La réunion se déroule en deux temps :

 

. Premier temps :

 

Nous faisons retour sur le compte rendu de la rencontre précédente de la Société Psychanalytique de Tours, à propos de la question du don. On peut se référer pour reprendre cette question, à l’introduction du Colloque de Royaumont du 6 – 9 décembre 1990, intitulé L’éthique du don : Jacques Derrida et la pensée du don.

La question que pose Derrida est « Peut-on donner sans reprendre ? », il s’agit là d’une interrogation qui se fait par rapport à la théorie du don chez Marcel Mauss. Derrida pense un principe éthique, la possibilité d’une éthique philosophique avec Lévinas en particulier. Donner ne peut s’envisager qu’en donnant l’aporie de l’obligation et de la responsabilité De même ce questionnement est réfléchi à partir du es gibt de Heidegger. Chez Heidegger, il s’agit de s’ouvrir à la donation d’un présent. Or, selon Derrida cela est aporétique, dans la mesure où le présent en lui-même ne se donne jamais dans une présence pleine. C’est pourquoi le don ne donne pas quelque chose à proprement parler et dès lors, force la pensée à considérer la promesse contenue en toute parole comme un impossible. Cela implique le renoncement à la toute puissance.

De même selon Derrida il y a duplicité du don entre le cadeau et le poison.

 

. Deuxième temps :

 

Après avoir entendu la première séance du séminaire de Francis Capron donnée à l’adresse de la Société Psychanalytique de Tours, le vendredi 2 octobre dernier, nous revenons avec lui, en ce jour, sur les questions qu’a soulevées son travail.

 

Ne peut-on pas faire un parallèle entre une méthode de lecture structurale (qui suppose le travail d’un inventaire) et la déconstruction au sens derridien ? En effet, dans ce type de lecture, on peut parler d’une cartographie des rapports de forces à l’intérieur du texte. Ne s’agit-il pas là aussi d’une destruction de la narration en degrés ou niveaux d’analyse dans le but de mieux lire les textes, et en particulier de mieux identifier les personnages dans les romans ?

En effet, la question se pose de la distinction ou à l’inverse de la similitude que l’on peut établir entre déconstruction et destruction. Il est notable, par exemple d’évoquer la traduction de René Major de la fameuse phrase de Freud : « J’ai passé la plus grande partie de ma vie à travailler à la destruction de mes propres illusions. ». René Major traduit, lui : « …à travailler à la déconstruction de mes propres illusions. » Cela peut donc faire question voire polémique.

On retrouve cette problématique dans le premier cours de L’ENS-Ulm sur Heidegger de Jacques Derrida, cours du 16 novembre 1964.

Derrida parle ainsi du concept de destruction selon Heidegger : « Comme la réfutation hégélienne, la destruction heideggérienne n’est ni la critique d’une erreur, ni l’exclusion simplement négative d’un passé de la philosophie. C’est une destruction, c’est-à-dire une déconstruction, c’est-à-dire une dé-structuration, c’est-à-dire l’ébranlement qui est nécessaire pour faire apparaître les structures, les strates, les systèmes de dépôts1

Heidegger pose lui-même et ainsi cette question en 1961 dans Nietzsche, I. Il y parle d’un penser qui tout en étant constructeur est en même temps « éliminateur ». Il faut que le construire en tant qu’ériger dé-cide et donc élimine. « Le construire va de décision en décision. Le penser constructeur et éliminateur est du même coup anéantissant. Il écarte ce qui auparavant et jusqu’alors assurait la consistance de la vie. Cette façon d’écarter débarrasse la voie de toutes fixations susceptibles de gêner l’érection d’une hauteur. Le penser constructif et éliminateur peut et doit nécessairement effectuer ce déblayage, parce que, en tant qu’érection, il fixe déjà la consistance d’une possibilité plus haute2. » On saisit à la lecture de cet extrait de Heidegger mis en parallèle avec le cours de l’ENS de Derrida, combien il est influencé par ces propos de Heidegger pour définir, à ce moment là, ce qu’est la déconstruction.

 

Enfin, nous interrogeons Francis Capron sur l’idée de suspens présent dans le texte de la première séance de son séminaire. De quoi s’agit-il exactement ? Il s’agit de quelque chose qui est en attente. On y retrouve le sens de l’effet de l’après-coup.

Ne peut-on pas faire alors ici le parallèle avec les Cours et séminaires sur Le Neutre donnés par Roland Barthes au Collège de France en 1977-1978 ? En quatrième de couverture de la publication de ces cours, Roland Barthes écrit (il s’agit d’un extrait) :

 

« L'argument du cours a été le suivant : on a défini comme relevant du Neutre toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours. (…) on a essayé de faire entendre que le Neutre ne correspondait pas forcément à l'image plate, foncièrement dépréciée qu'en a la Doxa, mais pouvait constituer une valeur forte, active. »

 

Ce suspens des données revient en quelque sorte, à ne plus avoir d’affect, à sortir de nos points de repères.

Éric Marty en un texte intitulé Roland Barthes, le métier d’écrire, le dit ainsi :

Barthes confère au plaisir du texte une vertu équivalente à l’épochè phénoménologique. « Le plaisir relève donc d’abord du champ méthodologique, il correspond à la suspension, la mise entre parenthèses du moi empirique : le plaisir est ce qui suspend chez le sujet son ‘moi naturel’, l’éthos du plaisir est méthode subjective de connaissance et d’existence. C’est sur ce thème que finit et que commence le livre : ‘Ne jamais assez dire la force de suspension du plaisir : c’est une véritable épochè, un arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soi-même). Le plaisir est un neutre (la forme la plus perverse du démoniaque)’, dit l’antépénultième fragment. Le plaisir, on le voit, n’est pas un relâchement : c’est un arrêt, ce n’est pas un abandon, c’est une force. Le plaisir n’est pas une aise, une complaisance, c’est au contraire une force et un arrêt, qui combat les conformismes subjectifs. Le Neutre, évoqué ici comme l’autre nom du plaisir, démultiplie, en outre, les niveaux, et interdit bien évidemment d’assimiler le plaisir à des équivalents douceâtres (saveur, contentement, etc.) : le plaisir est un neutre, au sens où il a une fonction théorétique de neutralisation. Lui aussi, comme jadis le ‘degré zéro’, mais dans un sens inverse, détruit les paradigmes, les oppositions logiques, l’incompatibilité de A et de Non-A, la contradiction, les valeurs établies, le rituel littéraire et les momifications historiques. C’est une neutralisation féconde et c’est un Neutre de l’abondance qui se dessine alors3

 

1. Jacques Derrida Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire – Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965, Éditions Galilée, 2013, p. 34.

2. Martin Heidegger Nietzsche I, Éditions nrf Gallimard, 1961, 1971 pour la traduction française de Pierre Klossowski, p. 497.

3. Éric Marty Roland Barthes, le métier d’écrire, Éditions du Seuil, 2006.