressenties comme stimulantes intellectuellement.
Les Journées de Tours font travailler en amont : pour préparer les discussions, des lectures sont faites longtemps à l'avance et sont extrêmement intéressantes.
De même, il y a un grande satisfaction à avoir pu envisager ensemble les questions de la philosophie, de la psychanalyse et de la politique : il faut absolument continuer dans cette spécificité qui est centrale en psychanalyse, notamment chez Castoriadis.
Mais les Journées font aussi travailler ensuite : il y a une envie, à l'issue des Journées, d'explorer les questionnements proposés par les intervenants afin d'élargir encore davantage le champ de la compréhension

Ainsi, on ressort des Journées de Tours avec de nombreuses questions.
Notamment :
. comment la psychanalyse se situe-t-elle face à la question de l'hospitalité : quelle place pour les sujets accueillis en soin ?
. qu'est-ce qu'une prise de parole pour la psychanalyse : quel rôle doit-elle avoir face aux problèmes sociétaux ?
. la question de la contradiction entre une psychanalyse qui ne doit pas s'ériger en puissance et qui doit tout de même prendre place dans le politique. Comment la psychanalyse peut-elle concrètement se positionner pour exister politiquement ? Doit-elle aller au front comme le suggérait Sophie Gosselin dans son intervention ?

L'objection d'un contenu trop philosophique, trop confidentiel est avancée :
Cette confidentialité de l'entre-soi est ressentie comme agaçante par certains d'entre nous. De même, une impression que « ces » intellectuels ne s'entendent pas toujours entre eux. Cela renvoie alors à une question de fond : comment donner à entendre ce que l'on veut faire entendre ? Faut-il être plus pédagogique ?

Il semble que la véritable question soit plutôt : à qui s'adresse-t-on ?

En effet, devant le peu de participants, la question n'est plus alors de savoir comment l'on peut faire pour attirer davantage de monde, mais plutôt : à qui doit-on s'adresser, qui a le désir aujourd'hui d'entendre penser, d'entendre la pensée ?

C'est une question de fond. Car tout d'abord, penser une psychanalyse sans philosophie, sans littérature ou politique, ce serait vouloir penser une psychanalyse « pure ». Or, la psychanalyse contrairement à ce que voudrait en faire l'héritage lacanien, n'est pas une discipline autonome, qui s'auto-engendrerait. Elle est ouverte aux vents qui l'enrichissent de leurs apports.
Et quand bien même un statut de clandestinité s'annoncerait pour la psychanalyse future, cela ne pourrait être qu'un bien, comparé à l'effet de mode qu'elle pouvait avoir dans les années 70 et qui ne faisait qu'accroître le risque de son usurpation.
Finalement, nous ne sommes pas là - et certainement pas nous à la Société Psychanalytique de Tours - pour répondre aux attentes de la vox populi.
Ainsi, et pour reprendre l'une des formules de Cyrille Deloro : « Plutôt que de se demander ce qui risquerait de tuer la psychanalyse, ne conviendrait-il pas plutôt de nous demander ce qui l'a fait perdurer jusqu'à aujourd'hui ? » Pour autant, il convient de se demander qui veut entendre penser, si ce n'est les psychanalystes ? Ne faudrait-il pas s'adresser à des chercheurs ? Ne devrait-on pas alors contacter des instituts de recherches ?
Mais, au final, ne serait-ce pas plutôt les analysants qui cherchent le plus à comprendre ? Ceux pour qui le transfert participe à l'envie de « saisir » ce qui se passe dans la cure et dans la pensée en général ?
Cela renvoie d'ailleurs aux questions absolument conjointes de l'hospitalité, du rayonnement politique du transfert, du fait que l'analyste est un militant, au front tous les jours, ouvrant, - grâce à « l'étayage » -, la parole de l'analysant à la dimension publique et le cas échéant à celle politique. Comment alors toucher les analysants ?
Peut-être en communiquant avec les analystes afin qu'ils informent leurs patients de ce que nous proposons. D'ailleurs, ne pourrait-on pas suggérer à certains analysants de venir avant les Journées de Tours, à des journées spécifiques de travail, autour de ce qui peut articuler les liens entre psychanalyse et philosophie, notamment. L'idée d'une étude des concepts de la philosophie en direction de la psychanalyse est toujours à l'horizon de nos projets.

Des réactions nous sont parvenues :
Celle d'une personne du public venant de Lille et qui propose un « jumelage » entre notre Société et leur association lilloise « Pas-tout ».
De même, Cyrille Deloro nous fait savoir que contrairement à ce qu'il rencontre traditionnellement dans les colloques de psychanalyse, il a trouvé « chez nous » une parole et une pensée libres qui font grandir la réflexion.

Pour terminer :
Nous voudrions nous inscrire, nous marquer dans notre spécificité à travers l'idée d'un « élitisme pour tous ».
Cependant, aller à contre-courant, opter pour un certain militantisme, penser la pensée autrement, ne rapportent pas.
Il faut être conscient de cet écueil et continuer à préférer la force d'une position du « dissensus » liée le cas échéant à une « logique guerrière » de résistance, plutôt que celle d'un consensus doxologique.
On peut alors citer Jean-claude Milner dans Les penchants criminels de l'Europe démocratique (p. 89) :
« La guerre (…) sollicite une pensée riche et de fait une herméneutique. Thucydide (…) a fixé les termes ; pas d'objet plus digne de compréhension qu'une guerre, et comprendre une guerre c'est accepter un axiome herméneutique majeur : non seulement il y a toujours une différence entre les causes vraies et les causes que l'on avoue, mais « la cause la plus vraie est aussi la moins avouée » ».

Nous avançons un projet pour les prochaines Journées de Tours, celles de 2014 :
« L'ami Althusser ».

19 Octobre 2013 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Nous nous étions séparés avec le projet de lire Pour Marx de Louis Althusser.

Cette rencontre consistera à mettre en commun nos approches de ce texte, à partir de l'Avant-propos d'Étienne Balibar rédigé en 1996 pour la réédition de Pour Marx et de la Préface, chapitre I de Pour Marx de Louis Althusser.

Il s'agit pour nous d'attirer l'attention sur Althusser philosophe, titre porté ici particulièrement haut et que rien ne peut venir contredire.

Nous commençons par la lecture du texte préparé par Francis Capron, que nous reprenons ci-dessous :

« Quelques remarques introductives pour notre réunion d’aujourd’hui :

D’abord le titre : Pour Marx !! C’est courageux (1965), efficace car performatif (soit que sa signification coïncide avec l’acte de sa profération). Nous n’avons jamais vu un livre de psychanalyse portant le titre « Pour Lacan » ou « Pour Freud » et pourtant l’empreinte religieuse de certaines théorisations psychanalytiques vont bien plus loin qu’un parti pris ou plus exactement que le parti pris du livre d’Althusser.

Parti pris ? Lequel ? Celui de Marx, mais aussi ou surtout celui de l’intelligence et de l’amitié.

Celui de Marx en tant que nom propre. Pour Marx est un appel au nom propre de Marx. Nom propre ici qui en appelle aux termes philosophiques dont on sait qu’ils n’ont aucune dénotation objective, cherchant perpétuellement à transcender comme le définissaient les logiciens médiévaux.

Celui de l’intelligence comme le souligne Étienne Balibar dans son avant-propos : « …. Je viens de relire Pour Marx. À chaque pas j’ai cru y reconnaître le travail de l’intelligence – quelles qu’en soient les limites, et si « surdéterminé » qu’il soit par ses propres conditions, par la contrainte de son « objet » et de ses « objectifs ». Il m’a semblé que ce travail avait été aussi une expérience, faite sur les textes et sur soi-même, incertaine de son résultat comme toute expérience véritable, et dont la tension propre se reflète dans la qualité de son écriture. Je ne crois pas que cette expérience eût été possible s’il ne s’était agi que de prendre un appareil politique au piège de mots et de noms, si prestigieux fussent-ils, auxquels il ne croyait même pas. Et nous le savions bien. C’est nous qui y croyions »

Nous pourrions commenter cette magnifique interprétation et témoignage sur l’expérience et la croyance, expérience collective, celle d’une communauté d’étudiants et de chercheurs qui n’osait pas s’avouer comme telle, celle d’une communauté impossible autour d’un objet commun, pensant le commun.

