Étude d’un extrait de H.C. pour la vie, c’est-à-dire…
de Jacques Derrida

Tout d’abord, nous sommes heureux d’accueillir parmi nous Madame Nicole Fontaine qui nous rejoint en notre groupe de la Société psychanalytique de Tours.


Au colloque de Cerisy-la-salle, en juin 1998, consacré à Hélène Cixous, Jacques Derrida donne une conférence intitulée : H.C. pour la vie, c’est-à-dire…

Jacques Derrida y prononce un hommage vibrant à l’adresse d’Hélène Cixous. Il n’a de cesse de dire son admiration pour son écriture. Mais la question fondamentale de cette intervention est celle de leur différend face à la mort. Jacques Derrida le dit ainsi : « Moi je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre, elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté, qu’on meurt à la fin trop vite, elle le sait, et elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien. » Éditions Galilée, 2002, p. 9-10.

À partir de cette question qui les « sépare », Jacques Derrida va tricoter leurs mots ensemble, et de là sinuer, digresser et errer en des pistes et circonvolutions autour des œuvres d’Hélène Cixous. De ce qu’elles disent de ce : « être du côté de la vie ou de la mort… ». En particulier, à travers les œuvres Or et Jour de l’an.

Nous proposons aujourd’hui de lire ensemble un extrait de H.C. pour la vie, c’est-à-dire… Les pages 27-28-29.
Dans cet extrait il est spécifiquement question de la façon dont Jacques Derrida s’interroge sur la place qu’il pourrait prendre afin de rendre la parole à H.C., alors même qu’il ne peut se situer vraiment ni de son côte, ni du sien. Il ne sait plus où se mettre dit-il, ni où placer sa voix. De même, à côté de cette question de la place, est envisagée la question du deuil, puisque cet extrait de Jour de l’an lu par Derrida renvoie au rapport de H.C. avec la question du père mort.

Ainsi ce texte sous-tend de nombreuses questions cliniques.

. Et notamment la question du sujet et du sujet de l’écriture, question qui sans être explicite semble être ici en filigrane.
En effet, Helène Cixous, citée par Derrida,affirme : « C’est comme si on nous disait : ton père mort, voudrais-tu qu’il ne le soit pas ? Je ne peux regarder la réponse en face.
Une différence entre l’auteur et moi : l’auteur est la fille des pères-morts. Moi je suis du côté de ma mère vivante. Entre nous tout est différent, inégal déchirant. »
À partir de la lecture de cette phrase, Derrida pointe l’impossibilité qui saisit Hélène Cixous, elle-même, pour se situer du côté du moi ou du côté de l’auteur.
Cela renverrait-il à l’opération de délocalisation à l’œuvre dans le psychisme ?
Et alors, le deuil ne pourrait-il pas être conçu comme un processus de délocalisation ?
Du côté de Derrida, cela renvoie évidemment à la question de la signature.
Un énoncé oral à la première personne du présent de l'indicatif implique que la personne soitprésente. Mais qu’en est-il à l’écrit ? Ce qui atteste de la présence de l’auteur, c’est sa signature, cela indique qu’il ait présidé au travail de l’écriture, qu’il l’ait signé. Mais il n’est plus présent, ici et maintenant, il l’est par sa seule signature. Ainsi, la question est de savoir ce qui atteste vraiment de cette présence ? N’y a t-il pas là l’effet d’une croyance ? Je crois que le texte est de cet auteur, mais rien ne l’atteste jamais vraiment.
Et la question se pose encore davantage ici, dans le texte que nous étudions, lorsque l’auteur Hélène Cixous, celle qui signe le texte, précise qu’elle n’est pas identique à elle-même, à « moi », qu’il y a séparation entre l’auteur et « moi ».
De façon plus générale, Jacques Derrida interroge la question de la présence en affirmant qu’il n’y a jamaisde présence pleine. Contre la phénoménologie, il s’oppose à l’idée qu’il puisse y avoir une présence pure, une présence à soi de la conscience, selon l’expression de Husserl. La présence suppose toujours en soi et déjà, l’autre de soi. Cela d’autant plus que la présence peut fonctionner aussi au-delà de la présence, c’est-à-dire dans l’absence, et même par delà la mort. Alors, qui suis-je maintenant ? Je ne peux jamais vraiment le savoir… Cela d’autant plus que selon Derrida, et en cela très proche de Freud, le présent n’est jamais qu’un futur antérieur. Il n’y a pas de métaphysique de la présence, mais il y a un éternel présent, pensé comme étant aussi bien passé qu’à-venir.
C’est donc impossible de déterminer qui écrit vraiment, dans une présence tant identitaire que temporelle : l’auteur ou moi ou même peut-être l’autre de moi en moi ?

