Le Primat du Phallus dans son rapport à la tradition philosophique


Dans ses développements théoriques et cliniques sur la question de la différence des sexes, la psychanalyse rend visible « une énorme et vieille racine » de la tradition philosophique désignée communément par primat du phallus. Dès l’introduction de l’article de Freud consacré aux théories sexuelles infantiles, l’avertissement sonne de manière évidente : « … les informations dont l’auteur va faire état portent principalement sur un seul sexe, à savoir le sexe masculin … », tout comme il sera par ailleurs affirmé dans les écrits freudiens que « la libido est régulièrement de nature masculine ». Lacan, quant à lui, ne pourra faire autrement dans son retour à Freud, en introduisant dans le séminaire sur la lettre volée le concept de « castration-vérité » et de la « castration comme vérité », comme signifié — premier et dernier — d’un signifiant transcendantal nommé le phallus. Ainsi ne vient-il nullement contredire les affirmations premières de Freud. Il y fera même référence explicitement : « Rappelons où Freud le déroule (le nœud de la division du sujet) : sur ce manque du pénis de la mère où se révèle la nature du phallus. »

Dans son commentaire de ce séminaire de Lacan, Derrida aborde de manière très générale la question du primat du phallus : « On pourrait être tenté de dire : Freud, comme ceux qui le suivent, ne fait que décrire la nécessité du phallogocentrisme, expliquer ses effets aussi évidents que massifs. Le phallogocentrisme n’est ni un accident ni une faute spéculative … c’est une énorme et vieille racine dont il faut aussi rendre compte. » Comment en rendons-nous compte quand cette spéculation descriptive devient « partie prenante » dans la pratique et lorsque cette pratique institue la tradition de sa vérité ? Ceci pourrait être notre première question.

Derrida reprendra cette question par une lecture des textes de Levinas auxquels il consacre de nombreux commentaires. Il y explique et développe cette « logique illogique » du primat du phallus, ayant pour conséquence une « secondarité » du féminin qui, en elle-même, viendrait hanter l’altérité du « tout autre » (sexuellement non marquée) depuis son retranchement, inscrivant en lui une altérité supplémentaire à la fois excessive et absolue. Cette innommable singularité « aura obligé » l’inscription de la féminité comme seconde. La notion du féminin, chez Levinas, ne se réfère pas, en effet, à l’inconnaissable, mais à un mode qui consiste à se dérober à la lumière, une fuite devant la lumière, une façon d’exister qui est de se cacher comme dans le sentiment éprouvé de la pudeur. « Tout comme pour la mort, ce n’est pas à un existant que nous avons à faire, mais à l’événement de l’altérité, à l’aliénation »

La suite de notre recherche concernera donc cette question et nous tenterons de voir en quoi cette approche de la sexualité chez Levinas pourrait se rapprocher par certains aspects de la démarche analytique : c’est le cas lorsque Lacan tente de fonder le primat du phallus dans un temps logique, à un niveau qui ne serait pas encore sexuel, dans un rapport neutre du sujet au signifiant. Le primat du phallus, en se conformant dans ces descriptions à la tradition, ferait apparaître une donnée qui reste normalement cachée, un secret bien gardé par la pensée métaphysique, une altérité méconnue et enfermée, non dite, dans une logique de la crypte, de l’incorporation freudienne que Derrida a largement développée. Comme l’écrit Michael Turnheim : « s’il y a méconnaissance de l’altérité, le dire du tout autre se trouve, malgré lui, du côté du même, mais d’un même dont nous savons maintenant qu’il est habité par une crypte, c’est-à-dire par une inclusion non avouée, clandestine » ou comme le dit Derrida : « Comment marquer au masculin cela même qu’on dit antérieur ou encore étranger à la différence sexuelle » ?

Nous tenterons tout au long de ces journées de saisir les effets d’un tel questionnement, aussi bien au niveau théorique que clinique.

