Notre groupe de recherche travaille depuis plusieurs mois maintenant sur les rapports entre la psychanalyse, la politique et la philosophie, notamment dans l’œuvre d’Althusser, mais aussi à travers tout ce qui se croise en amont de ces questions avec Marx et ensuite avec Derrida.
Et, nos interrogations portent plus particulièrement sur la question de la rupture épistémologique, au sens de Bachelard, qui serait à l’œuvre aussi bien dans la théorie de Marx, que dans celle de Freud, puis de Lacan. Il nous semble en effet qu’Althusser dans sa lecture de Marx et de Lacan articule cette idée de rupture épistémologique et par là vient éclairer comment un matérialisme de la pensée pourrait venir couper ce que la philosophie et la pensée en général ont d’idéaliste.

Nous avons le grand plaisir, en ce samedi, d’accueillir René Warq, ancien professeur en sociologie à l’Université de Tours qui a eu l’amabilité de venir nous parler de Marx et d’Althusser. Nous l’en remercions vivement.

La question de la rupture épistémologique

René Warq date la rupture épistémologique à l’œuvre dans la pensée de Marx en 1845, à partir de l’Idéologie allemande. Il s’agit pour Marx de : « rompre avec les anciennes manières de penser ». C’est-à-dire changer de problématique. René Warq rappelle que la problématique se définit très précisément ainsi : « Une affirmation théorique qui ouvre un champ de questionnements par rapport à un objet spécifique, défini dans un espace idéologique et historique donné. » Ainsi, changer de problématique consiste à changer d’objet.
Or, dans Introduction à la critique de l’économie politique de 1857, Marx tente de penser un nouvel objet, un concret de pensée.
Car, avec Feuerbach, la sortie de l’aliénation reste hégélienne. Le problème est alors que l’on reste enfermé dans un matérialisme dialectique. Avec Feuerbach la critique de la religion consiste simplement à inverser le prédicat et le sujet. La religion selon Feuerbach est la projection par l’homme de son essence en une transcendance. Il s’agit donc d’une projection dans le ciel de cette essence.
Or, pour Marx, Feuerbach n'est pas allé assez loin : il conserve l'essentiel de la religion faute d'une critique de la situation historique qui engendre la religion. Car, l'aliénation religieuse est engendrée par une situation économique et politique qui consacre l'aliénation. Si l'homme s'objective idéalement en Dieu, c'est parce qu'il est scindé en lui-même dans cette vie ci. L'être générique est objectivé en Dieu parce-que l'homme, dans la société capitaliste, est dépossédé de son être générique.
D'où la critique de la religion est d'abord la critique d'une situation économique qui engendre la religion : « La lutte contre la religion est donc immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel. La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle » , affirme Marx.
Avec Feuerbach, la sortie de l’aliénation peut se faire de façon individuelle, par introspection et de ce fait il ne pense pas, ne comprend pas l’importance de la praxis, de la production matérielle.
La critique de Feuerbach par Marx va se faire par un retour à la dialectique hégélienne, mais en produisant une dialectique nouvelle, une dialectique matérialiste.
Car chez Hegel, dans la synthèse il y a toujours conservation de l’esprit. On peut parler de continuité mélodique quand chez Marx on parle de misère de la philosophie.
Avec Marx, ce n’est jamais du même qui est produit. Toute la pensée tente de procéder par rupture. Ici, rupture inaugurée par la critique de la pensée de Feuerbach qui, selon Marx, n’est pas assez radicale et reste idéaliste.

