Penser le commun, une impossible communauté de pensée, voici le fil que nous tentons de dérouler depuis plusieurs années... Je vais donc ouvrir en vous lisant la fin de l’intervention de Francis Capron aux Journées de Tours 2011, (Mélancolie ou deuil impossible d’une certaine humanité).


« Ce qu’il nous faudrait saisir dans cette éthique du sacrifice, c’est de savoir quel sujet se trouve à la fin annulé ou affirmé. Annulé le sujet du pouvoir et affirmé celui de l’impouvoir qui pourrait s’énoncer sous la forme d’une « sainteté » ou sous la forme d’une œuvre littéraire qui pourrait alors faire communauté au sens de la communauté de pensée. C’est ainsi que durant l’écriture de l’expérience intérieure, Bataille prit l’initiative de réunir chez lui plusieurs personnes autour de la lecture de son texte afin de mettre en débat les questions qui lui étaient alors liées, soit les possibilités et le crédit d’une expérience, sa nature et son autorité éventuelle. L’objectif avoué était que, réunis autour d’un intérêt commun, ces personnes communiquent, soit qu’elles posent ensemble les questions essentielles, celles de nature à mettre à nu l’impossibilité de leur communion. « Communiquer veut dire essayer de parvenir à l’unité et d’être à plusieurs un seul, ce qu’a réussi à signifier le mot de communion »1. Cette préoccupation d’une communauté impossible vient croiser celle qu’aux yeux de Bataille, la seule communauté possible est celle des amants en ce qu’elle tourne le dos à toute maîtrise et à l’histoire elle-même : « l’érotisme est de toute façon en marge de l’histoire proprement dite, militaire ou politique »2 en ce qu’elle est insoucieuse de toute œuvre, elle est comme le dira plus tard Jean-Luc Nancy « communauté désœuvrée », détachée de tout avenir, de toute autre visée que sa propre chance. Ce qui est également sûr, c’est que la communauté des amants ne saurait être en aucun cas le modèle d’une communauté politique puisqu’elle a de toute évidence pour ressort, le pacte pervers. Peut-être qu’une communauté politique véridique, qui ne serait pas fondée de la dénégation de ce qui la constitue sexuellement, est impossible : d’où cette nécessité de l’écriture et de la fiction, qui elles, ne doivent pas céder sur le devoir qui est le leur, de dire ce fondement sexuel inavoué. Dans le même temps, Bataille ne cesse de nous renvoyer plus ou moins silencieusement à un autre modèle tout aussi décisif de la communauté, au modèle singulier de la communauté de pensée avec un penseur, en l’occurrence Nietzsche. La question de la communauté est donc une question décisive (et nous en sommes tous ici témoins mélancoliques) puisque c’est à partir d’elle que pourrait s’actualiser la question du sacrifice et de la « part maudite », la question du tout imaginaire et de ce qui manque au tout, la question de l’ontologie et des impasses de l’ontologie comme imagination du tout. Que cette communauté prît le nom éphémère de « collège socratique » sous les auspices de Maurice Blanchot et que le même nom de Socrate fasse appui au séminaire sur le transfert donné vingt ans plus tard par Lacan n’est pas un hasard. Cela démontre, s’il en était encore nécessaire, que l’exercice de la pensée a pour condition le transfert et la traversée de ce transfert et que seule la traversée de ce transfert rend possible la transmission, si l’on admet que ce qui est transmis n’est pas un pouvoir, mais un impouvoir. Cela démontre aussi qu’il existe une vérité hétérogène au savoir et que cette vérité se prononce à partir d’un point de réel.

Alors le possible d’une communauté de pensée dans cette impossible inhumanité ? Il faut pouvoir s’y risquer, s’y risquer au bord pour tenter de transmettre, mû par je ne sais quelle mélancolie. »



En écho à cette citation de Francis Capron, une intervention de Jean-Luc Nancy, invité par Thomas Lacoste avec plus d’une trentaine d’intellectuels de différentes disciplines à s’exprimer sur Notre monde, titre de son dernier film, pour travailler ensemble la question d’une pensée commune. Je le cite :


« Pour une commune pensée.

