Lors de notre dernière rencontre, avant les vacances scolaires de l’été 2015, nous avons terminé la « saison » de la Société Psychanalytique de Tours en écoutant l’enregistrement de la conférence donnée par Hélène Cixous, à la Cité Internationale Universitaire de Paris à la maison Heinrich Heine, conférence à laquelle l’un de nous a eu la chance d’assister.

Lors de cette dernière journée de son séminaire, Hélène Cixous, a travaillé sur le sens de l’expression « Se rendre à… », à partir du texte de Freud Trouble de mémoire sur l’Acropole, en parallèle avec le texte de Jacques Derrida Demeure Athènes.

Hélène Cixous rend compte de ce regret de Derrida dans Demeure, Athènes en forme de soupir : « Mais pourquoi ai-je mis tant de temps pour me rendre à la Grèce ? ». Où l’on peut lire aussi : « Pourquoi ai-je mis tant de temps à me rendre à la mort ? ». Ce délai, se demande Hélène Cixous, n’est-il pas celui qui, inauguralement fut laissé à Socrate par un effet de suspension de sa mort, une mort qui eut lieu à retardement, où le temps suspendu de la mort fut permis par un effet de circonstances, le verdict de la condamnation à mort ayant été prononcé lors de la commémoration de la libération du Minotaure d’Athènes par Thésée, retardant en ces jours de fête toute exécution de la peine ? La mort a en effet été vécue longuement par Socrate, car retardée. Et c’est grâce à ce retard, grâce à ce temps de suspens qui lui est laissé, que Socrate a dès lors le temps d’un « faire » la philosophie. Faire la philosophie, selon l’expression de Hélène Cixous. ou encore regarder la mort, la choisir, « apprendre à vivre enfin », aux abords de la mort, est alors cet héritage que nous recevons de ce suspens de la mort, de cet arrêt hors du temps de la mort, nous permettant à nous de nous devoir à la mort, dans le but d’en penser le rythme, comme un au-delà de la mort en son sein même. « Pour commencer à s’approcher de ce qui reste à penser, me semble-t-il, de ce que je surnomme ici ”la vie pour la vie”, il faut se rendre, oui, se rendre, c’est se livrer à, s’abandonner à, s’adonner, se donner, sans condition, mais aussi savoir où se rendre, savoir où l’on va, et y aller, savoir gagner l’adresse : se rendre, c’est gagner – terrifiante vérité1

 

 

Nous nous retrouvons en cette première rencontre de la « saison » 2015/2016 de la Société Psychanalytique de Tours autour de l’argument 2 du prochain séminaire de Francis Capron, sur Derrida, intitulé Psychanalyse et déconstruction, et qui sera donné à partir du 6 octobre 2015 à l’Espace Analytique, 12 rue de Bourgogne (7ème arrondissement) à Paris, durant une année. En effet, Francis Capron nous fait l’amitié de donner ce séminaire en avant-première pour notre groupe de recherche de la Société Psychanalytique de Tours et nous entamons cette nouvelle année autour de cet événement.

Une première question est posée sur la question du langage animal tel qu’il est envisagé par Derrida. En effet, Francis Capron, dans l’argument de son séminaire énonce le propos suivant : « En cette déconstruction, nous suspecterons l’autorité du langage en introduisant la question de la trace qui n’est pas encore langage et qui n’est pas plus humaine qu’animale. ».

 

. Comment peut-on comprendre cette question du langage animal en rapport avec la trace ?