Nous pensons, dans ce contexte, à la nouvelle de Borgès intitulée L’autre dans Le livre de sable.Dans cette nouvelle l’auteur s’interroge lui aussi sur ce que serait « ce » lui et envisage cette question à travers la fiction d’une rencontre entre lui jeune homme et lui vieil homme, où le moi est alors vécu comme une succession de moi différents.

. À cet impossible de savoir de quel côté se placer, Jacques Derrida ouvre sur un autre impossible : l’impossibilité de répondre à la question : « ton père mort, voudrais-tu qu’il ne le soit pas ? Je ne peux regarder la réponse en face. » Or, n’est-ce pas à partir de cet impossible que pourrait s’envisager la possibilité de l’écriture ? Et, ne serait-ce pas là aussi que l’on pourrait saisir cette nécessité de la dissémination du père mort en une multiplicité de pères-morts, comme autre condition de possibilité d’un deuil qui s’enracinerait dans et par l’écriture ?
De même, qu’elle ne peut envisager en face, de voir le père mort qu’à la condition de se séparer elle-même d’elle-même- en devenant un auteur, donc -, ne parvient-t-elle pas dans cette pluralisation dupère mort en des pères-morts, permise par l’écriture, à sauver le père de la mort ?
En effet, la substitution devient ici envisageable : il y a du père en raison même de la mort. On sauverait l’unicité du père à partir de la possibilité du remplacement.
Cela semble aussi renvoyer à Freud dans Totem et Tabou : il n’y a de père que mort. C’est lorsque le père est tué et mangé que la communauté des frères devient possible. Avant il n’y a pas de communauté, mais seulement des individus.
Or, avec cette question du père mort, Hélène Cixous fait rimer la question de sa mère vivante, du côté de laquelle elle parviendrait, en revanche, à se situer. Elle parvient à être du côté de sa mère vivante. Il s’agit dit Derrida vis à vis de la mère, d’une situation où H.C. parvient à dire « moi, je suis… ». Là avec sa mère vivante, elle se dit être moi, « moi qui me trouve ici à côté et du côté de ma mère vivante. ». Elle trouve là le côté où elle peut se situer elle. En cela aussi on retrouve la référence à la psychanalyse. En étant elle, du côté de sa mère vivante, elle n’est plus la fille des pères-morts, mais elle est elle-même.
La mère elle, serait alors irremplaçable, unique, permettant à la fille de ne plus être seulement fille de, mais de devenir elle-même. D’être moi.
Cela permettrait la résolution du complexe d’Œdipe pour la fille, telle que la pense Lacan : selon lui, et contrairement à Freud, il n’y aurait pas besoin d’une idéalisation obligée de la mère précisément parce qu’elle ne peut être qu’unique. Par là la fille peut devenir elle et peut se tourner ailleurs pour devenir – au sens d’ « être » - le phallus pour un autre homme que le père.
On peut également associer ici le propos avec Freud, dans cette façon de penser le rapport à la mère, et cela à nouveau dans Totem et tabou : la transmission du totem se fait par la mère. Font donc partie de la même famille les pères, les frères et les sœurs qui pourraient avoir pour mère cette mère unique qui pose l’interdit de l’inceste.
Cependant, même si l’on peut ici saisir une sorte d’adhésion impliciteaux propos de la psychanalyse, Derrida plus loin – page 29 – interroge tout de même la psychanalyse en renvoyant à nouveau à la question du décalage entre l’auteur et le moi, l’auteur et le moi qui ne sont pas elle dit Hélène Cixous, mais qui ne sont pas non plus sans elle ; tout comme il existe un décalage entre la littérature et son autre : la fiction, le possible, le réel et l’impossible. Or, rappelons que la fiction est ce dont est taxée la psychanalyse dans Le facteur de la vérité, lorsque Derrida lit avec acuité le séminaire de Lacan sur La lettre volée.

. Quoi qu’il en soit, ces questions autour de la mort du père, de la position de la fille par rapport à la mère et la façon dont Hélène Cixous vit ce lienen même temps que cette perte, peut renvoyer aussi et semble-t-il, à la différence des sexes. En effet, comment se représenter vraiment, lorsque l’on est un homme, ce que peut être pour une femme de perdre son père ? De la même façon : que représente pour un homme le fait de perdre sa mère ? En tant que femme on ne peut pas se le représenter. Derrida n’a t-il pas lui-même décliné les interrogations et les émotions que cela suscite en lui dans Circonfessions ? Et là aussi l’écriture n’est-elle pas venue pour lui étayer sa douleur et son rapport à la perte et au deuil ? En réfléchissant ici à partir des textes de H.C. à ce qu’en tant que femme, la disparition de son père mort implique, ne revient-il pas par là travailler pour lui-même,sur la spécificité qui se dessine dans la différence des sexes ? N’interroge-t-il pas aussi ce qui se trame dans cette spécificité face à la perte et au deuil ? La question du « côté » se rejoue ici aussi : quelles sont les places que chacun - lui et elle, homme et femme - pourrait avoir face à la mort du père ou de la mère ? De quel côté sont–ils chacun ?
Si avec H.C. on peut penser une unicité du père sauvée par la substitution ou la multiplicité des pères-morts, peut-on vraiment de la même manière et du côté masculin, penser une multiplicité des mères-mortes ? Ne dit-on pas d’ailleurs dans le langage courant : « Avoir une seconde mère », ce qui induit que cette deuxième mère ne supplée jamais à la première. Alors qu’en revanche l’expression populaire dira : « C’est un père pour moi ». Sous entendant qu’il peut y en avoir plusieurs.