Francis Capron

Liste des intervenants


  • Michael TURNHEIM : « Phallus-mort-travail »
  • Stéphane HABIB : « La chance d’une rencontre manquée : Lacan Levinas et inversement »
  • Joseph COHEN : « Histoire philosophique d’une coupure phallo-logo-centrisme et circoncision »
  • Jacqueline ROUSSEAU-DUJARDIN : « Freud et la sexualité féminine : intention et tradition »
  • Françoise GOROG : « Le primat du phallus et ses avatars chez Lacan »


Les actes des Journées de Tours 2007 ainsi que le DVD sont disponibles (voir la rubrique publications)

Questions


À propos des journées de Tours 2007 sur le primat du phallus dans son rapport à la tradition philosophique (Argument ci-dessous)

  1. Le phallus, signifiant de la différence avant qu’il y ait de la différence sexuelle
  2. La rencontre manquée Lacan Levinas
  3. L’Autre n’est pas une personne mais un lieu, qui plus est vide et le sujet est un pur effet de signifiant.

Le premier point m’a permis de revisiter ce que je croyais savoir du phallus. Histoire rivée au départ à des considérations anatomiques 1 : sur le plan clinique c’est l’observation de l’absence de pénis qui déclenche la pensée de la différence, sexuelle au départ, puis de toute différence. On passe alors du phallus imaginaire réductible à une forme prégnante, au phallus symbolique, objet détachable du corps, amovible et échangeable avec d’autres. Dans cette perspective, les objets perdus ( le sein , les fèces) prennent aussi valeur de phallus imaginaire et le phallus symbolique s’exclut de cette série pour en devenir l’étalon ( cf J D Nasio ) L’approche langagière de la signification du phallus en fait un signifiant sans signifié, ou plus exactement un signifiant dont le signifié correspondant ne peut être désigné que par la négative : il ne se dégage que comme ce qu’il n’est pas . Ou bien encore pour suppléer à ce qui n’est pas. Du coup, la proposition précédente, soutenue également par Françoise Heritier que : « la première différence, paradigme de toutes les différences c’est la différence sexuelle », ne paraît plus si assurée. Il devient alors probable qu’avant la découverte du pénis interviennent d’autres perceptions de la différence, comme la négativité, la présence et l’absence, la satiété et le manque. Même si dans l’après-coup, le primat du phallus recouvre ces expériences. Cela renouvelle aussi les descriptions kleiniennes de phallus présent dans le corps maternel avant l’apparition du complexe d’œdipe. L’idée de faire du phallus un concept issu du langage, du langage en tant que mise en acte de la parole, a également l’intérêt de pouvoir articuler le phallus et la mort ; le mot, c’est le meurtre de la chose. Le phallus c’est aussi la coupure avec l’autre, le non-rapport. Nous voilà près de la deuxième question, la rencontre Lacan Levinas.

Le deuxième point, la rencontre manquée entre Lacan et Levinas s’articule autour de « l’Autre ». L’approche de Levinas à partir de « totalité et infini » montre que dès que je parle, je fais totalité, vision du monde et rate par la même l’altérité. La distinction par Levinas du DIT et du DIRE recouvre étonnamment celle de Lacan entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé :

Lacan : Qu’on dise, reste oublié, derrière ce qu’on dit dans ce qu’on entend

Levinas : Il n’y a d’être que dans le dit
Il n’y a de dit que l’être
Le dire « existe » au dit, à l’ontologie, c’est un autrement qu’être

Ainsi chez Lacan comme chez Levinas l’autre pour garder son altérité (le tout autre) nécessite pour être pensé d’être évidé. Lacan en fait un lieu alors que pour Levinas, l’Autre, l’autrement qu’être, est un au-delà de l’être marqué par la transcendance :

L’autrement qu’être s’énonce dans un dire qui doit aussi se dédire pour arracher l’autrement qu’être au dit où l’autrement qu’être se met déjà à ne signifier qu’un être autrement

L’autrement qu’être concerne aussi bien le sujet que l’autre, tous les deux aussi insaisissables, oscillant sans cesse du dire au dit. On ne trouve pas chez Levinas d’équivalent conceptuel du phallus, mais ne pourrait-on pas dire qu’il est ce qui supplée à cette insaisissabilité de l’un à l’autre ? Nous retrouvons notre troisième point, pourquoi faire de l’autre un lieu et du sujet un pur effet de signifiant ? Si l’un comme l’autre ne se laisse pas dire, ni même écrire dans un mathème (l’autre, c’est l’expérience de l’inexpérience), ne signifie pas qu’ils soient un ensemble vide. Par contre rien ne s’oppose à concevoir le phallus comme un simple opérateur contingent, l’élément neutre des mathématiques.

Alain Paulay : a.paulay@wanadoo.fr