Cela renvoie à la façon dont Derrida s’oppose à l’héritage de Heidegger et de Lacan autour de cette question. Autant pour Heidegger que pour Lacan, l’animal est en-deçà du langage. Cette conception constitue l’un des ancrages de la psychanalyse lacanienne dans la tradition métaphysique. Dans cette tradition héritée d’un logocentrisme, il ne peut y avoir, à proprement parler, de langage animal. L’animal ne sait pas dire « non » affirme Lacan. On concède à l’animal, au mieux, une possibilité de communication, mais certainement pas de langage. Or, Derrida à l’inverse, affirme que l’animal n’est pas hors-langage : il contredit ainsi l’autorité du langage. On peut lire cette position derridienne dans Le facteur de la vérité à la page 502, dans une note de bas de page. Derrida y travaille sur la question de la parole pleine et y cite Lacan dans les Écrits page 382, lorsqu’il parle de la valeur formatrice de la « parole pleine » dans laquelle, « il ne s’agit de rien de moins que de son adéquation au niveau de l’homme où il s’en saisit, quoi qu’il en pense –auquel il est appelé à lui répondre, quoi qu’il veuille – et dont il assume, quoi qu’il en ait la responsabilité. ». À la suite de cette citation de Lacan, Derrida ajoute que l’idée d’une adéquation au niveau de l’homme vient rendre compte de la collusion entre la métaphysique et l’humanisme, séparant en une partition binaire le langage humain et le langage animal. Derrida déplore les conséquence d’un tel traitement en forme de séparation. Il le dit ainsi : « Le traitement de l’animalité, comme de tout ce qui se trouve soumis par une opposition hiérarchique, a toujours révélé, dans l’histoire de la métaphysique (humaniste et phallogocentrique), la résistance obscurantiste. » À tenter de déconstruire cette opposition en système de bi-partition, Derrida travaillera à montrer comment un langage animal pourrait se penser, contre cette tradition métaphysique et logocentrique. Et cela plus particulièrement en 2006, dans son ouvrage L’animal que donc je suis.

À propos de la question de la trace, chez l’animal : pour l’animal, cette trace existe, dans la mesure où il laisse une trace dans le monde. Examiner cette trace permet aussi de venir interroger la primauté du langage, qui serait seul apte à véhiculer la pensée. Cette primauté du langage a été pourtant interrogée, avant Lacan, notamment à travers les apports révolutionnaires de Freud, lorsqu’il pense l’inconscient comme une écriture. Cette écriture n’est-elle pas alors, elle aussi, ce qui peut se penser en terme de trace ? Freud questionne ainsi la présence de l’homme au monde dans l’opposition qu’il inaugure entre conscience et inconscient. De plus, s’il y a de la trace « partout », cela remet en cause la notion du Réel lacanien, car ce serait dire qu’il y aurait de l’écriture « partout ».

 

. Or, pour les lacaniens, c’est seulement par le langage qu’il peut y avoir nouage entre le Symbole, l’Imaginaire et le Réel. En cela aussi, Lacan est très proche de Heidegger puisque le es gibt heideggerien (le il y a), consiste à dire qu’il y a quelque chose qui se donne à la lecture du monde et qui pour autant ne se comprend pas, dans la mesure où cela reste hors-sens. Or, c’est ce il y a qu’il faut parvenir à dévoiler par un rapport authentique au dire, un dire vrai, qui nous permettrait ainsi de répondre à notre mission d’être des « bergers de l’être ». Dans une magnifique préface à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Roger Munier, commentateur de Heidegger l’explique ainsi : « Heidegger n’affirme que l’homme n’est homme que pour autant qu’il consent à l’Être et correspond à l’Être dans le dialogue extatique. Jeté par l’Être dans l’eksistence, convié à la sauvegarde de sa vérité dans cette « maison » du langage qui est la fois demeure de l’Être et abri de l’essence de l’homme (toujours cette même implication), il ne s’accomplit réellement que dans le « souci » de l’Être continûment assumé. » .

 

Selon Derrida il y a également avec Lacan, comme avec Heidegger, la présence d’un « cercle herméneutique » dans le vouloir-dire l’authenticité de la vérité de l’être. Et cela, quand bien même, cette vérité de l’être ne se dit pas dans la pleine présence du sens, d’une présence présente à soi-même.