. Peut-être est-ce alors pour cela que ce texte de Jacques Derrida est travaillé par une incessante répétition des occurrences « pères-morts ». L’idée y circule et avance à travers les intervalles de la répétition, et cela à partir du point fixe que représente les pères-morts.
Or, ces répétitions ne renvoient-elles pas au concept d’itérabilité ? C’est-à-dire d’une répétition qui en fait n’en est pas une, mais qui avance par dissémination du sens, en le différenciant au fur et à mesure que le texte s’écrit ? On peut pour corroborer cette idée d’itérabilité à l’œuvre dans ce texte, reprendre la façon dont Stéphane Habib analyse l’écriture de Jacques Derrida et la déconstruction, dans un article paru dans Les temps modernes – Juillet et octobre 2012 – et intitulé in média res. Stéphane Habib est en train de travailler la répétition à l’œuvre dans le rapport d’Écho avec Narcisse décrit par Ovide, et il affirme :
« Au moment même où j’étais en train de répéter, de réécrire Ovide et ce fabuleux « Viens ! » crie-t-il ; à son appel elle répond par un appel, donc bien entendu « Viens ! », eh bien m’est venu ou revenu que c’était très précisément là ce qui accompagnait l’une des rares définitions de la déconstruction par Jacques Derrida : « L’invention de l’autre, venue de l’autre, cela ne se construit certainement pas comme un génitif subjectif, mais pas davantage comme un génitif objectif, même si l’invention vient de l’autre. (…) . Se préparer à cette venue de l’autre, c’est ce qu’on peut appeler la déconstruction. Elle déconstruit précisément ce double génitif et revient elle-même, comme invention déconstructive, au pas de l’autre. Inventer, ce serait alors « savoir » dire « viens » et répondre au « viens » de l’autre. Cela arrive-t-il jamais ? De cet événement on n’est jamais sûr. » (In Psyché, invention de l’autre pp.53-54) »
Ne pourrait-on pas alors se demander si l’invention de l’autre ne serait pas particulièrement à l’œuvre dans la différence des sexes : Au « Viens ! » de Narcisse, Écho répète « Viens ! ». Mais pas seulement, car elle sait répondre au « Viens ! » de Narcisse, elle qui ne sait pourtant que répéter ! Et l’un et l’autre se rejoignent, s’inventent ici même dans la rencontre de leur différence. Ils se rejoignent alors même qu’ils sont chacun de leur côté !

. Pour terminer, nous pouvons enfin renvoyer à propos de la question de la mort à la façon dont Jacques Derrida et Hélène Cixous ont été tous deux confrontés à la mort d’un proche dans leur jeunesse : Jacques Derrida à la mort de son frère et Hélène Cixous à celle de son père, lorsqu’ils avaient chacun une dizaine d’années.
Or, Jacques Derrida en retire une interrogation incessante par rapport à l’avenir. Hélène Cixous dit de Jacques Derrida à ce propos, qu’il sera pour toujours préoccupé par cette question de l’avenir : une mort à-venir inséparable de la vie.
Quant à elle, elle dit qu’elle n’aura de cesse de faire revenir les morts.
En quelque sorte, tous deux ont leur pensée traversée par la question de la spectralité.
À ce sujet, on peut lire ce très beau passage de H.C. pour la vie, c’est-à-dire… au sujet de la résurrection : il est un rite et un rythme du deuil en famille juive : le souffle psychique du vivant survit et flotte, il anime encore pendant un certain temps après la mort et on peut le rattraper, dit Jacques Derrida, par un fil, par une mèche de cheveux.
« …pendant une huitaine de jours. Peut-être Quinze. Pendant ces jours ilest encore possible de les ramener de ce côté. Evidemment il est nécessaire que certaines conditions délicates soient remplies : il s‘agit du lien vital qui unit deux créatures… ».
Au « de quel côté suis-je ? », moi vivant, par rapport à la mort, qui inaugure l’ouvrage, semble répondre ce magnifique mythe, en ce qu’il interroge cette fois, le côté même du mort, le côté qu’il pourrait occuper en tant que mort, pour les vivants qui l’aimèrent.
De quel côté est-il ? De celui des vivants ou des morts ? Ni l’un ni l’autre semble-t-il, ou peut-être les deux…Ce rite illustrerait alors magistralement ce concept de la vie la mort à l’œuvre dans tout le travail de Jacques Derrida.