Chacun ici est censé proposer ou indiquer un domaine d’action. Le domaine d’action que je voudrais désigner à partir de mon travail, c’est celui de la pensée. D’habitude, on oppose la pensée et l’action. Autrefois, c’étaient même deux parties du programme de philosophie : la pensée ; l’action. On oppose la pensée et l’action, et en général, quand on se représente qu’on agit comme citoyen, ou quand on est par exemple dans une situation électorale, il n’est question que d’action. Il n’est question que de chiffres, de calculs, de mesures, de décisions à prendre... et toute action pourtant suppose une pensée. Quand Lénine essayait de répondre à la question « que faire ? », il soulignait qu’il fallait une pensée pour arriver à déterminer ce qu’il y avait à faire ou ce qu’on voulait faire. Aujourd’hui, nous avons beaucoup plus de raisons que Lénine, je crois, de savoir que nous avons besoin de pensée/er. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à le dire. Beaucoup de gens aujourd’hui disent « nous avons besoin de penser (er) et de pensées (ées)... nous avons beaucoup plus de raisons en partie aussi à cause de ce qui a suivi les pensées et les actions de Lénine lui-même. Nous sommes dans une autre situation que lui parce que nous ne pouvons plus nous représenter un avenir possible, probable et raisonnable et peut-être encore moins rationnel. Les bases de la société démocratique, humaniste et désenchantée qui est la nôtre sont, pour dire le moins, dans un sale état. Nous commençons, en fait, je crois, à changer de civilisation. Et ça, ça demande de penser beaucoup, et avec une radicalité peut-être plus grande que ce qui pouvait être exigé de Lénine ou de tous ceux qui nous ont précédés. Beaucoup donc appellent aujourd’hui à penser mais de manière très générale, il semble qu’on renvoie aux lieux qui sont supposés être des lieux d’exercice de la pensée. Ces lieux, on pourrait dire qu’il y en a aujourd’hui essentiellement trois : il y a les académies, il y a les universités, il y a les think tanks. L’académie, c’est peut-être la plus vieille institution de toute l’histoire occidentale, celle de Platon, les académies de la Renaissance, puis l’Académie française ont joué des rôles importants dans des moments charnières de l’Histoire. Aujourd’hui, il n’en reste plus que ce qu’on appelle l’académisme. L’Université a été dans sa fondation médiévale comme dans sa fondation allemande au début du XIXème siècle aussi un lieu de pensée. Aujourd’hui, c’est une institution de formation professionnelle tout juste supérieure. Les think tanks, dont le nom comprend le mot pensée (think) puis un autre mot, tank, qui veut dire réservoir, qui renvoie un peu, je dirai, à l’appareillage lourd de l’industrie ou du commerce, ou de l’armement aussi, les think tanks en réalité relèvent du lobbying et aussi d’une sorte de recyclage permanent des supposés déjà entendus de notre culture. Donc il faut autre chose. Publiques ou privées, les institutions qu’on peut rassembler sous ces trois titres sont hors-jeu. Elles sont l’esprit d’un monde sans esprit pour reprendre une formule bien connue... C’est pourquoi certains aussi font appel à la religion. Mais les religions, même si chaque fois sans doute, elles sont nées dans une profonde exigence de pensée et de changement très important d’un monde, ensuite, en tant que religion, elles ne proposent pas de faire penser, elles proposent de faire croire. Ce qui est complètement différent, sinon opposé. Donc je propose ni une institution, ni une religion, je ne propose pas non plus une philosophie – ce qui peut toujours être compris comme une sorte de quasi-religion ou comme une sorte de savoir, d’opinion, de système. Non. Ce que je peux proposer aujourd’hui, c’est simplement ceci : c’est ce que chacun pourra ou voudra entendre sous une expression que je propose et qui serait celle de la commune pensée. Cette expression, je l’entends de deux manières : d’abord la pensée commune mais pas au sens de la pensée banale, au sens de ce que chacun peut reconnaître de lui-même comme appartenant à tous, c’est-à-dire au sens de ce qui précisément de chacun pense ou peut penser, c’est au sens le plus fort, de ce qui peut ouvrir un sens et l’envoyer à un autre, le partager avec un autre, l’échanger, le faire circuler… 1er sens de la commune pensée. 2ème sens maintenant de la commune pensée, en inversant les rôles de substantif et d’adjectif, et en mettant une majuscule à Commune, la Commune pensée ou penser la Commune. La Commune, avec majuscule, c’est-à-dire pas seulement celle de 1871, mais d’abord la Commune bourgeoise, qui a représenté la libération civique, civile de la féodalité, et puis bien sûr, la Commune de 71 qui a représenté la libération de ce que sous le 2nd Empire en était venu à désigner – enfin pas seulement sous le 2nd Empire mais enfin finalement, en était venu à désigner au fond le même ordre civil, civique qu’on appelait bourgeois, qui a représenté donc dans chacun des cas, on pourrait dire un élan vers quelque chose qui serait au-delà du privé aussi bien que du collectif, au-delà de l’isolé aussi bien que de l’embrigadé, dans un partage du commun, par chacun et par tous. Donc on pourrait essayer de se donner la tâche de penser ce que ce mot, Commune, pourrait dire... sans doute pas aujourd’hui mais demain, peut-être pas demain, peut-être après-demain, en désignant quelque chose qui serait ni un État, ni une société, ni une propriété, ni non plus même peut-être tout ce qu’on peut désigner comme droit, même comme fraternité, même comme communauté. Peut-être justement la Commune qui ne serait pas la communauté ; en tout cas pas comme on dit aujourd’hui communautariste. Penser la Commune... voilà l’action de penser que nous pourrions tous aujourd’hui nous proposer. »



C’est bel et bien ce que nous nous sommes proposés à la Société Psychanalytique de Tours. Penser le commun, ou penser à partir de l’impossible d’une communauté de pensée, pouvoir penser le politique ou ce que pourrait être la politique d’une Société de Psychanalyse. Pour ce faire, il a fallu une rupture avec un mode de fonctionnement où les attaches et les rivalités de pouvoir étaient trop évidentes, ne créant pas l’écart nécessaire et indispensable entre une société de Psychanalyse et une société du mode libéral, dans un monde libéral. Il a donc fallu surmonter quelques difficultés internes qui ont entraîné le gel des activités en 2012, puis la démission du bureau début 2013.