Celui de l’amitié enfin, puisque ce livre est dédié à …

« Jacques Martin, notre ami, qui, dans les pires épreuves, seul, découvrit la voie d’accès à la philosophie de Marx – et m’y guida. »

On ne peut s’empêcher alors de penser à ce lien amical entre Marx et Engels, l’un découvrant en France la classe ouvrière organisée, et l’autre découvrant en Angleterre, le capitalisme développé et une lutte des classes qui suivait ses propres lois, en se passant de la philosophie et des philosophes. L’amitié soudée par un phénomène, celui de la découverte, logique de l’expérience effective et de l’émergence réelle, logique de l’irruption de l’histoire réelle dans l’idéologie elle-même. Dédicace donc à Jacques Martin, notre ami, dit Althusser, qui fit émerger effectivement et réellement la philosophie de Marx dans la vie solitaire d’Althusser et qui par cette découverte pensa la philosophie de Marx comme une philosophie de la découverte et comme probablement une philosophie de l’amitié, l’amitié qui selon Aristote « est une communauté, et, comme il en est pour soi-même, il en va aussi pour l’ami : et tout comme, par rapport à soi, la sensation d’exister est désirable, ainsi il en ira pour l’ami. » (Éthique à Nicomaque 1170a28-1171b35).

On ne peut s’empêcher de faire un lien entre cette philosophie de la découverte du jeune Marx avec cette frénésie freudienne pour la découverte de l’inconscient, de cette « terra incognita » frayée et défrichée par Freud. Ce parallèle, ce rapprochement, nous pourrions le faire à bien des endroits du livre, Althusser parlant de la philosophie de Marx tel un Freud parlant de la psychanalyse. Par exemple, à la page 20, lorsqu’il écrit : « Philosopher, c’était recommencer pour notre compte l’Odyssée critique du jeune Marx, traverser la couche d’illusion qui nous dérobe le réel, et toucher à la seule terre natale : celle de l’histoire pour y trouver enfin le repos de la réalité et de la science accordées sous la perpétuelle vigilance de la critique ». Terre natale, terme ici employé par Althusser, terre promise terme suggéré par Freud dans sa correspondance à Jung, le parallèle est saisissant et ceci d’autant plus lorsqu’il évoque la « coupure épistémologique » réalisée par Marx, celle qui « liquide notre conscience d’autrefois ». Freud ne fera rien d’autre en limitant l’importance de la conscience…. D’ailleurs Lacan reprendra à son compte l’expression de Bachelard pour la psychanalyse.... »

Il convient donc d'insister sur l'idée « du » Pour Marx : c'est-à-dire de faire une lecture de cet ouvrage d'Althusser à l'aune de la question d'une fidélité à Marx passant par une approche philosophique des textes de Marx.

La lecture althussérienne de Marx consiste, aux dires d'Étienne Balibar dans l'Avant-propos rédigé en 1996 pour la réédition de Pour Marx : « à exporter les notions et questions issues de Marx dans tout le champ de l'épistémologie, de la politique et de la métaphysique. ». Pour Marx, Avant-propos, Étienne Balibar ; p.VI.

La démarche épistémologique qu'entreprend Althusser est particulièrement prégnante, dans la mesure où il tente de penser l'idéologie grâce à la distance que permet la posture du philosophe.

Penser scientifiquement (théoriquement) l'idéologie marxiste, tel est l'objectif de Louis Althusser.

Mais, c'est précisément à cet endroit que se situe l'impossible :

  • Car, le discours philosophique comme théorie philosophique ne peut que se confronter à l'engagement marxiste de « cesser de philosopher », c'est-à-dire de cesser de développer des rêveries idéologiques pour passer à l'étude de la réalité même.

Par fidélité à Marx, il convient de célébrer la mort de la philosophie en optant pour l'action. Pour Marx p.18 19

  • Car, quoi que l'on tente pour faire correspondre le mot et la chose, y compris dans une tentative de suturer le discours par la logique implacable d'un positivisme scientifique, il n'en demeure pas moins que l'idéologie est inextricablement présente dans la science. Déjà parce qu'on « ne choisit pas son commencement, Marx n'a pas choisi de naître à la pensée et de penser dans le monde idéologique que l'histoire allemande avait concentrée dans l'enseignement de ses universités » Pour Marx p.60. Ensuite parce que c'est une marque de la scientificité que de refouler sans cesse l'idéologie.

Or, selon Étienne Balibar dans Tais-toi encore, Althusser ! : c'est un « combat d'autant plus inexpiable qu'il n'oppose pas des adversaires extérieurs l'un à l'autre, mais des instances indissociables de la connaissance. »

Lutter contre l'idéologie est déjà idéologique. Habiter un discours, quel qu'il soit – y compris scientifique – est nécessairement un in media res.

Pourtant, Althusser ne capitule pas devant l'obstacle : en lecteur attentif de Bachelard, il ne peut que cautionner l'idée selon laquelle la science ne peut avancer que par le repérage puis le dépassement des obstacles épistémologiques :

« une mort pragmatico-religieuse, une mort positiviste de la philosophie ne sont pas vraiment des morts philosophiques de la philosophie. » Pour Marx p.19

C'est pourquoi, il ne cessera de revendiquer l'importance de pallier par son travail philosophique sur Marx, ce qu'il appelle « la misère française », c'est-à-dire : « l'absence tenace, profonde d'une réelle culture théorique dans l'histoire du mouvement ouvrier français. » Pour Marx p.15

À ce moment de notre réflexion, nous ne pouvons que noter combien ce double mouvement de refus de l'obstacle et de revendication d'une culture théorique qu'exige Althusser face à la lecture de Marx, est celui dont nous devrions nous inspirer à propos de la psychanalyse :

En effet, la psychanalyse se doit de ne pas capituler devant l'obstacle, celui que brandit devant elle le positivisme cognitiviste de la psychothérapie actuelle, lorsqu'elle lui oppose l'argument de l'efficacité.

De même, elle se doit de revendiquer l'importance d'un ancrage de la psychanalyse dans la théorie philosophique, c'est-a-dire de penser la psychanalyse dans la distance épistémologique que le regard de la philosophie apporte sur toutes choses.

C'est à ces seules conditions que nous pourrons envisager un dynamisme de la psychanalyse – de la même façon qu'Althusser voulait renouer avec le dynamisme qu'apporte la relecture d'un Marx philosophe à la pensée.

Dans le même esprit : à trop se réclamer de la clinique, nous risquons de nous appauvrir en asséchant la source théorique que ne cessa d'apporter Freud. Certes, Freud voulait penser l'inconscient comme un concept scientifique, mais certainement pas au sens positiviste que lui octroient les neurosciences aujourd'hui, puisqu'il s'agissait de penser l'idée d'une science avec un objet insaisissable.

Objet insaisissable, sujet accueilli dans sa totalité subjective, tels sont les préalables à toute pratique de la psychanalyse, cela nécessitant une distance profonde ; telle est aussi la position d'Althusser dans sa lecture de Marx : repenser le marxisme dans une distance prise avec « notre provincialisme théorique, de reconnaître et de connaître ceux qui ont existé et existent en dehors de nous, et voyant ce dehors, de commencer de nous voir nous-mêmes du dehors, de connaître le lieu que nous occupons dans la connaissance et l'ignorance du marxisme, et ainsi de commencer à nous connaître. » Pour Marx p. 21

Le « connais-toi toi-même » de Socrate est, nous le constatons une fois encore, incontournable.

Mais, deux mille cinq cents ans plus tard, nous l'avons compris : c'est un supposé savoir puisqu'il s'agit d'une connaissance de soi qui passe par la position d'une disparition du sujet-analyste (du sujet-philosophe) : « disparaître dans son intervention ». Cette disparition n'étant pas ponctuelle, exceptionnelle, mais constamment à réitérer et à refaire, dans un procès infini.

