Penser autrement
Le possible de l'impossible


« La psychanalyse a pour objet l'impossible, ce qui est aussi impossible que possible. » Déjà Freud avait relevé ce défi en pensant l’inconscient, mettant fin aux limites rigides assignées par la logique de la conscience, barrant les oppositions métaphysiques classiques entre normal et pathologique, quotidien et sublime, ordinaire et fantastique. La pensée freudienne a rendu possible ce qui jusqu’alors demeurait impossible en introduisant une altérité radicale en rapport à tout mode possible de présence, ouvrant ainsi à un autre concept du temps dans ses effets d’après-coup et de retardement.

La scène du rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient, nous dit Freud. Rêver serait donc rêver l’impossible comme si au commencement était le rêve, comme si le rêve était une des voies pour ressaisir le « propre » de la pensée. Le rêve nous donnerait à penser « la possibilité de l’impossible », le désir inconscient pour Freud, l’im-possible chez Derrida et si Freud conseille de pousser l’analyse du rêve aussi loin qu’il est possible, ce possible rencontre à chaque fois un point d’inconnu, d’impossible, qu’il désigne comme « l’ombilic du rêve ».

Lacan, quant à lui, intégrera à son tour l’impossible à la structure même de l’inconscient, le nouant sous le terme de réel au symbolique et à l’imaginaire : « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible ; quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer ».

Faudrait-il pour autant penser l’impossible comme limite ou alors cette limite, cet impouvoir, comment pourrait-elle nous donner « la force » de penser autrement ? « Si l’on veut ressaisir le propre du penser, du nommer, du désirer, c’est peut-être à la mesure sans mesure de cette limite que c’est possible, possible comme rapport sans rapport à l’impossible. » Autrement dit, le rapport au monde serait toujours un rapport d’interruption, une rupture inéluctable de présence (rapport sans rapport) qui selon Derrida maintiendrait l’autre dans son altérité, l’inventerait en permanence dans un détournement de la présence immédiate. L’unique ne pourrait se dire qu’à s’effacer ou à se perdre, l’autre ne se présentant jamais comme tel par sa présence, mais par son absence et cela même lorsqu’il se présente. Le surgissement de l’altérité comme événement, du tout autre comme possible ne le serait donc qu’à une condition, celle de l’impossible convoquant le deuil originaire et l’économie d’une « certaine mélancolie » comme expérience incontournable.

Penser l’impossible, au nom de l’impossible et sous le coup même de l’impossible, de sa butée, du réel qu’il impose, sous le coup et l’écho de son impératif, il le faudrait donc absolument, inconditionnellement, infiniment, car justement, on ne le peut pas, pas encore, toujours pas encore et « ce qu’on ne peut pas dire, peut-être ne faut-il pas le taire, mais l’écrire ?»

Un lien ici est fait entre la scène de l’impossible et l’écriture qui par la langue le mettrait en scène ou lui ferait une scène. Car il ne saurait y avoir de pensée, même une pensée sur l’impossible, sans la langue car la langue donne la pensée à la pensée. « Penser, c’est ce que nous savons déjà n’avoir pas encore commencé à faire ». L’impossible « qu’il faut » (car cela manque ou fait défaut) ne serait alors ni utopie, ni folie, mais désir, désir se tenant comme au bord du rêve, désir insensé de cerner au plus près la portée d’une pensée ainsi pensée… autrement.

En quoi alors cette pensée sur l’impossible, de ce qui surgit comme événement, rendu alors toujours traumatique car venant bouleverser la temporalité normale de l’histoire, a-t-elle partie liée avec les formulations du réel comme impossible présentes chez Bataille et Lacan ?

« Le réel, dira Lacan, c’est l’expulsé du sens, c’est l’impossible comme tel, c’est l’immondice dont le monde s’émonde en principe, c’est l’existence de l’immonde, à savoir de ce qui n’est pas monde… » toujours donc impensable et inassimilable parce qu’imprévisible. Le rêve de l’injection faite à Irma décrit par Freud en sera sa première illustration, « cet horrible secretas, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse »

Chez Bataille, penser le réel est une pensée qui excède tout fondement car l’excès déborde les limites de la raison, se situe toujours en dehors, dehors saisi comme menaçant et dangereux. Le réel comme impossible ne renvoie donc pas seulement à l’hétérogène de la présence ou de l’altérité mais aussi et surtout par ce qui est rejeté, expulsé, séparé, déchet irréductible, corps étranger. Ne pas se séparer de cet hétérogène serait une menace pour le sujet par risque de contagion.

Enfin chez Derrida, le réel comme impossible fait partie du tout, il participe et appartient. Il ne peut donc n’être seulement rejeté, il est cendre et trace. « Reste sans reste substantiel, avec lequel il faut compter. S’il est reste, il précède ce qui est et le rend donc possible. De ce reste, de ce réel il en reste toujours quelque chose, « une restance » qui conditionne en faisant exception, en venant border, capable donc d’être débordé.

Plus qu’un désaccord sur le fond avec Lacan, la position derridienne sur le réel qui insiste et reste impossible, ne signe-t-elle pas une position politique ou une vision politique de l’inassimilable, de l’étranger, de ce qui s’exclut et se rejette parfois un peu trop facilement ?

Francis Capron


Liste des intervenants

Stéphane Habib : « Une histoire impossible »
Marcus Coelen : « De la catégorie du possible à l'impossible d'une catégorie. La scène primitive d'une autre pensée »
Joseph Cohen : « De l'aporologie »
Francis Capron : « Mélancolie ou deuil impossible d'une certaine humanité »
Pierre Marie : « Inconscient et syllogisme pratique : Aristote, Freud et Lacan »


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