L’assemblée générale annuelle de Février 2013 a élu pour un an un collectif transitoire, dont les principaux objectifs étaient d’étudier un projet d’administration collégiale de notre société, la continuation du travail de réflexion de l’assemblée constituante sur l’exercice de la démocratie, le redéploiement des activités de notre association, et tout particulièrement les Journées de Tours.

Au cours de l’année écoulée s’est créé un groupe de lecture sur l’« Introduction à la psychanalyse » de Freud, dont le travail se poursuit avec ouverture d’esprit, dynamisme et assiduité. Un groupe de recherche a également vu le jour. Il étudie, à travers une approche prenant en considération la question du sujet, la vie et l’œuvre de Louis Althusser, représentant du nouage entre psychanalyse, philosophie et politique. Ce travail a conduit à la tenue d’une journée d’étude très enrichissante et stimulante, en compagnie d’Éric Marty, auteur de "Louis Althusser, un sujet sans procès" et continue actuellement avec les « Écrits sur la psychanalyse » de Louis Althusser. L’assemblée constituante a poursuivi son travail de réflexion, en relation avec les travaux du groupe de recherche et du collectif transitoire. Les Journées de Tours dont la trame était « La DÉMOCRATIE comme EXPÉRIENCE politique de l’IMPOSSIBLE » se sont tenues en Novembre. Elles ont été très favorablement reçues par le public et les intervenants, tant pour la qualité des communications et des échanges dont le fil conducteur s'est maintenu à travers toutes les interventions, que pour la liberté de ton et de parole qu’ils ont trouvée au sein de notre société.

Nous avons mis en place différentes listes de diffusion afin de favoriser la circulation de la pensée au sein de chaque groupe de travail ainsi qu’en direction d’un public plus large qui nous exprime régulièrement son intérêt pour notre recherche.

Nous sommes à ce jour une petite association (d’une vingtaine d’adhérents) autonome, libre et active. La collégialité que nous recherchions a été mise en pratique au sein du collectif transitoire et nous souhaitons qu’elle s’élargisse au plus grand nombre des membres s’impliquant dans cette vie associative.

Je renouvelle ici mes remerciements à tous ceux qui ont participé à l’organisation concrète des Journées de Tours, ainsi qu’à Francis Capron pour la stimulation intellectuelle qu’il nous communique et à Catherine Kauffmann pour la qualité de ses comptes rendus.

L’un de nos objectifs – et pas des moindres – à savoir l’étude d’un projet d’administration collégiale de notre société, n’est pas encore abouti. Nos premières recherches nous ont indiqué que sur le plan légal, rien dans la loi de 1901 ne s’oppose à la déclaration d’une association en autogestion, sans président, ni trésorier, ni secrétaire. Toute la réflexion à mener sur une nouvelle gouvernance et sur la modification des statuts en conséquence reste à mettre en œuvre.

Je souhaite mettre au débat les projets et les orientations futures que nous avons envisagés.

Nos projets : la continuation des activités du groupe de recherche, de l’assemblée constituante et du groupe de lecture, l’élaboration des concepts fondamentaux de la philosophie en direction de la psychanalyse, les Journées de Tours.

Concernant les prochaines Journées de Tours, nous ne sommes pas prêts pour Novembre 2014 et nous proposons leur tenue en Mars 2015 (par exemple les 23 et 24 Mars), entre la fin des vacances d’hiver et le début des vacances de printemps, évitant les ponts de Mai, les mariages, communions, baptêmes de Juin et les vacances d’été ! Tout devra alors être prêt pour le 1er Février 2015.

Nous avons évoqué une périodicité de 18 ou 24 mois plutôt qu'annuelle, afin que le groupe de recherche dispose de plus de temps pour s’associer au travail intellectuel menant au choix du thème et à l’écriture de l’argument.

Nous en appelons également à une collaboration plus large pour les diverses tâches pratiques d’organisation et de fonctionnement de l’association (édition des actes des JdT, vente des actes, tenue du site, organisation des JdT, etc.). Mes remerciements vont ici à Isabelle Riffault qui a pris en charge la correction des textes, préalable à l’édition des actes des dernières Journées de Tours.

Quelques mots encore avant la présentation du bilan financier...

Le mandat du collectif transitoire est arrivé à échéance. Je vous propose donc de vous prononcer tout à l’heure pour ou contre la reconduction pour un an du collectif qui travaillerait avec toute l’assemblée constituante à la réflexion d’une gouvernance sans hiérarchie, acéphale.

Je donne maintenant la parole au trésorier, après quoi nous débattrons des orientations et projets puis nous procéderons au vote qui décidera de l’à-venir de notre société.


Chantal Wittenberg



1 - G. Bataille, OC, vol VI, p 279, « Le collège socratique ».
2 - G. Bataille, OC, Histoire de l’érotisme, p 163.