Nous consacrons notre rencontre à échanger à propos de nos lectures autour de Hélène Cixous et de l’ouvrage de Jacques Derrida H. C. pour la vie, C’est à dire…

Ce qui semble central dans cet hommage de Jacques Derrida à Hélène Cixous, c’est la question de l’écriture et de l’intraduisible.
Parce qu’il n’est pas possible de traduire le concept, peut-être faut-il penser une autre écriture, celle qui se laisserait aller au fil de la plume, une écriture comme celle d’Hélène Cixous, suscitant l’admiration de Jacques Derrida.
Car, l’écriture d’Hélène Cixous semble être particulièrement apte à dire l’intériorité, cela dans la mesure où son matériau principal est le rêve. Hélène Cixous l’exprime ainsi : « Ma chance est d’avoir dans mon travail un partenaire d’écriture qui n’est autre que le rêve. Dès que je commence un livre, en effet, un branchement se fait automatiquement. Je me mets à rêver de telle manière que le texte et le rêve s’échangent jusqu’à l’infini. ».
De même, son écriture redessine le rapport à l’événement, elle permet de penser un au-delà du sens logique et chronologique. Jacques Derrida dans H.C. pour la vie, c’est à dire…, spécifie la différence entre faire venir et laisser venir, pour affirmer que HC, elle, n’est pas soumise à cette distinction.
Jacques Derrida le dit ainsi : « Si j’arrive à vous faire entendre la puissance de ce « puisse », alors vous verrez s’évanouir à une vitesse infinie la différence entre faire venir et laisser venir. Entre ce que l’on appelle tranquillement l’activité et la passivité, la provocation et l’attente, le travail et la passion, pouvoir et recevoir, donner, prendre, recevoir. Et ce miracle adviendrait dans l’écriture de sa langue à elle, dont la venue, l’événement, l’arrivance consisteraient justement en cette efficace, en ce coup qui abolit la différence entre faire venir et laisser venir. La grâce et l’adresse, consisteraient à faire en laissant, à faire venir tout en laissant venir, à voir venir sans voir venir. » (page 61)
La cohérence logique de la philosophie, du discours logocentrique, sont abandonnés au profit d’un laisser faire de la plume. Une plume légère, vivante, fulgurante, tels des « jappements divins », afin de prendre de vitesse le sens, de le laisser arriver trop tard, ensuite. Derrida affirme : « Elle expérimente aussi un art de la vitesse, elle essaie un art du vol (au sens du furtif qui s’entend à dérober très vite, en un instant, avant que le temps ait eu le temps de se retourner, mais aussi au sens du vol et du coup d’aile). Art du vol, oui, ce frôlement de l’éternité, art du mouvement aérien, de ce qui se tient d’un souffle ou d’un seul coup d’aile dans l’éther, à l’instant où l’aile angélique et secrète de l’éternité vient vous caresser, car c’est aussi un art de la caresse, et c’est l’éternité qui nous touche, dans ce « frôlement de l’éternité », vous touche à peine sans que nous, nous touchions à l’éternité, selon une caresse que vous savez, non pas retenir, ce serait vulgaire, mais ressentir. » (page 107)
Cet extrait et tant d’autres sont la marque d’une écriture qui au-delà de la logique, ne vise pas à atteindre le sens, ne cherche pas à ce que la lettre arrive à destination, mais expérimente la dissémination du sens au-delà du logos.
Errer au-delà du sens, en suivant les fils des tissages de l’écriture, d’une écriture du rêve, c’est ce que vise Jacques Derrida, dans un dire avec elle, avec H.C. pour la vie.

Toutefois si l’on veut absolument parler de référence à la philosophie chez Jacques Derrida, et cela s’agissant de l’écriture, il semblerait que l’on puisse seulement parler d’une écriture calquée sur l’idée des « Cercles hégéliens » : là où la philosophie vise à supprimer les oppositions rigides sur lesquelles sont construites pensée et langue communes. La philosophie est conçue pour Hegel comme un « Cercle de cercles », c’est-à-dire un système de différences, chaque cercle n’ayant de sens que par rapport à un autre et par rapport au tout qui les rassemble. Il s’agit alors de penser selon un processus dialectique, celui d’une Auhfebung qui consiste à penser une « identité de l’identité et de la différence », ce qui suppose trois phases : suppression, dépassement, conservation.
Quoi qu’il en soit, ce qui intéresse J.D. et H.C. c’est l’écriture en tant que telle, bien au-delà de la prévalence des signifiants. Une écriture qui accepte aussi l’errance et qui nous laisse, nous lecteur, face à des impressions parfois étonnantes. En lisant Derrida on peut ressentir le sentiment d’être perdu, désorienté, impression accentuée par le fait qu’il ne cesse de digresser, inutilement, peut-il nous sembler parfois. Pourtant on peut se demander si ces digressions ne sont pas là uniquement dans le but de servir un face à face avec les errances les plus profondes de la pensée. Une pensée qui au-delà de Hegel, mais en référence à son héritage, a le courage de se confronter à une pensée balbutiante, inefficace, déroutée, déroutante, renversant l’ordre et la logique du logos, voire même de la compréhension.
C’est pourquoi, face à ce parti-pris d’une écriture en errance, prédominante au-delà du sens, il peut nous être donné à nous lecteur, le loisir délicieux de digresser dans ses écrits, de « sauter » des passages de lectures, ou tout au moins de ne pas en faire une lecture traditionnelle, linéaire, scolaire.

