La sidération s’entend d’abord comme funeste, son étymologie sideratio renvoie à l’état d’anéantissement subit provoquant une profonde stupeur. Les anciens l’associaient à l’influence néfaste des astres. Autrement dit, être sidéré c’est être soumis à ce qui dépasse, insaisissable, insondable. Et l’on demeure-là, interdits de dire ou de faire. La mort est le lieu de cette indicible sidération, l’impossible prend toute la place. Elle paralyse.
Francis n’est plus de ce monde. Cela est indicible, impossible à écrire, à dire de mort, glacé, froid, sec, cassant.

Face à ce silence vertigineux, reste son écriture.
Celle de Francis, sensible et mélancolique, était battante de vie, toujours en espérance de fraternité, de communauté politique, à l’infini d’une pensée qui attend de se tisser, autrement. Seuls ses mots pourront dorénavant résonner à nos oreilles aiguisées, dressées par son don de vie et d’intelligence. Car il aura écrit, inlassablement, à la lumière sombre de la mélancolie, son thème de prédilection décliné au fil de ses séminaires[1]. Il faut les ouvrir à nouveau, pour apercevoir, aux détours, en filigrane, quelques-unes de ses convictions. Elles se seront dessinées, puissantes et voilées, lorsque la lettre se lit dans le texte se dérobant, là où se trouve sa pensée, lieu de l’Árkê[2] .
Particulièrement soucieux des exigences d’une pensée rigoureuse, Francis n’aura eu de cesse de traquer, notamment, les résonnances de ce qu’il nommera les « Traces, passages et écarts de Nietzsche à Derrida ». Ces traces seront toujours travaillées par lui au sein de l’extra-vagance d’une pensée audacieuse, joyeuse, dionysiaque visant avec précision une recherche au-delà du logos et de la raison.
Porter haut la voix de sa pensée, intense et patiente, est ce dont nous devons répondre désormais. Écoutons-la encore plus fort maintenant qu’il est parti. Il nous avertissait déjà en 2007, il n’existe pas de joie sans souffrance, pas de vie sans mort :

« Ce que Nietzsche ose, c’est un « oui » sacré à la vie qui ne sépare pas le tout masculin du tout féminin et qui envisage une fête dionysiaque s’opposant à la sobre jouissance de la Loi. (…) Je soutiens que Nietzsche nous parle de la même chose [que Freud « dont la question est celle de la vie de la pulsion et sa destination »] lorsqu’il nous parle d’Éros, soit « cette joie qui comprend également en soi la pulsion de la destruction ». Phénomène limite car, précise Nietzsche, il s’agit bien d’une joie qui n’a rien à voir avec la violence, ou une cruauté dont le vecteur serait la tristesse. Non, il s’agit bien une fois de plus d’une joie tragique, d’une affirmation de la vie comme affirmation, soit d’une affirmation de la vie qui affirmerait en même temps, dans le même temps la mort. Pas de vie sans la mort, pas d’extase sans appétence, pas de déception sans tristesse, pas de joie sans souffrance… pas de joie sans le sentiment en soi de la destruction de la joie, pas de sentiment de l’être sans la question de son devenir[3] . »


Toutefois, cette mélancolie en forme d’écriture ne rime à rien si on ne la lit pas, comme il la lisait lui-même, à la lumière de la théorie nietzschéenne de l’éternel retour associée à la question de la communauté impossible chez Bataille.
De fait, dans les textes de Francis, Bataille advenait tout près de Nietzsche, ces deux pensées jamais loin l’une de l’autre, tout contre la sienne. En invoquant Bataille, Francis entendait certes le principe de la dépense de vie excessive - lorsque contre l’économie générale ne visant dans la dépense que le retour en investissement utile, il faut préférer la « dépense solaire », c’est-à-dire « l’ex-tase », comme sortie hors de soi, dans le rire, la poésie et l’amour, une dépense de la profusion et du don généreux -. Mais il n’aurait jamais omis de relier les penseurs de la philosophie avec ceux de la psychanalyse et notamment ici, avec Lacan. En effet, selon lui, Lacan et Bataille avaient en commun de conduire, « à la formulation non vraiment d’une éthique, mais à des éléments dispersés d’une éthique qui ne serait plus éthique de l’idéal, mais éthique du réel, celle qui dirait que ‘’vivre est follement, sans retour, jeter les dés’’, celle du ‘’laisse-toi être’’ parole que Lacan prêtait au Grand Autre si cet Autre pouvait parler[4]. »
Cette éthique ne peut se comprendre selon Bataille que sous la forme d’une œuvre écrite. « Une écriture comme exigence de poésie, exigence d’une écriture poétique. Écrire au sens large, soit créer afin de reconnaitre en soi la souveraineté du mal, de la cruauté (c’est peut-être la seule souveraineté), la traverser pour en connaître les limites. Écrire pour entendre la volonté qu’il faut pour écrire le désir, soit dans un même geste, lui répondre et le décevoir. Écrire jusqu’au moment où l’écriture rend compte du sacrifice, soit est une création au moyen de la perte ; là où l’on peut également entendre que le sujet se trouve à la fin annulé et affirmé : annulé le sujet du pouvoir et affirmé celui de l’impouvoir; là où peut-être seulement alors pourrait s’esquisser, autour de l’œuvre littéraire, une communauté de pensée[5] . » Francis, lui, dans le sillage de ces penseurs, envisageait une communauté de pensée et la pensée en général (sa transmission), grâce à la traversée du transfert. Concluant sur les mêmes mots que ceux de Bataille, il affirmait : « L’exercice de la pensée a pour condition le transfert et seule la traversée du transfert rend possible la transmission, si l’on admet que ce qui est transmis n’est pas un pouvoir mais un impouvoir[6] . »
Être psychanalyste selon lui, c’était donc s’engager dans ces questionnements autour de l’humanité, encline à la cruauté et à la violence, obstruant fondamentalement la possibilité des communautés politiques. Mais c’était surtout se risquer à porter avec toute sa charge mélancolique, donc, la recherche d’une communauté de penseurs. Une autre communauté, espérée au fil de son désir fou de fraternité. Car bien sûr, cette espérance ne pouvait se dire qu’en éternel retour-sans retour, puisque l’impossible ne cède jamais vraiment, les dés jetés.
Tel était son combat. Combat relancé sans cesse en retour, à l’œuvre notamment dans sa pratique singulière, mais aussi se lisant à même sa pensée, une pensée de l’abime, sans promesse :