La question du rapport entre le concept et le réel

Cette rupture épistémologique ne peut pas se comprendre sans la question préalable qu’est celle du rapport entre le concept et le réel.
Il faut donc bien saisir qu’il y a une différence entre le concret et le concret de pensée.
Dans l’approche du réel nous procédons de problématiques constituées qu’il faut conscientiser.
Or, chez Marx le réel est compris comme l’aboutissement de trois instances :
- idéologique
- économique
- politique
Ces instances représentent des déterminations du réel qui structurent la pensée. Il n’y a pas alors, comme chez Hegel un cheminement de l’esprit qui va jusqu’au savoir absolu : l’Esprit.
René Warq montre alors que Marx semble être resté prisonnier du fait qu’une instance puisse être plus importante que les deux autres : celle économique. Il serait resté prisonnier d’une conception mécanique qui fait de chaque instance une totalité repliée sur elle-même. À ce propos on peut lire la Lettre de Engels à Joseph Bloch de 1890, dans laquelle Engels explique les processus économiques à l’œuvre dans l’histoire.
Cependant en lisant Marx, on trouve d’autres idées selon lesquelles l’idéologie, notamment, a de l’importance aussi. En fait, chaque instance contiendrait en elle les autres instances. C’est dire alors que le présent est constitué par une conscience tracée par notre histoire. Cela s’affirme par un chaos et cela est instrumentalisé par le capital et non par la Raison.
Par exemple, le concept de travailleur est remplacé par la force de travail. Ce qui induit le fait que l’histoire est pensée à partir des classes sociales. Marx repense ainsi l’histoire jusqu’à nos jours dans les rapports sociaux de production (serfs, paysans, puis ouvriers). La formation sociale est un agencement spécifique fait de différents modes de production. Et tout se pense en terme de contradictions, dont certaines secondaires, peuvent aussi devenir principales.
Finalement, Marx serait proche de Spinoza, de Galilée selon une filiation qui pourrait se penser chez ces trois auteurs en terme de rupture avec l’objet réel.
On peut rendre compte de cette filiation, avec cette idée spinoziste que « Le concept de chien n’aboie pas ».
Ainsi, dans cette optique Marx forge de nouveaux concepts et tente de dépasser la métaphysique en pensant la praxis. En effet, il n’existe pas de réel dans l’absolue plénitude puisqu’il est toujours travaillé par une façon de l’appréhender.
À tel point que Marx désacralise sa propre pensée en mettant en évidence qu’il n’aurait pas pu penser et écrire Le Capital s’il ne l’avait pensé au cœur des luttes ouvrières de son époque. Par là il rompt avec l’idée du génie qui serait un visionnaire : nos pensées ne sont produites que par les rapports sociaux de production.

Penser les paradoxes, penser autrement

C’est pourquoi Marx essaye aussi de penser les paradoxes de l’homme qui étant enfermé dans les processus sociaux capitalistes, a néanmoins le sentiment d’être libre. Il essaye notamment d’abandonner le concept de totalité pour aborder celui de « tout social ».
Le concept de totalité implique une fermeture de la pensée, quand celui de « tout social » ouvre vers l’obscur, le non-voir, la marge.
On peut à ce propos, reprendre l’image de la nappe blanche chez Lacan : si la nappe blanche est trouée, c’est ce trou qui permet de penser autre chose.
Le « trou » chez Marx serait ce qui permet de penser l’idée sociale.
Mais évidemment, la question reste la suivante : comment identifier le trou ?
Peut être en pensant autrement !
Aller par exemple jusqu’à penser au sein du capitalisme l’excès et la folie qui le caractérisent pour faire imploser le système.
Pourquoi ne pourrait-on pas alors envisager une pensée qui serait formée selon une structuration de la raison en folie ?

Questions « diverses »

- Le rapport entre la science et la pratique :

Althusser se pose la question dans Freud et Lacan de savoir ce qu’est l’objet de la psychanalyse. Il le fait en affirmant : « Le premier mot de Lacan est pour dire : dans son principe Freud a fondé une science. Une science nouvelle, qui est la science d’un objet nouveau : l’inconscient. » .
Cela renvoie à la question de Marx sur l’instrumentalisation du savoir par le capital. Autrement dit, que nous le voulions ou non, que nous nous en rendions compte ou non, nos pratiques sont déjà nécessairement les lieux d’un ajustement entre l’exercice - la pratique -, et la science – qui elle-même renvoie à la question de la vérité -, ajustement toujours à l’œuvre dans nos discours.
Quoi qu’il en soit, selon Marx, les choix scientifiques sont toujours décidés par le pouvoir.
De même le rapport à la science est toujours tributaire, - comme toutes les autres formes de pensée, d’ailleurs – d’une époque et d’une histoire. Par exemple, il est à noter qu’Althusser a une foi en le progrès qui est totalement calquée sur ce qu’à l’époque on pensait des rapports entre la science et les progrès techniques.

- Peut-on penser un préalable de l’inconscient en la théorie de Marx ? :

Il faudrait en fait, penser une différence entre quatre « formes d’inconscient » :
. Le collectif d’un inconscient qui se révélerait à travers une appartenance de classes.
. L’inconscient freudien, qui serait « l’affaire de chacun ».
. L’inconscient selon Lacan, structuré comme un langage.
. L’inconscient qui selon Derrida s’écrit en post scriptum dans un après-coup.


Nous projetons de nouvelles rencontres avec René Warq. Dans cette optique, Francis Capron nous propose de lire l’ouvrage d’Étienne Balibar : La philosophie de Marx.