L’ouvrage de Jacques Derrida s’oriente également sur la question de la vie la mort ou plus spécifiquement sur la manière dont cette question est abordée dans H. C. pour la vie, c’est à dire… : de quel côté se situent-ils chacun, elle, Hélène Cixous et lui Jacques Derrida par rapport à la mort ?
Nous l’avons déjà montré dans l’un de nos comptes rendus précédents, la question se présente ainsi au début de l’ouvrage de Jacques Derrida : « Moi, je suis toujours en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté, qu’on meurt à la fin, trop vite, elle le sait et elle en écrit mieux que quiconque, elle en a bien le savoir, mais elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien.
Et moi, je me dis de mon côté : « Puissé-je la croire, il faudrait que je puisse, oui que je puisse la croire, là où elle n’en croit rien, quand je lui dis qu’à la fin on meurt trop vite. » Cette question est alors tissée en ces cercles et errances de l’écriture de Derrida, cheminant à partir des citations d’Hélène Cixous qu’il entremêle de ses commentaires. Pourtant ce ne sont jamais des analyses. Il s’agit plutôt pour Derrida de décrypter par un effet de mimétisme avec l’écriture de H.C., les secrets de cette écriture résolument apte à dire la vie la mort.
La question de savoir de quel côté l’on se place par rapport à la vie ou à la mort, n’a finalement que peu d’importance quant à sa résolution logique, téléologique, finale, finalisée.
La question est juste posée, presque comme un alibi à l’écriture, suspendue à quelques fils de la pensée, tels des funambules qui « vont et viennent dans le vide à condition d’être lestés d’une lettre. Un bout de papier. » dit HC citée par JD.
Une lettre qui n’arrivera pas à destination et c’est bien le cas de le dire.
Mais une lettre qui emporte, qui transporte vite, fulgurant le sens, sans être pour autant pressée puisque c’est vers le temps de toute éternité que ces deux écritures s’expédient, tissées ensemble.
D’ailleurs, Derrida, après cette écriture en digressions et en pas de côtés, termine par un épilogue d’une page, à la toute fin de l’ouvrage où il reprend dans une pseudo-explicitation la question du début : la vie la mort.
Pour dire finalement qu’il s’agit simplement d’une dispute entre elle et lui, alors même qu’il ne veut pas lui disputer un tallith, précise-t-il, ce châle de prière, cette croyance qu’il veut lui laisser.
Question en aporie, insécable entre la vie et la mort, entre elle et lui, question qui reste sans réponse et c’est là le sens même de l’éthique, d’une éthique de la pensée de Derrida : une question sans solution finale.
Qui ne sera « tranchée » que lors d’une autre fin, la fin de la vie.
Derrida achève ainsi son ouvrage : « C’est comme si elle disait « Nous n’allons pas mourir », « mais si » répondrais-je. Elle sait que je dis la vérité, je sais qu’elle dit la vérité. Or nous disons évidemment le contraire, comment est-ce possible ? Qui rêve en cette évidence ?
C’est que je n’arrive pas à la croire, pour ce qui est de la vie la mort, d’un côté l’autre. Je n’arrive pas à la croire, c’est-à-dire : je n’arrive qu’à la croire, j’arrive seulement à la croire, quand elle parle au subjonctif.
C’est comme ça, ça sera je crois comme ça jusqu’à la fin, comprise. Oui, comprise. Jusqu’à la fin, à supposer qu’elle le soit jamais, comprise, à la fin.
Jusqu’à la fin mais précisément ce sera la fin. »

Nous montrons ensuite que toute cette question est sous tendue par les apports freudiens, auxquels Derrida se réfère continuellement.
C’est notamment à partir de sa lecture de Au-delà du principe de plaisir, travaillé au plus près dans Spéculer sur Freud, que Derrida ne cessera plus de dire qu’il y a une intrication des pulsions. Un au-delà du principe de plaisir, qu’il essaye de penser à partir de Freud et au-delà de lui : même s’il y a principe de réalité, il y a liaison, la mort étant mise au service de la vie, celle-ci pouvant alors continuer son chemin.
C’est pourquoi Jacques Derrida n’est pas plus du côté de la mort ou Hélène Cixous du côté de la vie. On ne peut pas les séparer du point de vue freudien également.
Mais, là où ça se complique, c’est par rapport à la pulsion de destruction, dont Freud dira qu’elle est encore plus prégnante que celle de mort, qu’elle est la pulsion des pulsions, dominant toutes les autres, son but ne visant qu’à détruire l’objet.
Dans Pourquoi la guerre ? Freud évoque une solution : mettre en place un tribunal pénal international, une juridiction pour éviter la guerre, pour institutionnaliser un pouvoir qui empêcherait les États de se nuire. Une sorte de Société des nations demandée en cet écrit par Freud et Einstein réunis pour l’occasion d’une réflexion à propos de la guerre.
Par rapport à cette question Derrida, dans États généraux de la psychanalyse, essaye également de penser un-delà de la pulsion de destruction, un au-delà de l’au-delà.
On peut illustrer cette tentative théorique à travers la question clinique : par exemple, face à un patient soumis à la pulsion de destruction, le travail clinique consistera en un travail de déliaison des processus mortifères, pour les relier ensuite.
Le travail de reliaison demeure indispensable car il faut que l’intrication, la liaison entre la pulsion de mort et la pulsion de vie se fassent à nouveau, afin que les processus de décompensation n’adviennent pas.
En provoquant ce travail chez le patient, il s’agit de mettre en œuvre la pulsion de mort afin qu’elle se remette au service de la vie.
C’est pourquoi la question analytique ne consiste pas à éviter, mais à détourner la pulsion de destruction.
La pulsion de destruction n’atteindra pas son objet si elle se maquille, notamment d’une acception érotique.
Nous avons expliqué longuement ce travail des rapports entre la pulsion de destruction et le « maquillage » érotique, dans notre rencontre de la Société Psychanalytique du 24 avril 2015, via notre lecture de Mal d’archive.