L'histoire de la pensée marxiste et l'histoire de la psychanalyse sont ainsi spectaculairement ressemblantes. Balibar dans l'Avant-propos de Pour Marx, parle de trois constellations de notions :

  • Celle de coupure épistémologique entre une science qui parviendrait à saisir son objet et une science dont l'objet est insaisissable, à cause de son pouvoir d'illusion propre. Nous l'avons dit, marxisme et psychanalyse sont sur ce point face à la nécessité de se penser comme science de l'insaisissable.
  • Celle de structure à saisir dans une unité systématique, dans une « totalité », sur le mode d'une cause absente. On ne peut qu'être renvoyé à « l'inconscient structuré comme un langage. ». On ne peut que penser à la façon dont l'analysant veut trouver dans la cure une cause aux symptômes ou au mal-être. Or, s'il y a bien économie psychique qui produit tel ou tel symptôme, la lutte des pulsions reste bien intra-psychique, elle ne peut, en ce sens, être réduite à une cause objective externe. De même, chez Marx s'il est question d'un moteur de l'histoire donné par la lutte des classes, cette lutte se trouve dans l'organisation interne sociale, immanente, sans cause externe qui puisse réduire la complexité des structures interagissantes.
  • Celle enfin d'idéologie. Nous retrouvons ici l'analyse ci-dessus de l'impossibilité de construire un discours exempt d'idéologie : la conception althussérienne de l'idéologie permet à la philosophie de traverser le miroir de sa « conscience de soi » afin de comprendre que le discours philosophique est toujours un discours de l'hétéronomie face au champ conflictuel qu'il analyse. Autrement dit, la philosophie ne peut être autonome dans son discours, tant face au réel qu'elle cherche à saisir, que par rapport à l'idéologie qu'elle contient. Or, certains philosophes n'ont pas nécessairement conscience de cette absence d'autonomie.

Sans doute est-ce pourquoi la philosophie a obligation de se regarder dans le miroir de la conscience de soi : afin d'y débusquer l'inconscience de ses conditions d'existence.

C'est seulement à partir de ce regard qu'elle pourra se déconstruire et renoncer au fantasme de la complétude de ce que serait une analyse philosophique matérialiste, celle qui parviendrait par le discours à saisir l'objet dans sa complète réalité pratique.

Au fantasme de la toute puissance du discours philosophique (fantasme inconscient), la philosophie doit reconnaître (conscience de soi) que le discours a une puissance réelle mais finie, que plus l'on tente d'élaborer une philosophie matérialiste, plus l'idée que l'on puisse atteindre une philosophie matérialiste et sans distorsion nous échappe, recule.

Cette démarche de prise de conscience, d'introspection épistémologique, est celle que réclame toute démarche intellectuelle.

Une psychanalyse qui penserait pouvoir se passer de la philosophie est une psychanalyse qui refuserait de réfléchir à ses conditions d'existence, qui refuserait de prendre conscience de ce qui se joue dans l'inconscient de ses fantasmes et de son idéologie ou des idéologies qui la rejettent. Ce qui serait le comble !

La pensée marxiste et la pensée psychanalytique doivent ainsi aller ensemble, en ce que toutes deux, elles réfléchissent à leurs propres conditions matérielles de possibilité dans le champ de ce qui n'est pas elles, à savoir les pratiques dont elles sont issues.

Il convient de le redire avec Étienne Balibar : il faut être comme l'étaient Freud ou Spinoza, des « théoriciens de la « topique », c'est-a-dire de la position de la pensée dans le champ conflictuel qu'elle analyse », afin de reconnaître qu'il existe certes une puissance du discours, mais que cette puissance est finie, c'est-à-dire limitée.

Sans quoi nous risquerions de tomber dans cette « misère française » que regrette Althusser : celle d'un désert de culture théorique et de questionnement épistémologique. Se passer des philosophes pour les psychanalystes serait l'équivalent de ce qui s'est produit au parti communiste français lorsqu'ils ont cru pouvoir se passer des intellectuels.

C'est pourquoi, au final, repenser les liens entre philosophie marxiste et psychanalyse, c'est tenter de renouer avec le dynamisme de la psychanalyse.

Car penser le conflit en terme de processus pratiques, c'est pouvoir prendre conscience que viser la fraternité, l'amitié et la tolérance ne sont que des baumes stériles posés sur les symptômes de nos communautés. En d'autres termes, c'est refuser de voir ce qui est à l'œuvre dans toute communauté humaine et qu'il convient de penser : le meurtre originaire qui ne peut être résorbé dans le système des règles de la civilisation et par voie de conséquence qui ne peut conduire à fonder une source apaisée de l'autorité. À l'impossible de la communauté, il faut donc opposer la nécessité d'en interroger philosophiquement et psychanalytiquement « la clinique ».

Sans aucun doute, cet ouvrage d'Althusser Pour Marx se réclame de l'amitié. De cette sorte d'amitié que revendiquent Nietzsche et Derrida : une amitié qui passe par une lucidité sans compromis, où l'on ne se raconte pas d'histoire. C'est ce même credo du « sans compromis », qui sera à l'œuvre dans L'avenir dure longtemps.

21 Septembre 2013 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Notre rencontre pourrait s'intituler : Le renversement.

La reprise de notre groupe de recherche, en ce mois de septembre 2013, s'ouvre par la mise en commun des lectures estivales de chacun.
Le dernier livre de Laurent Seksik Le cas Eduard Einstein retient notre attention. L'histoire d'Eduard Einstein y est relatée : fils schizophrène d'Albert, il est mort seul dans une clinique psychiatrique de Zürich, abandonné par son père notamment.
Nous constatons que la paternité est souvent vécue de façon complexe par les penseurs brillants. Comme si la pensée était excluante du sentiment, ou plus exactement, « philophage ».

De l'amour filial à l'amitié, le pas peut être franchi pour montrer que le sentiment, celui de l'amitié donc, est également en question dans l'ouvrage de Derrida Politiques de l'amitié, Paris, Galilée 1994.

Derrida au Chapitre 3, intitulé « Cette « vérité » folle : le juste nom de l'amitié », interroge le rapport entre l'homme d'État et ses ennemis, par l'entremise d'une citation de Plutarque ¬– reprenant Xénophon – : « C'est le fait d'un homme sage de tirer profit des ses ennemis. ». Et pour mettre en perspective cette affirmation, Derrida cite la célèbre apostrophe d'Aristote : « Amis, il n'y a point d'amis ! », reprise dans toute la tradition et en particulier par Nietzsche.

Nietzsche, notamment, dans Humain, trop humain, I au paragraphe 376 intitulé Des amis, lance un appel vibrant à transformer les amis en ennemis :

« (...) Que le sol est incertain sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que les froides averses sont proches ou intempéries, que tout homme est solitaire ! ».
Nietzsche poursuit : celui qui s'affranchira de l'amertume que ce constat contient, pourra, plutôt que de s'écrier « Amis, il n'y a point d'amis! », s'avouer : « Oui, il y a des amis, mais c'est l'erreur, c'est l'illusion sur ta personne qui te les a amenés ; et il aura fallu qu'ils apprennent à garder le silence pour rester tes amis ; car ce qui assied presque toujours pareilles relations humaines, c'est qu'il y a un certain nombre de choses que l'on ne dit, que l'on n'effleure même jamais ; mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l'amitié s'en va derrière eux et se brise. Existe-t-il des hommes capables de n'être pas blessés à mort s'ils venaient à découvrir ce que leurs amis les plus intimes savent d'eux tout au fond ? – C'est en apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre propre être comme une sphère instable d'opinions et d'humeurs et ainsi à le mépriser quelque peu, que nous rétablirons l'équilibre avec les autres. Nous avons, c'est vrai, de bonnes raisons de faire peu de cas de chacun de ceux que nous connaissons, quand ce serait le plus grand ; mais de toutes aussi bonnes de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. – Et ainsi, supportons-nous les uns les autres, puisque aussi bien nous nous supportons nous-mêmes ; peut-être alors l'heure de joie viendra-t-elle un jour elle aussi où chacun dira :
« Amis, il n' y a point d'amis ! » s'écriait le sage mourant ; « Ennemis, il n y a point d'ennemis ! » s'écrie le fou vivant que je suis. »

Derrida rencontre de nombreuses voies de lecture dans « cette apostrophe renversante – et bouleversante – » qui convertit l'ami en ennemi.

