LES LIENS ENTRE LE MOI ET L'AUTRE CHEZ FREUD ET KIERKEGAARD


Notre inconscient est neutre et à la fois rend possible ou impossible un moi « fort » sans lequel rien ne peut être dépassé des événements éprouvants. « Tout préjudice porté à notre moi tout-puissant et souverain est au fond un crimen laesea majestatis » (Cf. Notre relation à la mort, 1915). Il faut distinguer la croyance en la mort et le désir de mort. « rien de pulsionnel en nous (rien dans notre inconscient) ne favorise la croyance en la mort », mais « chaque jour, chaque heure dans nos motions inconscientes, nous écartons de notre chemin ceux qui nous gênent, ceux qui nous ont offensés et lésés... « Que la mort l'emporte ! », c'est dans notre inconscient un désir de mort sérieux et plein de force. Bien plus, notre inconscient tue même pour des choses insignifiantes ». Pourtant, « notre inconscient n'exécute pas la mise à mort, il se contente de la penser et de la délivrer ». Pourquoi ? Parce que « notre inconscient ne croit pas en la mort personnelle ». Pourquoi ? Parce que - et sur ce, Lacan et Freud s'accordent - « ce que nous appelons notre « inconscient », les couches les plus profondes de notre âme, constituées de motions pulsionnelles, ne connaît absolument rien de négatif, aucune (dé)négation, en lui les contraires se recouvrent, et de ce fait ne connaît pas non plus notre propre mort à laquelle nous ne pouvons donner qu'un contenu négatif ». Il faut distinguer la dimension « neutre » de notre inconscient et notre angoisse de la mort d'un proche. « L'angoisse de la mort dont nous subissons la domination plus souvent que nous ne le savons nous-mêmes est par contre quelque chose de secondaire, issu le plus souvent de notre conscience de culpabilité », culpabilité d'être prêt à se débarrasser de ce qui nous gêne, ce qui gêne notre moi. Par ailleurs, notre inconscient ne croyant pas au négatif, donc mené naturellement par une pente au déni de la mort, nous entraîne lui-même, de par sa propre nature, dans des blocages : « la tension à exclure la mort des comptes de la vie a pour conséquence bien des renoncements et exclusions... La perturbation et la paralysie de notre capacité de réalisation, dont nous souffrons, tiennent essentiellement au fait que nous n'avons pas pu (par les guerres qui nous ont forcés à voir que l'on pouvait mourir pour un coup mal joué) maintenir la relation à la mort qui fut la nôtre jusqu'à présent (à savoir notre déni inconscient) ».

Donc 1) notre inconscient a une pente naturelle à être sans scansion définitive (sur ce point, Lacan se contredit car il reconnaît à la fois que dans l'inconscient, il n'y a pas de contraire et à la fois que les signifiants, organisent l'inconscient comme un langage au sens où ils l'organisent par des points incontournablement manquants - même s'ils sont à doubles visages - au point que l'on puisse mener une analyse par séances de vingt minutes obéissant aux scansions dont le moi ne peut pas seul s'emparer). Et 2) notre inconscient dénierait la mort parce qu'il serait très rapidement au service du moi. Moi-idéal de meneur qui pourtant cède devant un idéal du moi (les limitations auxquelles le moi narcissique doit se soumettre), et tantôt reprend de la puissance quand il peut laisser tomber cet idéal du moi. L'inconscient freudien ne pouvant se sortir de ces contraires trouve enfin du repos dans la satisfaction de soi ; tandis que pour Lacan, l'inconscient se sort de ces contraires non par le moi, mais par le désir de l'Autre qui rend certains signifiants plus binaires que d'autres avant même que je me situe, moi, dans un fantasme qui me rend signifiant pour l'un d'eux (même si ce n'est pas toujours pour le même).

Un philosophe tel que Kierkegaard reprend ces thèmes, celui de l'insoluble terrain sur lequel les contraires s'égalent juste ce qu'il faut, celui d'un moi immédiat signifiant pour un autre, celui d'une différence entre être et exister, celui d'un moi désespéré de se sentir tendu entre narcissisme, esthétique, et un moi éthique, moral ; celui d'un moi qui tend à s'accroître à cause du tout-Autre (s'il ne parvient pas à l'éviter) et qui en fin d'analyse ne s'atteint comme absolu qu'à se rendre compte qu'il s'approprie volontairement comme moi particulier, son absoluité, sa perfection, étant dans sa finitude qu'il veut (enfin !) pleinement. Il se veut et se pose comme absolu, certes, mais pas à la manière d'un moi fichtéen pour qui rien n'est et rien n'existe du moi absolu dans le moi immédiat. La philosophie fichtéenne est certainement très riche pour comprendre un peu plus la dialectique sujet/objet inconsciente, face à laquelle la psychanalyse manque encore de beaucoup de subtilité, mais la passerelle inconsciente entre Autre et objet ne me semble pas suffisamment claire pour m'y aventurer.

Kierkegaard reprend ces thèmes mais avec un plus : il ouvre une troisième voie pour comprendre le passage entre inconscient et moi, et qui pourrait peut-être expliquer du même coup le thème freudien captivant mais peut élucider quant au déclencheur, à savoir le « choix de sa névrose ». Kierkegaard distingue le choix de ceci contre cela du choix de choisir, d'où son identification comme précurseurs de l'existentialisme pour les existentialistes du XXe siècle. Pour lui en effet, (bien avant Barth, Sartre, Merleau-Ponty, Binswanger) si nous sommes loin d'être liés à la nécessité de choisir, c'est que nous pouvons choisir de ne pas choisir. Mais ce sont les rapports entre l'évolution du moi et ce tout-Autre à travers un saut qualitatif, impliquant une foi sans repère (qui de ce fait redéfinit un christianisme sans dogme) qui semblent pouvoir éclairer le psychanalyste quant aux sens de l'Autre pour le moi, et aux bouleversements inconscients que leurs rapports provoquent. Quels liens entre ceux-ci et le choix d'une névrose ? C'est ce que nous tenterons de clarifier en mettant en lien les textes freudiens sur le moi et l'Autre, avec la réflexion kierkegaardienne sur le moi et son évolution, guidée exclusivement par le choix de son rapport au « tout-Autre ».

Yolande MILLE

Les 30 janvier, 27 février, 27 mars, 24 avril, 29 mai et 26 juin 2010 de 13 heures à 15 heures à Tours.
Accès libre pour les adhérents après inscription, 65 € pour les personnes extérieures à la Société Psychanalytique de Tours.