Nous faisons retour sur le séminaire de Francis Capron Psychanalyse et déconstruction, donné à Tours le vendredi 15 janvier 2016, et sur James Joyce en particulier.

Francis Capron rappelle que dans les années 70, il y a eu un engouement autour de James Joyce et de son œuvre.

En effet et plus largement, nous pouvons constater qu’il existe des points historiques dans la littérature, des écrivains qui, à une époque donnée, font impact. Sans doute est-ce parce qu’ils apportent une complexité nouvelle. Ils sont novateurs.

Joyce apporte notamment, dans l’univers de la littérature, une voix narrative, rendant compte d’une sorte de monologue intérieur.

 

Pourtant, certains d’entre nous sont agacés par ces engouements littéraires. En effet, si on ne comprend pas Joyce ou d’autres, alors cela implique que l’on est « classé » comme incompétent à pouvoir les lire. Il y aurait de là un snobisme à aimer Joyce.

 

Précisément, c’est ce que Jacques Derrida pointe, en affirmant à l’encontre de tous ces académiciens autour de Joyce qui s’ingénient à le commenter à grand renfort de culture et d’interprétations éclairées, qu’il faudrait, au contraire, être incompétent pour lire Joyce.

Francis Capron le dit ainsi dans son séminaire (séance numéro 4, du 18 janvier 2016) : « La question ici traitée par Derrida est bien celle du comment lire Joyce ? L'écriture de Joyce défie la compétence. Elle nous rend incompétent. Absolument. Absolument incompétent. Comme celle de Lacan d'ailleurs, mais sous une autre forme. Il n'y a aucun critère absolu pour mesurer la pertinence d'un discours sur Joyce. Tout lecteur de Joyce est incompétent face au texte de Joyce, fut-il le plus expérimenté ou le plus compétent. Tous, sauf Lacan ?

Joyce est une machine d'écriture, une machine littéraire qui nous rappelle que nous sommes prisonniers d'un réseau de langues, d'écriture, de narration, pris dans le filet du langage, de la tradition, du savoir et de la culture. Le concept classique de compétence suppose "qu'on puisse rigoureusement dissocier le savoir de l'événement dont on traite, et surtout de l'équivoque des marques écrites ou orales, disons des "gramophonies", suppose la possibilité de la neutralité d'un méta-discours savant, non contaminé par la narration. C'est parce qu'il n'y a pas de critère absolu pour mesurer la pertinence d'un discours sur Joyce que le concept même de compétence se trouve secoué par son œuvre. »

 

À notre époque, en ce début de XXIème siècle, la question qui se pose autour des écrivains qui font événement, c’est aussi celle d’une littérature « officialisée » par les médias, et notamment avec les réseaux internet, qui mettent en avant des œuvres soit « politiquement correctes » ou à l’inverse qui sont provocantes : on pense notamment, pour ce cas là, aux ouvrages de Michel Houellebecq. Le temps n’est pas encore passé qu’il y a déjà une mise en avant de ces succès littéraires. Où se situe alors notre espace personnel, celui de notre discernement, au milieu de ces influences subies ?

 

Pourtant, nous nous demandons s’il n’y a pas toujours eu ces sortes d’influences, même lorsqu’on ne passait pas encore par les voies d’internet ? Par exemple, n’était-il pas aussi de bon ton d’aimer Sartre dans les années 70 ? N’y a t-il pas toujours eu une doxa ?

 

De même, n’y a t-il pas un paradoxe à penser le problème ainsi ?

Car, d’un côté nous déplorons de ne plus avoir le temps de penser ce qui fait événement littéraire, submergés par les effets d’annonces médiatiques qui nous influencent à propos de ce qu’il convient d’aimer et de lire ; mais en même temps et d’un autre côté, nous sommes rétifs à ce qui est novateur et fustigeons, pour certains, les écrivains qui faisaient impact, à une autre époque, dans l’histoire de la littérature…

Pour sortir de ce paradoxe, ne faut-il pas se demander s’il n’y a pas aujourd’hui, en ce début du XXIème siècle, une sorte « d’effet rebond », en forme de désert, après ces années bouillonnantes et fructueuses, qu’étaient les années 60-70, particulièrement novatrices et déconstructrices de la tradition ? Ces effets d’annonce viendraient alors compenser cette accalmie artistique, simulant l’événement littéraire à chaque parution, jouant de la provocation pour tenter illusoirement de réveiller une monotonie créatrice, enferrée dans un conformisme bien-pensant…

 

Toutefois, n’est-ce pas avoir une lecture très réductrice de considérer notre époque comme un désert artistique ? Si cela se soutient (peut-être ?) en matière littéraire et philosophique, sans doute sommes-nous au contraire dans un bouillonnement novateur dans le domaine de l’art pictural et sculptural en ce début de siècle.