Nous retenons trois de ces voies dont nous montrerons la logique ensuite :
Il affirme, premièrement, pour expliquer la dernière phrase de Nietzsche en italique, qu'à la sagesse testamentaire d'Aristote, Nietzsche oppose, fût-ce au prix de la folie, l’insurrection criante du présent vivant. « Le mourant meurt et se tourne du côté de l'amitié, le vivant vit et se tourne du côté de l'inimitié. » Le mourant est le sage contre le vivant qui est le fou. C'est dire qu'il convient de préférer la folie et la vie, de convertir l'ami en ennemi, cela afin de s'ouvrir au sens et à la vérité.
C'est ce que Derrida affirme ensuite : « Ce n'est pas de loin, nous l'avons vu, la seule fois que Nietzsche associe la pensée de l'ami-ennemi ou du frère-ennemi à la folie. À la folie tout court qui commence par inverser tous les sens du sens de l'autre sens. Car la folie tout court s'inscrit a priori dans le sens même du sens.»
La vérité de l'amitié est alors une folie de la vérité, elle n'a rien à voir avec la sagesse.
Car l'histoire de la philosophie n'a fait que tenter de nous faire croire le contraire en opposant traditionnellement la folie de la passion amoureuse avec la sagesse de l'amitié.
Il convient donc de reconnaître en l'ami et en soi-même, ce fondement fait d'instabilité, qui incline à l'inimitié ainsi qu'à quelque mépris, ce qui permettra peut-être de s'exclamer avec joie : « Ennemis, il n' y a point d'ennemis ! »

Derrida voit ensuite dans cette apostrophe de Nietzsche une responsabilité. Celle de l'aveu que l'on se fait à soi-même : se déclarer à soi-même, en silence, voire en secret – s'avouer, dit Nietzsche – l'« erreur » et l'« illusion » qui fondent l'amitié. Il faut garder le silence sur le sol incertain, sur l'abîme de nos amitiés, sur le fait « que la solitude est irrémédiable et l'amitié impossible ». Et, s'il faut se taire entre amis, c'est aussi pour ne pas dire cette vérité meurtrière.
Cette vérité, il faut la cacher car elle est mortelle, insiste Derrida. Et c'est là que repose la responsabilité de la taire.
« Et comme les amis savent cette vérité de la vérité (la garde de ce qui ne se garde pas), il vaut mieux qu'ils gardent le silence ensemble. Comme d'un commun accord. Accord tacite cependant par lequel les séparés sont ensemble sans cesser d'être ce qu'ils sont destinés à être – et sans doute le sont-ils encore plus que jamais : dissociés, solitarisés, singularisés, constitués en altérité monadiques. (…). Ils ne sont pas solidaires, ces deux-là, ils sont solitaires, mais ils s'allient en silence sur la nécessité de se taire ensemble, chacun de son côté néanmoins. »

Enfin, Derrida reprend la figure inversée du sage et du fou pour semer encore davantage le doute : le sage peut feindre, jouer au fou. « le visage du fou peut être un masque. Derrière le masque, un sage plus sage que le sage. ».
Ces figures mouvantes, interchangeables du fou et du sage sont reprises par Nietzsche dans Humain, trop humain II, au paragraphe 246. Derrida l'intitule, par une traduction qui lui est propre : Le sage se donnant pour fou.
Nietzsche y affirme : « La charité du sage le détermine parfois à feindre l'exaltation, la colère, le contentement, afin de ne pas faire mal à son entourage par la froideur et la lucidité de sa vraie nature. » Il s'agit de faire don de sa folie pour éviter de faire du mal. « Il les aime assez pour ne pas leur faire tout le mal qu'il leur veut. Il les aime trop pour cela. »
Nous pouvons ajouter : d'un amour qui se renverse en dissimulation, c'est-à-dire en inimitié, en exaltation, en colère parfois... s'il le faut. Et la boucle est bouclée...

Les propos de Derrida se comprennent alors en trois temps :

  • La folie comme inversion du sens permet la vérité folle de l'amitié : l'amitié est impossible, car fondée sur des illusions, il faut alors la renverser en inimitié, terreau de la vérité.
  • Or, il est de notre responsabilité de taire cette vérité car elle est mortelle (en ce qu'elle mortifie l'amitié, notamment) ;
  • Donc, pour que cette vérité reste un insu, le sage peut par le biais du simulacre, masquer sa lucidité froide en se donnant pour fou.


C'est dans cette logique que Derrida retrouve le lien avec le politique :

« Et si une nouvelle sagesse politique se laissait inspirer demain par la sagesse de ce mensonge, par cette manière de ce mensonge, par cette manière de savoir mentir, dissimuler ou détourner la méchante lucidité ? Si elle exigeait qu'on sache et qu'on sache dissimuler les principes ou les forces de déliaison sociale, toutes les disjonctions menaçantes ? Les dissimuler pour préserver le lien social et la Menschenfreundlichkeit ? Une nouvelle sagesse politique humaine, humaniste, anthropologique, bien-sûr ? Une nouvelle Menschenfreudlichkeit : pessimiste, sceptique, désespérée, incrédule ?
Une nouvelle vertu dès lors ? ».

En cheminant à travers ces quelques écrits de Nietzsche et de Derrida, nous nous interrogeons à propos d'Althusser :

Le meurtre d'Hélène par Althusser ne peut-il pas être compris comme dernier acte politique ?
Althusser assassine ce qui lui a permis de vivre avec tout ce que cela représentait pour lui.
N'est-ce pas là l'acte d'un sage se faisant passer pour fou, l'acte d'un solitaire qui, pour cacher la froide vérité, tue celle qu'il aime ?
Alors vers quelle autre vérité Althusser, en se donnant pour fou et en refusant lui aussi toute esquive, y compris celles de l'amour ou de la haine, veut-il nous conduire dans L'avenir dure longtemps ?

Nous souhaitons travailler sur ces questions qui feront lien avec le thème de nos Journées de Tours. Nous voudrions aussi envisager d'autres hypothèses, au fur et à mesure de nos rencontres, afin d'élargir le travail du groupe à d'autres pistes de recherches.

Par ailleurs, ce renversement de l'ami en ennemi et la position politique qu'il implique, ne peuvent-ils pas nous permettre de faire signe vers Marx et le matérialisme historique ?

Car Marx s'interroge lui aussi sur cette question du renversement, mais cette fois, un renversement entre idée et action. Il affirme par là la nécessité de débarrasser la philosophie et la politique de leur caractère de religiosité. En fustigeant les « jeunes hégéliens », dont fait partie Feuerbach, Marx et Engels prônent un communisme dont l'éclosion ne résulte pas d'une aspiration à un idéal sur lequel la réalité devrait se régler, mais qui est le produit d'un vrai matérialisme historique, d'un mouvement où il n'est plus question de l'Homme, mais des hommes historiques réels. Avec Marx le pluriel s'impose d'emblée et c'est parce que l'homme est envisagé dépendant, membre d'un ensemble plus grand, qu'il n'est plus pensable isolé, séparé des autres, là que peut alors se concevoir la société comprise par Marx comme « produit de l'action réciproque des hommes ». Or, en cela, Marx s'oppose très clairement à la conception de la communauté conçue selon les socialistes utopistes de la Ligue des Justes (dans les années 1843) dans des liens d'amour et de fraternité, ces liens, selon Marx, ne faisant qu'enfermer l'ouvrier dans un idéal individualiste, étayé par le seul effet des propagandes et influences portées par un prophète.