Car, la force de Lacan, qui par là en revanche, va plus loin que Freud, c’est d’introduire les catégories RSI. Or, la catégorie du Réel échappe au sens. Le Réel, c’est lorsqu’il y a impossibilité de dire, alors même qu’il y avait d’abord une impression d’avoir tant de choses à dire ! Comme si le Réel surgissait, venait faire trou. Le Réel serait alors quelque chose de l’ordre de la sidération. On peut parler de « choc du Réel », une absence due à une réalité qui arrive. C’est pourquoi on peut parler aussi d’un Réel comme quelque chose contre lequel on se cogne. Il y a bien là une absence de solution par le dire, hormis celle de tenter des réponses, mais des réponses sans solution, si ce n’est celle de l’angoisse, notamment.

 

. Néanmoins, Derrida, persistera à dire que Lacan est enfermé dans la tradition métaphysique en affirmant que le psychanalyste français continue de « croire » en cette possibilité pour tout psychanalyste, en engageant son « interprétation révélante », d’avoir le pouvoir de « ressaisir l’origine de la parole et de la vérité dans la « foi jurée » du patient. Cette interprétation révélante se faisant au sein de la chaîne circulaire (d’où l’expression « cercle herméneutique ») et réappropriante des « vraies paroles », même si elles ne sont pas des paroles vraies.

Derrida, lui, pense une dissémination du sens, une lettre qui n’arrivant jamais à destination, n’est jamais certaine de toucher une quelconque vérité, dans la mesure même où la vérité suppose l’origine et que l’origine n’est jamais saisissable, même dans un travail d’après-coup. Pour Derrida, il faut compter dans le texte « avec tout ce qui reste irréductible à la parole, au dit et au vouloir-dire : la mé-garde irréductible, le vol sans retour, la destructibilité, la divisibilité, le manque à sa destination (défintivement rebelle à la destination du manque : non-vérité invérifiable)3. » Mais surtout Derrida l’affirme encore plus clairement ainsi : « Quand Lacan rappelle « cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité », et que l’analyste « reste avant tout le maître de la vérité », c’est toujours pour lier la vérité au pouvoir de la parole4. »

 

 

L’après-midi, nous discutons sur les critères que l’on pourrait envisager pour accepter les personnes souhaitant rejoindre notre groupe de la Société Psychanalytique de Tours. Il y a eu, en effet, quelques demandes ; toutefois il est nécessaire d’entendre les véritables motivations de ces personnes.

Nous réfléchissons alors à l’idée d’un critère autour du don (au sens derridien du terme). Un esprit de don à « la » Derrida pourrait être ce critère. Mais bien-sûr, c’est un don impossible, puisque il s’agit d’un don qui se pense comme n’existant pas, dans la mesure où il faudrait qu’il n’apparaisse pas comme tel. Or, c’est selon Derrida un don qui tout de même peut se penser, même s’il ne peut se penser que dans et par l’expérience de cette impossibilité.

Il le dit ainsi dans son dialogue avec Jean-Luc Marion intitulé Sur le don : « Je crois que cette question du don nous force, par exemple, à ré-activer, tout en la déplaçant la fameuse distinction qu’établit Kant entre connaître et penser. J’affirme, je défends que le don en tant que tel ne peut être connu ; aussitôt qu’on en prend connaissance on le détruit. (…) Mais il y a quelque chose qui excède la connaissance5. »

 

À suivre donc…

 

1. Jacques Derrida H.C. pour la vie, c’est à dire… Éditions Galilée 2002, p. 110.

2. L’argument du séminaire de Francis Capron est visible sur le site de la Société Psychanalytique de Tours à l’adresse suivante : http://www.lasocietepsychanalytiquedetours.net

3. Derrida Le facteur de la vérité p. 497.

4. Derrida Le facteur de la vérité p. 498.

5. Une discussion entre Jacques Derrida et Jean-Luc Marion Sur le don, Villanova University, le 27 septembre 1997.