D’ailleurs et plus largement, n’est-t-il pas difficile, voire impossible, d’avoir un regard neutre sur ce que nous sommes en train de vivre en matière artistique, étant encore trop « collés » à l’événement ? Pour saisir un courant ou un événement artistique en tant que tel, c’est-à-dire en-dehors des prêts-à-penser médiatiques ou des critiques d’art, ne faut-il pas attendre l’après-coup ? Ne convient-il pas de s’inscrire dans la lenteur du temps, dans un temps lent qui seul permettrait d’apporter ce recul et ce discernement presque impossibles à atteindre lorsque nous sommes au-dedans de l’événement ? Ne faut-il pas un regard en forme de futur antérieur ?

Par exemple, ne sommes-nous pas en train de vivre, de façon passionnante, ces expérimentations de jeunes artistes qui créent afin de mettre en scène, notamment, le fantasme d’un « entrer » dans l’œuvre d’art ? Les supports matériels que sont la vidéo, le processus tridimensionnel de l’installation, le travail – où se mêle la réflexion architecturale de l’œuvre - sur l’espace d’une pièce de musée, ne permettent-ils pas d’élargir considérablement le matériau, qui à l’époque des classiques était simplement plus réduit (toile, marbre, pinceaux, spatule…), mais qui procédait de la même tentative d’abstraire à partir de la matière une forme, un dessin, une œuvre ? Le courant de l’abstraction dans l’art ne vient-il pas simplement redoubler le geste d’abstraction inauguralement présent dans toute création et qui consiste, depuis toujours, à extraire depuis la matière une forme, la différence provenant simplement aujourd’hui, d’une diversification des matériaux ? De même, la problématique artistique - présente depuis Hegel dans Esthétique, à propos du rapport entre l’artiste et la nature, problème ainsi exprimé : en quoi l’artiste pourrait-il concurrencer la beauté de la nature ? Ou encore : l’art comme mimésis, n’est-il pas un art voué à perdre sa finalité propre ? -, cette problématique donc, n’est-elle pas aujourd’hui poussée à son paroxysme, notamment avec des artistes qui introduisent, à l’intérieur de leurs œuvres et donc dans le musée, des objets de la nature ?

On peut citer en exemple et à ce sujet, l’œuvre de Pierre Huygue :

Voici un extrait de l’annonce de l’exposition qu’il fit en Janvier 2013 à Paris. Sur le site du musée Georges Pompidou, on pouvait lire : « « Je m’intéresse à l’aspect vital de l’image, à la manière dont une idée, un artefact, un langage peuvent s’écouler dans la réalité contingente, biologique, minérale, physique. Il s’agit d’exposer quelqu’un à quelque chose, plutôt que quelque chose à quelqu’un », explique l’artiste. Dans une démarche qui n’emprunte guère à la théâtralité mais qui investit des formes et des états de présence et que l’artiste vient activer le temps de leur présentation, l’exposition devient un espace hétérotopique, où l’art se rapproche au plus près de la vie. L’œuvre y constitue l’enregistrement partiel d’une situation qui l’excède et qui s’écoule dans le réel. »

 