Où l'on voit alors, qu'il est question de ne pas se masquer la férocité à l'œuvre dans les rapports sociaux de production notamment, de ne pas se bercer des illusions de l'amour et de la fraternité, ni de vénérer abusivement les penseurs précédents, qu'il convient de « tuer » symboliquement afin de faire émerger une autre pensée.
C'est évidemment de cette pensée-là du matérialisme que se réclame Althusser.
Loin d'être morbide, cette vérité de la froide relation d'une pensée à une autre, où le disciple « tue » symboliquement son maître, ne revient-elle pas à cette nécessité de dépasser les alibis de l'amour, pour s'élever vers une vérité prochaine ?

Enfin, pour rebondir sur la figure du fou, n'est-il pas aussi « celui qui révèle » ? Dans la tradition Orientale des XIIème et XIIIème siècles, en particulier, le fou n'est plus vu en tant que fou, alors qu'en Occident, le fou reste le fou.

Les uns et les autres ont commencé à lire autour de nos invités aux Journées de Tours :

Le travail de Sophie Gosselin sur le politique du différend est évoqué. Cette question conduit à repenser le politique. L'espace public et l'espace privé y sont notamment examinés au travers du différend, de la contestation ou du désaccord.

Autour de Jean-Claude Milner :
Les penchants criminels de l'Europe démocratique, Paris,Verdier, 2003.
Le sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Court traité de lecture 1, Paris, Verdier, 2013.
Alain Badiou :
Controverse, avec jean-Claude Milner, Le seuil, 2012.
Pornographie du temps présent, Fayard, 2013.
Eric Marty :
Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Gallimard, 2007.

Dans ces ouvrages, il est question du rapport entre l'antisémitisme et les philosophes français.
« Que désigne le « nom Juif » ? », est l'interrogation qui résonne depuis Sartre et dans toutes ces controverses.
Cette question, celle du « nom Juif », ne vient pas clore ou plutôt vient révéler que celle du nazisme, de son idéologie, n'est absolument pas réglée dans l'Europe d'aujourd'hui. En effet, l'Europe démocratique serait l'héritière de sa propre histoire hitlérienne, ce que pourtant, elle dénie.
On peut aussi la renvoyer au problème des Juifs Marranes, avec la question de l'exil d'une tribu dans une tribu, comme contraire de l'intégration.

Nous avons enfin pour objectif de tous lire : Pour Marx de Louis Althusser.

29 Juin 2013 - Louis Althusser ou "l'impossible objet de la mélancolie"

Ce samedi 29 juin 2013, dans le cadre du groupe de recherche animé par Francis Capron, où l'on travaille sur la vie et l'œuvre de Louis Althusser, nous avons eu le plaisir de recevoir Éric Marty, écrivain, professeur de littérature contemporaine à l'université Paris 7 Denis-Diderot, auteur de Louis Althusser, un sujet sans procès, (nrf Gallimard, 1999) et auteur de nombreux autres ouvrages auxquels nous ferons référence tout au long de ce compte rendu.


Francis Capron ouvre donc cette journée en présentant Éric Marty de la manière suivante :

Cher Éric Marty,

Tout d’abord je voudrais ici vous remercier de vous associer ponctuellement à notre groupe de recherche (au sein de la Société Psychanalytique de Tours) qui a cette année entrepris d’ouvrir à nouveau « le cas Althusser » pour justement tenter de le sortir ou de le faire apparaître aux yeux d’un public plus frais et plus jeune comme n’étant pas cet inéluctable « cas clinique » relevant de la psychose maniaco-dépressive, aujourd’hui nommée bi-polarité.

Ce qui nous frappe de suite et sans aller plus avant dans les débats qui vont très certainement nourrir cette journée, ce qui nous frappe donc est que « le meurtre d’Hélène » vient effacer, gommer, faire disparaître non seulement Althusser en tant que sujet, mais aussi son œuvre pour ne pas dire son engagement, pour ne pas dire sa passion envers la philosophie en général et pour l’enseignement de Marx en particulier.

Puisque nous parlons de passions, m’autorisez-vous à me saisir de ce terme pour tenter de vous présenter ? De vos passions, publiquement avouables, j’en ai, au travers de mes lectures décelé trois ou trois en une.

La littérature, l’histoire de la pensée et l’écriture, l’acte d’écrire. Trois passions qui pourraient se croiser avec quelques noms propres : Barthes, que nous pourrions signaler comme celui qui vous influença en premier (personnellement et intellectuellement), et dont vous êtes l’éditeur des œuvres complètes aux Éditions du Seuil. Puis après André Gide, René Char et Jean Genet, vous vous intéressez à ce que Derrida nommait la pensée de l’écart, soit ce qui se décentre des doctrines et discours traditionnels ou traditionnellement métaphysiques pour tenter d’en chercher ou d’en trouver des singularités particulières ou spécifiques. Citons pour mémoire vos travaux sur Lacan et la littérature. (2005)

C’est de cette manière que vous vous intéressez à Althusser, en 1999, et cette figure Althussérienne, ne vous quittera plus puisque elle est une référence constante dans votre livre sur Sade que le XXème siècle aurait pris au sérieux et elle semble être présente de manière spectrale dans votre dernier roman : « Le cœur de la jeune chinoise », paru au Seuil, cette année-même.

Avant d’aller plus loin et d’ouvrir réellement cette journée en vous passant la parole, peut-être faut-il dire deux mots de votre passion pour l’écriture. Votre conception de l’écriture, Éric Marty, et ce sera ma première question en guise d’introduction, est-elle comme celle de Blanchot ou de Barthes, proche de la recherche du point zéro (soit passer du texte à l’œuvre, en repensant engagement et responsabilité dans une utopie offerte à la littérature) ou est-elle plus proche de celle de Sartre, conception obsédée par la question de la littérature comme praxis, c’est-à-dire comme action, comme faire et dont les issues se voulaient immédiates ? Et lorsque je vous pose cette question, je fais référence à votre querelle avec Alain Badiou, philosophe, (2007), dont on pourrait dire que son entreprise apparente serait comme celle de Sartre, soit de totaliser, de totaliser public et lecteur, écrivain et militant, politique et écriture, littérature et histoire, morale et engagement. « Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir, disait Sartre. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie. La littérature moderne, en beaucoup de cas, est un cancer de mots ».

Position idéologique de Sartre à laquelle s’oppose celle de Roland Barthes qui, dites-vous, comprend avant Althusser que l’idéologie ne se situe pas dans les croyances vagues et ineffables ou dans les grands préjugés conscients ou inconscients (le ciel des idées) mais qu’elle possède une réalité matérielle, corporelle et organique, réalité matérielle, corporelle et organique dont le bonheur d’écrire et le plaisir du texte font partie.



Après cette présentation, nous laissons la parole à Éric Marty :

Éric Marty revendique un engagement dans la vie intellectuelle. L'écriture permet, selon lui, de penser une place, une position par rapport au passé récent, passé que l'on peut appeler la Modernité. C'est pourquoi il ne se réclame pas d'une filiation avec tel ou tel intellectuel du XXème siècle, mais envisage l'engagement comme un impératif catégorique, comme noyau substantiel de l'écriture.

Cet engagement consisterait, notamment, à regarder en face le stalinisme, dans une vraie lecture de ce qui s'est joué là, au niveau idéologique, en cette deuxième partie du XXème siècle et qui persisterait encore aujourd’hui dans les institutions.

Pour ce faire, plutôt que de se situer par rapport aux intellectuels de l'époque, dont certains se sont fourvoyés, il conviendrait de se positionner par rapport à une conjoncture.

Cette conjoncture peut se trouver selon Éric Marty, dans la situation qu'a vécue Althusser.

La lecture de L'avenir dure longtemps, de Louis Althusser a provoqué pour Éric Marty un choc, doublé d'une empathie, face notamment à la lucidité qui y est présente. Il y a, selon lui, une véritable singularité de cet ouvrage.

En effet, L'avenir dure longtemps, n'est aucunement un essai philosophique, à partir duquel le problème consisterait à se demander si Althusser est spinoziste ou machiavélien. Ce n'est pas une œuvre à situer dans un débat d'idées.