« L’éternel retour est cette affirmation qu’à l’instant où je le détermine (donc à l’instant de ma détermination la plus forte, celui où je décide, où je pose l’acte et que j’en réponds) j’acquiesce à la totalité du temps, au présent, au passé et à l’avenir. Je fais de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera un objet de ma volonté (ou de mon désir), échappant par là-même au remords et à la nostalgie autant qu’à la crainte de l’avenir. Telle est la position de Nietzsche qui ainsi bouleverse le rapport à la mort. En disant « oui » à tout le temps, je dis oui à la mort qui viendra. En faisant de chaque instant un abîme d’éternité, je le fais aussi de l’instant de ma propre mort. ‘’Par simple amour de la vie, on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente qui ne soit ni hasard ni une agression par surprise ’’[7]. »[8]


C’est ainsi grâce à l’affirmation de sa foi en la vie et par ce « oui sacré » dégrisé de l’illusion, que Francis aura su nous appeler à un impératif éthique au-delà : celui du « puissé-je » derridien. « Puisse, alchimie grammaticale de la vie pour la vie, là où s’accorde la puissance de la lettre non pas depuis le pouvoir mais depuis le vœu (« ‘’puisses-tu m’entendre’’, ‘’puisses-tu écrire’’, ‘’puissé-je recevoir l’ordre de vivre’’, ‘’puisse la lettre arriver’’, etc.[9]) ».
Il aura souhaité œuvrer - au fil d’une écriture à l’exigence sans concession, chaque jour recommencée, dans l’éternel retour et du côté de la surabondance -, à faire que puisse se conjuguer la généreuse profusion de la vie à l’indicible de la mort; que puisse s’entrevoir l’exigence d’une communauté, même si toujours infraternelle, même si nécessairement sous-tendue par une pulsion de pouvoir (Bemächtigungtrieb, comme pulsion de destruction) ; que puisse demeurer, face à cette impossible exigence, la question de l’au-delà de la pulsion de pouvoir à jamais relancée, sans alibi.
Et nous, de ce côté-là, du côté de la vie, puissions-nous rendre hommage simplement, à son écriture, à la façon de Derrida qualifiant ainsi l’art littéraire d’Hélène Cixous : une écriture du rêve et du souffle comme « un frôlement de l’éternité », nous élevant « d’un seul coup d’aile dans l’éther, à l’instant où l’aile angélique et secrète de l’éternité vient vous caresser ». Frôlement caressant, à la grâce d’une écriture transmuée en « bons d’immortalité[10] ».

Au nom de La Société Psychanalytique de Tours

Notes

[1] Jusqu’au dernier en 2018-2019 intitulé Derrida, l’ami de la psychanalyse, autour de l’impossible amitié chez Derrida conçue d’abord par rapport au questionnement politique de la démocratie.

[2] Rappelons que Arca signifie le coffre, l’« arche en bois d’acacia » qui abrite les Tables de pierre ; mais Arca dit aussi l’armoire, le cercueil, la cellule de prison ou la citerne, le réservoir. Ici, nous voulons désigner le terme Arca en hommage à une lecture qui ne vaut qu’à ne jamais pouvoir être dévoilée, à ne surtout pas être soumise aux seules lois de l’intelligence, du savoir et de la sagesse. C’est en cela même que cette lecture consiste à se rendre à…

[3] Francis CAPRON, Résonnances freudiennes : traces, écarts, passages de Nietzsche à Derrida, Février à juin 2007, La Société Psychanalytique de Tours.

[4] Francis CAPRON, Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité, in Les actes de la Société Psychanalytique de Tours, Édition 2011 – « Penser autrement, le possible de l’impossible ».

[5] Tout ce passage en italique se réfère également à l’intervention de Francis CAPRON en 2011 publiée dans l’acte des Journées de Tours « Penser autrement, le possible de l’impossible » et intitulée Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité.

[6] Ibid

[7] Friedrich NIETZSCHE, le crépuscule des idoles, cité par Francis CAPRON in, Résonnances freudiennes : traces, écarts, passages de Nietzsche à Derrida, Février à juin 2007, La Société Psychanalytique de Tours.

[8] Francis CAPRON in, Résonnances freudiennes : traces, écarts, passages de Nietzsche à Derrida, Février à juin 2007, La Société Psychanalytique de Tours.

[9] Jacques DERRIDA, H.C. pour la vie, c’est-à-dire…, Éditions Galilée, p. 64.

[10] Ibid., p.136