Nous lisons aujourd’hui un extrait de Jours de l’an de Hélène Cixous dans lequel la question de la distinction entre l’auteur et « moi » vient préciser le travail fait, lors de notre dernière rencontre, autour du lien possible qui existerait entre la question de l’écriture et celle de la mort.
Hélène Cixous se dit être, comme précédemment développé, du côté de « ma mère vivante ». Donc, du côté de la vie, alors que Derrida lui, ne cesse de lui dire : « Moi je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre, elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté qu’on meurt à la fin, trop vite, elle le sait et elle en écrit mieux que quiconque, elle en a bien le savoir, mais elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien. »

Dès le début du texte, Hélène Cixous parle de l’auteur « toute à son drame » qui « part de moi et va où je ne veux pas aller. Souvent je sens qu’elle est mon ennemie. Non pas l’hostile, mais celle qui me déborde, me déconcerte, va jusqu’à me jouer, me rouler, me faire tomber et faire valoir une face que je n’approuve pas. Sans le faire exprès. Ingouvernable ».
Et surtout : « Souvent elle est comme morte quand moi je vis. Et inversement »
« Il y a en moi une force inconnue qui écrit avant moi, contre moi, et que je redoute cette fois-ci plus que jamais. C’est elle qui est ma mort. »

La solution ? Se demande alors Hélène Cixous.
« Écrire par surprise. Avoir tout noté par éclairs. Télégraphier. Aller plus vite que la mort. »
À partir de cette lecture nous prolongeons ainsi notre réflexion :

. « Je rêve d’une écriture qui ne serait pas une mort » dit Jacques Derrida.
Or, cela renvoie à la question de l’archive. Car dès que l’écriture archive quelque chose, dès que l’on prépare quelque chose, comme lorsque l’on prend des notes en amont d’un travail d’écriture, par exemple, on mortifie la spontanéité de la vie. L’archive tue. Alors même qu’elle trace et conserve, elle perd. Car elle tue ce qui est vivant, ce qui est en train de vivre, ce qui est battement de vie. C’est pourquoi selon Derrida l’archive travaille toujours et a priori contre elle-même.
Il y aurait donc une équivalence des sens entre être « sauvé » et « perdu » par l’écriture. Un sauvetage qui serait en même temps une condamnation.
À cette archive destructrice, on pourrait opposer le refoulement qui n’est pas oubli, mais qui n’est pas archive non plus, puisqu’il y a tout à la fois « effacement » et conservation, là aussiun perdu-sauvé, ou encore quelque chose qui continue à vivre tout en disparaissant.
Le bloc magique, image freudienne du psychisme évoque pour Derrida cet oubli qui n’en est jamais un. Selon Freud, l’appareil psychique est assimilé à une écriture qui se tracerait sur cette ardoise magique : écriture sur bloc magique, car il y a mise en réserve et conservation indéfinie des traces en même temps qu’une surface d’accueil toujours disponible.

. Mais écrire par surprise renvoie aussi au désir d’échapper à la mortification de la vie immanquablement à l’œuvre dans et par l’écriture.
Derrida le dit ainsi : « Dès qu’il est saisi par l’écriture le concept est cuit »
Comment la spontanéité peut-elle être réellement inscrite dans l’écriture ? Comment l’auteur pourrait-il ne pas « trahir un peu mes affections » ? demande Hélène Cixous.
Nous pensons à l’écriture automatique des Surréalistes : il s’agirait là de donner quelque-chose qui ne serait que du côté de la vie. Nous évoquons aussi la phrase de Henri Pichette : « La poésie est une salve contre l’habitude ».
L’écriture se voudrait faite d’explosions : une écriture éruptive, violente en cette irruption. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas (…) La beauté convulsive sera érotique, voilée, explosante, fixe, magique, circonstancielle ou ne sera pas », disait André Breton dans L’amour fou.
Cependant, cette écriture « en irruption » n’est-elle pas seulement de l’ordre duvœu, d’un impossible, dans la mesure où il y toujours occurrences avec l’histoire narrée, l’histoire « à raconter », ou encore avec l’Histoire ?Peut-être Hélène Cixous pose-t-elle cette question de l’histoire en utilisant de nombreuses fois le mot histoire en l’espace de quelques lignes. C’est dire que l’écriture est toujours inscrite au cœur d’une temporalité soit singulière, soit collective. D’ailleurs, il est important de noter, qu’en cet extrait se distinguent deux dates : « Pendant que moi depuis le 12 février de cette année, j’essaie de saisir les brèves lueurs de vérité.. » ; « Comment cela finira-t-il ?
L’auteur ne le sait pas, voilà ce qu’il y a de plus vrai ce jeudi de juillet. La fin de l’année viendra. »