Mais, Althusser et son écrit sont d'abord à envisager dans une situation : celle d'un sujet sans procès. À noter que ce titre « sujet sans procès » fait référence à L'homme sans qualités de Musil ou à Un roi sans divertissement de Giono, titre que ce dernier a emprunté à Pascal lorsque le philosophe évoque la mélancolie et l'ennui.

Cela renvoie donc à Althusser qui parce qu'il est sujet sans procès, est dans une frustration interminable, vertigineuse, sorte de Sisyphe à la recherche sans cesse recommencée de ce procès.


C'est donc au nom de cette situation particulière d'Althusser, qu'Éric Marty veut penser un engagement intellectuel, cela en envisageant le meurtre d'Hélène comme un scandale auquel il faut oser se confronter. Car, personne n'a voulu s'affronter à ce qui, dans cet événement fait scandale : que ce soit le geste du crime lui-même ou encore l'écriture de L'avenir dure longtemps.

De la même façon que personne n'ose reconnaître la mythologisation de la philosophie ou de la politique qui sont à l'œuvre parfois.

Or, le scandale est vecteur de désordre. Il provoque une interruption de la pensée elle-même en ce qu'il permettrait d'interrompre le côté consensuel et de connivence de la pensée du XXème siècle.

C'est en faisant face à ce scandale, dans ce qu'il introduit de rupture, que l'on peut éviter, selon Éric Marty, de remaquiller la position d'Althusser, à la seule lumière d'accointances philosophiques, de collusions des idéologies dominantes et non pensantes.


Pour autant, cette confrontation au scandale n'implique pas l'idéalisation de ce scandale.

Car, cette idéalisation, présente au moment de la naissance de la philosophie et de la mort de Socrate, ne peut avoir lieu avec l'événement Althusser.

Socrate, philosophe mort n'est pas comparable à Althusser, philosophe meurtrier.

En effet, la mort de Socrate peut être pensée comme participant au processus d'idéalisation de la philosophie, capable de se situer par là dans une position – sublime – d'exception : elle peut réintroduire cette mort comme vecteur de sens quant à sa place dans le monde.

À l'inverse, la position d'Althusser ne peut être suturée, même s'il y a aussi une part de sublime dans le meurtre.


Pourtant, ce meurtre concerne la philosophie dans la mesure où elle entretient un rapport au monde verbal. Ce verbal étant impuissant à dire le monde.

Cela, du seul fait que la philosophie est confrontée, depuis toujours et encore aujourd'hui, au paradoxe entre praxis et savoir. D'ailleurs, s'agit-il vraiment d'un paradoxe ? N'est-ce pas plutôt une impasse ? Ou plus exactement, la philosophie peut-elle résoudre cette question qui sous-tend toute son histoire ?

Quoi qu'il en soit, Althusser va du côté de la praxis, puisque selon lui, seule la praxis – l'autre que soi – peut changer le monde. Par là, il adopte la position pascalienne du pari, méthode pragmatique en ce qu'elle applique des recettes de comportements religieux, plutôt que de penser la religion à la manière des philosophes, ceux-là mêmes qui demeurent insensibles au cœur.

Althusser a donc une défiance vis-à-vis de l'acte de penser, au point de dire, par son matérialisme aléatoire, qu'on ne pense pas. L'imposture à laquelle s'identifie Althusser est révélatrice de l'impuissance à penser. C'est pourquoi à l'impuissance de la pensée, il faut préférer l'agir, la praxis, qui s'obtient par cette posture de l'imposture.

En effet, l'imposture devient catégorie pratique comme absence de posture, refus de toutes les postures possibles. Elle « est la position de celui dont tout l'être se libère et s'exempte à jamais de l'illusion de la pensée en se situant sur le fil étroit, vacillant, contingent et abyssal de la pure conjecture, de l'aléa dont le réel se constitue, des surdéterminations multiples, indistinctes et sans ordre, bref sur ce vide, sur cette mystérieuse « déduction dans le vide », qui est comme le leitmotiv par lequel Althusser définit sa propre œuvre philosophique, sa propre existence et d'une certaine manière son meurtre. L'imposture est l'exacte conclusion à laquelle doit advenir tout matérialisme aléatoire. »

C'est en cela que l'imposture n'est plus seulement l’activité frauduleuse d’un adolescent. C'est par là qu'elle cesse d’être avec Althusser ce dialogue silencieux et imaginaire entre deux subjectivités (le maître et l’élève), qu’elle permet de franchir les bornes de la conscience de soi et d’autrui, qu’elle n’est plus un jeu hasardeux et ponctuel, mais qu’elle parvient à s’inscrire dans le réel, à devenir un universel objectif.

Cependant l'imposture continue de définir aussi la philosophie comme fraude ou comme déduction dans le vide. Car, il y a tout de même une imposture de la pensée en tant qu’elle voudrait mettre à nu le réel, donc il y a bien un lien à faire entre pensée et impossible.

C'est pourquoi on parvient, alors, au syllogisme suivant :

La philosophie n'a aucun pouvoir si elle ne tient pas du réel ;

Or, c'est par son interruption qu'elle appartient au réel ;

Donc, le silence qui s'ensuit est ce qui donne à l'interruption un sens.

On aboutit donc, logiquement, à un échec propre à la pensée comme impossible.

C'est alors que le silence est puissance de résistance.


À l'issue de la réponse d'Éric Marty, des questions lui sont posées :

Il semble qu'il y ait une « absence » dans Louis Althusser, un sujet sans procès, c'est le contexte politique. Dans les années 1980, le marxisme s'effondre. Cela semble être suivi de l'effondrement de la philosophie et de la politique et d'une désespérance de la pensée. Le meurtre d'Hélène ne serait-il pas alors le dernier acte politique d'Althusser ? Le cadavre ne serait-il pas aussi celui du marxisme ?


Éric Marty n'a pas voulu penser cela explicitement pour demeurer dans la logique de la période. Dans le sens où même si chaque penseur pouvait être pris dans sa singularité propre, il était associé aux autres par un effet d'époque : celui de la volonté de ne pas être seul. La solitude était pensée comme mauvaise par essence.

Si une nouvelle pensée est possible aujourd'hui, en ce début de XXIème siècle, ce ne serait plus dans cette coagulation idéologique, qui sédimente la pensée, qui la rend superficielle, mais à partir d'une dissolution des faux semblants afin de laisser vivants, pensables les énoncés singuliers.

L'effondrement de l'idéologie implique que l'on adopte des positions telles celles permises par la fonction symbolique. Lacan serait ainsi celui qui pourrait penser cette situation, cet engagement par rapport à une structure symbolique du monde.

Quoi qu'il en soit, il convient toujours pour penser, de demeurer attentif à la folie de la pensée, ou autrement dit de penser la clôture, l'interruption afin d'avoir une conscience très aiguë de la non répétition.

Car, dans la mesure où la persistance stalinienne est encore présente, il est fondamental d'être attentif à ce qui est nouveau. Or, cette attention au présent, au nouveau est très difficile à atteindre.


On peut également s'interroger par rapport à la question de l'universel. C'est ce qui est fait dans l'article d'Éric Marty Saint Paul et les modernes : universel symbolique, universel mimétique

Éric Marty montre, dans cet article, comment il existe un impératif puissant de l'Un, de l'universel. Même les structuralistes n'ont pas cédé sur cette nécessité de penser un universel.

Par exemple, Lévi-Strauss, « analysant le mythe de Perceval et d'Œdipe, met en évidence que l'universalité ne se situe pas dans le fait que les deux mythes sont présents massivement sur toute la surface du globe, mais dans les contradictions spécifiques que les oppositions pragmatiques mettent en évidence, le mutisme d'un côté (Perceval), l'excès de parole de l'autre (Œdipe), la chasteté d'un côté, l'excès sexuel de l'autre (l'inceste), la stérilité du territoire d'un côté, la prolifération pathologique de la peste de l'autre, etc. Dans la Pensée sauvage, Lévi-Strauss met au jour les processus logiques contradictoires qui agitent l'universel, et interdisent l'univocité chrétienne, et donc son monopole centralisateur. »

Il s'agit donc de penser un universel qui ne soit plus de type mimétique, c'est-à-dire de le dégager de ce qui depuis le christianisme, le définit, à savoir « cette immédiate identification de l'universel au Même, à la totalité, à l'unification du monde au centre ».