Pourtant, dans ces tentatives d’entrer à l’intérieur des œuvres, n’y a t-il pas, et paradoxalement, perte de l’espace intérieur, espace intérieur que pouvait convoquer une œuvre, comme celle par exemple de Vélasquez, Les Ménines ? L’œuvre par l’extériorité en laquelle le spectateur était placé, ne permettait-elle pas mieux de susciter une pensée, une réflexion, une intériorité chez le spectateur ? Dans l’art contemporain, n’y a t-il pas annulation de cette relation entre un objet artistique et un spectateur, annulation d’une relation faite de distance et subséquemment, une perte de la résonnance toute en approfondissement que permettait auparavant cette posture d’un face à face plus lointain avec l’œuvre ? Il faut voir, à ce propos, le travail de Michel Foucault sur les Ménines. Pierre Delain dans Derridex, commente ainsi le travail de Michel Foucault : « Pour chaque personnage, le tableau montre ce qui lui manque : le modèle au peintre, le portrait au roi, la scène au spectateur, le souverain à tous les autres. Le tableau donne à voir l’essence de la représentation classique, mais il cumule les incertitudes. Le couple royal est-il vraiment le motif représenté ? Le spectateur est-il à la place de ce motif, ou à côté ? Les personnages dont la tradition donne les noms sont-ils vraiment ceux-là ? Où se trouve le point de fuite ? Il y a peu d’indices. On reste dans le doute. C’est à travers ces incertitudes qu’il représente la représentation, c’est-à-dire la disparition nécessaire de ce qui la fonde. Malgré les miroirs, les reflets et les lignes visuelles, l’invisibilité profonde de ce qu’on voit est solidaire de l’invisibilité de celui qui voit. Le rapport de la représentation à son modèle, son souverain, son auteur, est nécessairement interrompu. » Pour poursuivre la réflexion, on peut se référer à La vérité en peinture de Jacques Derrida.

De même, on peut se référer à Panofsky qui préconise une méthode d’interprétation de l’art se distinguant de l’iconographie. Il travaille sur le concept d’iconologie, c’est-à-dire sur une méthode d’interprétation de l’histoire de l’art. Il pense l’idée d’un regard face à l’œuvre qui serait neutre, un regard à distinguer d’un regard qui au contraire, serait cultivé. L’iconologie consiste à entrevoir l’art au sein d’un système : il s’agit de placer les œuvres qu'elle étudie dans une perspective sociale et historique, s'interrogeant sur ses conditions de production ainsi que sur le message qu'elles étaient susceptibles de véhiculer en leur temps.

 

L’après-midi, nous continuons nos conversations, comme lors de la matinée, c’est-à-dire en forme de « salon littéraire »…

Nous abordons la question de la grammaire. Peut-on parler d’un lien entre grammaire et inconscient ?

Pour Lacan, il existe une grammaire de l’inconscient. Cette grammaire a ses propres règles mais qui ne sont pas écrites. De même, le temps de conjugaison de l’inconscient serait le futur antérieur car il ne peut jamais être saisi sur le coup. On ne peut donc en parler que dans un futur antérieur. La grammaire peut-elle alors, plus largement, se réduire à une rationalité scientifique ? La discuter comme le faisaient les grammairiens du XVIIIème siècle, n’est-il pas une façon de penser la langue et sa plasticité ?

Nous renvoyons également à l’étude du subjonctif auquel procède Jacques Derrida dans H.C. pour la vie, c’est à dire… « Puissé-je la croire, il faudrait que je puisse la croire, là où elle n’en croit rien, quand je lui dis qu’à la fin, on meurt trop vite. » Le subjonctif renvoie à un for intérieur, inviolable, au temps de l’espérance. C’est le temps de conjugaison par lequel on exprime le sentiment. Dès lors le subjonctif montre que l’on ne saura jamais si le sentiment exprimé est réel ou non.

Derrida le dit ainsi : « J’ai beaucoup rôdé, pour préparer cette séance, autour des rapports entre subjonctivité et subjectivité, ces deux modes d’assujettissement de sujétion et de subordination. Je l’ai fait en préméditant de démontrer que la puissance apparemment subordonnée du subjonctif était en puissance plus puissante, performativement, que celle de l’indicatif présent du verbe, donc du constatif, par exemple du verbe « être » dans le ceci est, le « c’est » de l’ontologie, et donc l’idée ontologique de subjectivité et d’objectivité. (…) Partout elle (HC) essaie une puissance du « puisse » qui puisse n’avoir plus rien à voir avec le possible et le pouvoir. (…) Cette toute-puissance serait comme d’intelligence avec l’im-possible. Elle ferait l’impossible. Elle attesterait donc aussi bien de l’impouvoir, la vulnérabilité, la mort – d’où la magie de ce qui, d’un coup d’écriture, fait l’impossible. » in H.C. pour la vie, c’est à dire…pp. 92 et 94.