De même, par rapport à cette écriture par surprise, par éclairs, par précipitation se pose évidemment la question de la lecture.
Car, la lecture ne vient-elle pas elle aussi, mortifier, fossiliser le texte et sa spontanéité ?
Par exemple, en linguistique on distingue l’ordre de l’événement et l’ordre de l’écriture.
Ordre de l’événement qu’il s’agirait de débusquer par une lecture incisive et chirurgienne. Cet ordre se dévoile donc à l’aide d’un travail d’inventaire du vocabulaire, des occurrences qui par récurrence font se profiler des isotopies. Ces insistances permettent ainsi des modalités d’accès au sens. En effet, en lui même le texte est lisse, en lui-même il n’a pas a priori de profondeur. Cette démarche structurale, ce réaménagement, par la lecture précise, permettrait de dévoiler la profondeur cachée.
Cependant, n’est-ce pas là précisément que se glisse une lecture déformante, mortifiante, interrompant l’explosion spontanée, le jet fulgurant de l’écriture du côté de l’auteur, du côté de la vie, qui, du côté du lecteur, vient surprendre ?
Car, lire et écrire ne sont-ils pas au fond, une seule et même chose ? Ou plus exactement ne s’entremêlent-ils pas en un rapport dialectique entre la vie et la mort. Il est frappant de voir que dès qu’un écrit touche il suscite le désir d’écrire.
Se dessine ici contre l’idée d’une lecture mortifiante, celle d’une lecture remuant le gisant qu’est le texte. À tel point qu’il faudrait penser un lirécrire : prendre un texte, s’y glisser, ajouter des passages. Ce qui donnerait un même et autre texte. C’est évidemment ce que fait Derrida ici avec le texte de Hélène Cixous dans H.C. pour la vie, c’est-à-dire..., mais aussi avec de nombreux autres auteurs. Derrida lecteur…
Nous pensons là à l’écriture dite « à quatre mains » ou aux correspondances. Il semblerait, notamment, que dans la correspondance on réduise l’écart entre le lecteur et l’écrivain car on connaît la personne à laquelle on s’adresse.
Pourtant, là aussi, il semble que l’imaginaire de l’adresse joue à plein et même sans doute davantage que lorsque l’écriture s’adresse à un lectorat diffus et inconnu. Nous ne savons jamais à qui l’on s’adresse vraiment quel que soit le « type » d’écriture.
« Arriver serait à un sujet, arriver à « moi ». Or, une marque quelle qu’elle soit, se code pour faire empreinte, fût-elle un parfum. Dès lors qu’elle se divise, elle vaut pour plusieurs en une fois : plus de destinataire unique » affirme Derrida dans La Carte postale. Dans cette sorte de correspondance qu’est La carte postale, Derrida se demande : à qui nous adressons-nous vraiment ? À qui au-delà du destinataire visible sur l’adresse ?

. Évidemment ces questions reviennent en boucle sur celles du départ de notre réflexion – preuve, s’il en fallait que nos séances du samedi sont de la pensée en action, en communauté, en mouvement, vivante…! Vivante parce que « cela revient » : ce n’est donc jamais archivé, clôturé -, départ de notre réflexion, donc, où nous parlions de la différence entre l’auteur et moi, entre le lecteur et moi.
Nous arrivons à la conclusion qu’il n’existe pas de sujet « pur », de mot « nu », d’adresse unique. Il semble ne pas être possible de dénuder le mot de l’émotion qu’il contient. Il n’existe pas de nudité graphique. Alors même que lesmots sont travaillés, au départ ils ne sont pas choisis, mais « fulgurent ». Peut-être est-ce aussi pour cela que Derrida affirme à l’inverse de Lacan, que la lettre n’arrive jamais à destination, qu’elle est toujours déjà divisée.
(Sur cette question de la distinction entre Lacan et Derrida, je me permets de vous renvoyer à la lecture du compte rendu de la Société Psychanalytique du 3 mai 2014 dans lequel un long développement avait été consacré aux rapports entre Derrida et la psychanalyse, en particulier sur cette question de la divisibilité de la lettre)

La question de la présence à soi-même dont le paradigme est particulièrement interrogée dans l’écriture, à travers la dissociation ou la division entre l’auteur et moi, peut sans doute être élargie au-delà de cette seule occurrence : division du destinataire, donc du lecteur et du sujet.



L’après-midi, nous réfléchissons à l’organisation de notre projet Une journée avec…
Il s’agirait d’accueillir un invité qui serait comme une sorte de témoin de l’histoire.
Par exemple, Hélène Cixous, ou à nouveau Éric Marty.
Mais il convient avant de les contacter de bien spécifier le thème ou la question sur laquelle nous voudrions qu’ils viennent parler à Tours, afin aussi qu’ils puissent baliser leur intervention.
Nous voudrions garder le côté convivial qu’avaient les Journées de Tours et pour cela proposons que « la journée » commence le vendredi soir, avec projection d’un film en lien avec le thème, par exemple.
Évidemment, la question du lieu se pose : nous aimerions un lieu chaleureux ou au centre ville, ou pourquoi pas, à la campagne dans un château par exemple. Mais là, bien-sûr se posent les questions du transport et de l’hébergement.
Nous allons déjà aller prospecter du côté de quelques possibilités de sites à Tours.
À suivre donc…