Pour reprendre l'idée de Jean-Claude Milner : l'universel ne serait-il pas ce qui devrait se désirer ? Car, chez Milner l’universel se lie avec la notion d’infini, du maximum et du minimum et donc d’une pensée ayant ou devant avoir une portée politique. La position de Milner s’oppose sur ce point à celle de Badiou (et peut-être à celle de Lacan) car elle affirme que c’est dans la mesure où l’infini n’est pas une notion mathématique claire qu’elle a pu fonctionner comme repère. À propos de l’universel, Milner explique que si l’ontologie est la grammaire du verbe être, la théorie de l’universel, c’est la grammaire du mot « tout ». Milner accorde alors beaucoup d’importance au fait que l’universel aristotélicien parte du mot holos, qui signifie le « tout intégral », alors que la traduction latine qui s’est imposée, « universel » renvoie à « l’Un » mais pas « au tout ». Il y a là plus qu’une opposition de traduction mais des conceptions de l’universel qui définissent des horizons politiques différents. L’universel mimétique et conquérant est indiscutablement celui de l’Un, soit celui de l’Église Catholique. Milner est sur ce point très proche d’Althusser.

En effet, selon Jean-Claude Milner, « l'universel ancré dans le nombreux n'est qu'un mot de conquérant. »

Autrement dit, l'universel occidental serait l'expression même du pouvoir.

La solution pour se prémunir contre cet universel mimétique de type conquérant – lieu du pouvoir – ou autrement dit, le procédé requis pour le dégager de cette identification au Même, serait de penser un universel de type symbolique.

C'est-à-dire : l'idée d'un universel qui ne serait pas identification au Même, mais acte symbolique de séparation, dans lequel peut émerger l'idée d'un sujet en tant qu'il est le lieu de l'écart, là où l'angoisse peut se tenir, là où il y a vacillement entre doutes et certitudes. Pour reprendre le propos de Lacan : « L'universel symbolique n'a absolument pas besoin de se répandre sur la surface de toute la terre pour être universel. »

Or, selon Éric Marty dans son article sur Saint Paul et les modernes : « l'insistance de la Modernité à mettre en avant l'activité symbolique n'a pas seulement pour visée de situer l'universel dominant, l'universel chrétien, comme idéologique, mais a aussi pour objet de se prémunir du positivisme auquel la démarche structurale pourrait être assimilée. »

Ce positivisme est également présent dans la critique que les structuralistes ont fait de Sartre et de la phénoménologie, où Sartre a été abusivement considéré comme un bouc émissaire.

Éric Marty rend compte de cette critique au chapitre 6 sur l'homme de son Althusser, un sujet sans procès.


L'après-midi, les questions se poursuivent :


À la fin d'Althusser, un sujet sans procès, Éric Marty assimile Althusser à un héros moderne, anti-Ulysse. En quoi peut-on penser Althusser comme un héros, alors même qu'il est assassin ?

Cela vient-il inaugurer une nouvelle conception du sujet : Ulysse paradigme du sujet occidental responsable, rusé, discernant, conquérant et triomphant, remplacé par Althusser paradigme du sujet exilé, trahi, condamné au silence, dans l'impossibilité de faire retour vers le monde et la philosophie ?

Cela renvoie-t-il à la conception du héros selon Lacan (homme du commun, « pauvre type »), à la fin du séminaire sur l'éthique de la psychanalyse ?



Éric Marty n'a pas travaillé en ce dernier moment de son essai sur cette conception du héros chez Lacan.

En revanche, il s'est appuyé sur Le mépris d'Alberto Moravia dont le film de Jean-Luc Godard est tiré, et de leurs travaux à propos de l'intellectuel.

Il y est question du mépris qu'Emilia éprouve pour son mari Riccardo après deux années de bonheur et de sa préférence pour Battista un industriel du cinéma. Une tentative d'explication de ce mépris de la femme est avancée dans une relecture de l'Odyssée : Ulysse (qui représenterait Riccardo) n'est pas ce héros homérien, mais un homme engagé dans l'expédition troyenne pour fuir le mépris de Pénélope qui lui reste fidèle, non par amour, mais par seule dignité.

Cela renvoie à la figure de l'intellectuel, petit-bourgeois à la fois lucide et impuissant, mais aussi à la position du féminin par rapport au masculin.

Cette figure de l'intellectuel rejoint surtout Althusser, lui aussi figure de l'intellectuel petit-bourgeois, qui aurait compensé cette position bourgeoise en adhérant à un sujet plus fort : le sujet social du Parti Communiste. Sa trahison consiste alors à ne cesser de mentir pour demeurer au sein du Parti Communiste.


Le monde occidental n'a-t-il pas dû précisément choisir entre la « bêtise » communiste et l'horreur nazie ? Cela ne renvoie-t-il pas alors à la position du sujet pervers ?


Althusser semble être dans un processus du sujet pervers, pour en effet échapper à l'horreur absolue du nazisme. Comme si l'alternative ne se pouvait trouver que dans la perversion. C’est du moins la thèse de Marty qui nous renvoie à son livre : Pourquoi le XXème siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? En effet, la perversion serait une issue pour sortir de l'aliénation. Sade fonderait alors le paradigme de ce qui résiste à tous les compromis (compromis névrotique dont parle également Éric Marty dans son Althusser).

Or, dans un XXème siècle qui a peur d'une perte de sens, les Modernes cherchent un dernier grand mouvement par lequel un héroïsme du sujet est proposé et qui serait une représentation du symbolique et du sens.

C'est l'intellectuel qui est en mesure de donner ce sens et de démystifier cette domination du monde petit-bourgeois qui domine dans le monde démocratique d'alors.

C'est pourquoi la puissance intellectuelle de cette époque se met au service d'une dissociation entre la position du sujet pervers pourvoyeur de catastrophe et de crime et la position du même sujet émancipateur et libérateur, représentant une issue – par sa situation aristocratique notamment – et une alternative à l'aliénation totalitaire.

Il s'agit alors de libérer Sade du nazisme, ce que fait Bataille notamment.

La position de Bataille, travaillée par Éric Marty dans son Sade est la suivante : Sade est victime et non bourreau. « La thèse qui fonde cet ultime paradoxe, faisant du sujet sadien une victime et de son langage celui de la victime, repose sur l'idée capitale que seule une victime peut décrire le supplice et les tortures. Le bourreau, lui, ment toujours là-dessus. »

Cela renvoie enfin au rapport au Réel chez Lacan : la loi juive, selon Lacan – lu par Éric Marty – et en particulier le commandement de l'interdiction des images « est vue comme la mise à distance de la fonction de l'imaginaire, et principe de la révélation à l'ordre symbolique. ». Or, c'est ce tout symbolique qui permet d'éviter puissamment tout retour vers l'horreur en ce qu'il interdit d'aborder la dimension imaginaire du supplice. Car c'est un réel comme impossible, impossible à la représentation.

[Remarque : Il ne faut pas confondre cet impossible de la représentation avec l’interdit de la représentation (loi non seulement juive, mais aussi musulmane) qui interdit toute reproduction imaginaire de Dieu. (cf : le Veau d’or). Ce qui est interdit en l’occurrence, c’est un rapport direct à ce que Lacan nomme la CHOSE, terme emprunté par Lacan à Heidegger, emprunt fait par Lacan pour tenter de nommer ce qu’il y aurait « derrière le sujet » et qui serait alors proche ou plus proche du réel. Mais chez Lacan et comme le montre Éric Marty, ces lectures de la loi juive et de Heidegger renvoient à une lecture dialectique tentant à démontrer que c’est du fait de la loi que le désir se construit et permet de comprendre le rapport de l’homme à la Chose que la loi interdit en rapport direct, introduisant donc un rapport spécifique du sujet à son propre désir. Il ne s'agit donc pas d'une mise à distance des fonctions de l’imaginaire pour révéler l’ordre symbolique, mais bien de penser dialectiquement l’imaginaire, le symbolique et le réel (ISR) qui plus tard deviendra (RSI) comme étant pensables ensemble ou noués.]

Le sujet pervers figure alors l'idéal du moi, plus ou moins implicite, il joue donc une fonction essentielle par rapport au rôle de l'intellectuel. D'autant plus, que les intellectuels au XXème siècle sont les penseurs qui donnent des modèles de comportements de vie possible et ont une puissance impressionnante d'influence par leur audace.

Aujourd'hui, les intellectuels seraient plutôt du côté masochiste, acceptant la position du mépris.


À propos du roman d'Éric Marty Le cœur de la jeune chinoise :

L'épigraphe du roman est la suivante : « Le papier est sensible, l'homme non. ». L'écriture serait alors l'expression qui permet de se situer dans un vécu. On peut ici faire référence à Roland Barthes qui voit dans le roman s'accomplir deux moments convergents : la puissance de l'amour et le scandale de la mort, il énonce la vérité des affects et non des idées.

Le roman peut-il ainsi permettre une annulation de la toute puissance du discours ?

On pourrait également se demander si les personnages du roman d'Éric Marty ne partagent pas la folie d'Althusser ? L'intrigue du roman ne rendrait-elle pas manifeste la folie comme pathétique ?



Éric Marty reprend l'épigraphe de son roman et confirme en effet que par l'écriture, la vie est sensible. L'écriture porte du sens car dans la vraie vie tout meurt.

À ce propos, on peut lire la quatrième de couverture du roman : la vie humaine n'a aucune valeur sauf par rapport au papier qui donne une couleur et une valeur. Le roman recueille ce que la vie laisse échapper sans cesse. La littérature conserve, maintient le caractère unique de chacun, notamment.

Éric Marty n'a pas voulu faire de morale universelle par rapport au « gauchisme » par exemple, mais veut réfléchir pour donner un sens à un certain nombre de gestes et en particulier ceux politiques.

Le roman ne peut que proposer cette fable comme ayant une cohérence, une sorte de logique presque idéale de produire un monde. Ce roman est ainsi écrit comme une sorte de bouclage par rapport à une série de livres qui étaient des essais, mais en même temps il ne boucle pas : l'épilogue est romanesque. Le roman est égal à une fin mais n'est pas une fin à la pensée. C'est pourquoi Éric Marty, dans le même esprit, termine son Sade en se référant à Levinas et à Genet, qui représentent chacun une certaine forme de discours.

Éric Marty revient alors à la question du sujet pervers : il évoque l'opposition entre le visage et le « cul » sadien.

« Le visage n'est jamais chez Sade l'objet d'une agression. Le maître sadien a définitivement opté pour le monde des indiscernables. Il a pour toujours et depuis toujours, substitué au visage son négatif morphologique, qui est aussi sa caricature, le cul selon le terme de Sade. »

Pourtant, Sade aurait eu l'angoisse du Bien face à Justine qui ne renonce jamais, qui n'abjure jamais le Bien. Son matérialisme par là, ne serait pas clôturé pour toujours puisque demeurerait la possibilité de l'interrogation métaphysique : celle de la possible défaillance du Mal.

Si ce n'est que le « cadavre » de Justine qui est « défiguré » et non son visage, c'est peut-être parce que « le visage, en raison même du jeu de doublure que le cul joue à son égard, n'est donc pas réellement neutralisé par Sade. ». C'est également la beauté qui selon Lacan vient faire barrage à l'agression perverse, car elle ne se livre pas, tout comme chez Levinas qui y voit une puissance de résistance.

Avec Genet, Éric Marty montre que dans la position masochiste existe un éloge du visage qui est une sorte de cuirasse protégeant la pureté.

La beauté représente une aura sauvegardant de l'horreur par une forme d'invulnérabilité sans limite.

La beauté a donc un sens fort pour l'être parlant en ce qu'elle résiste au pervers.

Le sujet pervers est donc important car investi de beaucoup de possibilités de grâce.


Pourtant, la figure perverse n'est-elle pas une forme de la singularité subjective qui, en tant que telle, ne peut pas être élevée à l'universel ? Ne remet-elle pas en cause une autre singularité qui ne serait pas perverse ?


Certes, mais cette issue perverse a été permise en cette deuxième partie du XXème siècle parce qu'il y avait une accalmie par rapport au fascisme, avec la naissance de l'URSS par exemple.

De même, Sartre serait ce sujet ne faisant pas confiance qu'en sa seule conscience pour se désaliéner. En énonçant le propos de Fanon : le noir lorsqu'il tue un blanc se libère deux fois car il tue un colonisateur, Sartre a l'audace d'emprunter la position perverse. Il cite là une phrase qu'il serait impossible de proférer aujourd'hui.

Car aujourd'hui, ne demeure que la perspective vicieuse, misérable de la dimension perverse.


À propos de l'ouvrage Une querelle avec Alain Badiou, philosophe : quelle précision peut-on apporter par rapport aux positions de Foucault différentes de celles d'un certain consensus intellectuel français celui, en particulier de Deleuze ?


Foucault fait figure d'exception par rapport à la position de l’intellectuel français qui « n'a jamais fait autre chose que de soutenir, contre vents et marées, la « politique arabe » de la France », cela parce que Foucault adopte des positions qui font d'Israël un élément sacré et qui témoignent d'une fidélité absolue à Israël.

À l'inverse, Deleuze est « d'une très étrange complaisance à l'égard de l’antisémitisme européen. », notamment en défendant dans un texte intitulé Le juif riche, un film de Daniel Schmid L'ombre des anges, film adaptant au cinéma la pièce de Fassbinder Les ordures, le vide et la mort.

En défendant ce film, Deleuze, réfute tout soupçon sur l'ambiguité du propos qui pourtant en associant par synonymie le « juif » et le « riche » reprend la représentation du juif européen selon la propagande nazie, « alliant par là les deux qualificatifs […] et qui a pour effet de priver alors le personnage de ce qui le situe comme personne humaine en le distinguant : le nom propre ».

Dans ce différend, on assiste au prologue de ce qui va avoir lieu dans la fin des années 2000. Il crée une ligne de partage entre des sensibilités opposées à propos d’Israël.


Une demande d'explication est faite à propos d'une phrase d'Althusser, un sujet sans procès (page 199). Quel est ce sujet démocratique occidental qui a pour fondement une anthropologie d'un sujet comme subjectivité autonome ?


Il s'agit d'une évocation de l'époque des procès qui n'étaient jamais portés par des tribunaux « ayant la vérité et l'élucidation du passé  pour objet ».

Or, on tirait de ces procès des conséquences morales. Ce qui a eu pour effet de créer un type de sujet individualiste, sorte d'Arlequin fait d'une anthropologie morcelée.

Pour exemple : Blanchot a écrit des textes de violence et d'appel au meurtre et ensuite a tout oublié avec une sincérité absolue.

L'individualisme conduit immanquablement à l'oubli.

Ainsi, rendre un hommage à Chris Marker lors de sa nécrologie n'implique pas pour autant que l'on puisse se permettre d'oublier son passé de collaboration avec le régime de Vichy.

Or, le simple fait de rappeler cela soulève des insultes de toutes parts.

C'est bien le signe que nous sommes encore à la solde d'un passé.


En guise de conclusion, Éric Marty souhaite nous renvoyer aux Lettres à Franca, correspondance entre Louis Althusser et Franca, une jeune femme italienne, solaire, sensuelle, dont il a été l'amant épris.

Il y déploie le statut d'un sujet mélancolique, habité par l'angoisse de la crise. Il y analyse sa folie avec une lucidité impressionnante. Le combat contre la folie est saisi ici au cœur même d'un principe amoureux.

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