Nous avons été alerté, grâce à Francis Capron, de la fermeture d’un atelier de peinture dédié à la création de patients hospitalisés en service psychiatrique à Neuilly sur Marne.
Une vidéo et une pétition expliquant la situation sont visibles sur Youtube à l’adresse suivante : atelierdunonfaire.com.
Grâce à ce petit film de trois minutes, nous suivons la caméra qui chemine dans cet immense atelier, baptisé Atelier du Non Faire où sont exposées, accumulées, les œuvres de patients : toiles monumentales ou écritures sur les murs.
On y suit un infirmier psychiatrique, d’abord grâce à la voix off, précisant que 8000 œuvres ont été ainsi créées depuis de nombreuses années. Il nous fait part de sa consternation : c’est en effet sur décision de la municipalité de Neuilly sur Marne que cet atelier est voué à la disparition entrainant la destruction de toutes ces créations. À la place de l’atelier, il s’agit de construire des bâtiments pour faire des logements neufs, « aux surfaces lisses et belles comme des miroirs, lieu dans lequel la folie serait certainement dérangeante », précise-t-il.

À partir de cet appel à agir en faveur de la sauvegarde de ces œuvres, nous réfléchissons.

En fait, il semble que deux problèmes soient concomitants par rapport à la fermeture de cet atelier et à la perspective de ces créations qui seraient vouées à la destruction.

. Le premier est évidemment lié à la question politique : c’est pour rentabiliser un espace économiquement lucratif que cet atelier du « Non Faire », de la non efficacité ou non productivité, est mis au ban. Il s’agit de faire du beau à la place du déchet.
. Mais le second point, alors même qu’il est indirectement présenté dans le film, nous semble être le plus essentiel :
C’est la question de la trace et de l’archive. Et avec elle toutes ses ramifications problématiques :

Pourquoi garde-t-on, par l’archive notamment, une œuvre ? Plus largement, produire une archive n’est-ce pas certes supposer la non destruction, mais aussi et paradoxalement la destruction, puisque le fait même d’archiver induit une sélection ? Et précisément : selon quel critère sauve-t-on telle œuvre artistique plutôt que telle autre ? Certes, il y a la peur d’oublier et donc la nécessité de sauver, mais pour ce faire, ne s’expose-t-on pas à la perte ? Que veut-on fixer lorsque l’on conserve : est-ce un objet, une création ou plus largement un destin ? Ici, ne s’agissait-il pas de sauver un lieu de la folie où le morcellement, la souffrance et l’intériorité disloquée se transposaient dans des créations? « Folie furieuse » - selon l’expression de l’infirmier dans le film -, folie qui est ici proscrite pour ériger un lieu en miroirs aux surfaces lisses et belles où pourra seulement se refléter le « moi » rassemblé et rassurant de la « normalité », tandis que par ces œuvres les personnes traversaient le miroir de leur folie même.

Évidemment ces questions peuvent être éclairées par le travail de Jacques Derrida dans un ouvrage intitulé Mal d’archives Impressions freudiennes, publié chez Galilée en 1995.
Derrida travaille la question de l’archive à partir de celle de la pulsion de destruction telle qu’elle est pensée par Freud. Car, la pulsion de destruction travaille à détruire l’archive en travaillant à effacer ses propres traces, affirme Derrida.
La pulsion de mort est destructive d’archive. Or, c’est une pulsion qui échappe à la perception, sauf exception, ajoute Derrida. C’est-à-dire, sauf si elle se teinte, se déguise, se peint de quelques couleurs érotiques, sauf si elle transmet son simulacre érotique, si elle délaisse la perception pour de « belles impressions ». Impressions contre perceptions.
Il nous semble là que cette exception du simulacre érotique, pointé par Derrida comme une sorte de détour de la pulsion de destruction, fasse particulièrement écho à ce qui se joue dans ces œuvres d’art de la folie.

Nous poursuivons notre réflexion en tentant de spécifier ce qu’est la question de l’archive pensée par Jacques Derrida. Le philosophe comprend l’archive comme différant de la mémoire vivante. La mémoire est anamnèse, elle fait venir à, elle évoque. L’archive, elle, se situe au lieu de défaillance originaire de la mémoire. Alors que dans la mémoire il y a trace qui tout en s‘oubliant se conserve, dans l’archive il y a hypomnésie, c’est-à-dire nécessité de penser un dehors pour l’archive. Ce qui implique que l’archive travaille toujours et a priori contre elle-même, dans la mesure où, tout comme pour la compulsion de répétition, elle est vouée à la pulsion de destruction.

Avec la question de l’archive on pose donc aussi la question de la psychanalyse. Car seule la psychanalyse pense la pulsion de destruction comme la pulsion des pulsions.
Ces liens entre la question de l’archive et celle de la psychanalyse sont particulièrement bien éclairés par Pierre Macherey, professeur à l’Université de Lille 3, dans un article consacré à Mal d’archives Impressions freudiennes, article intitulé Entre grammatologie et psychanalyse : la problématique freudienne de l’archive selon Derrida.
La mémoire n’a pas « une simple fonction d’enregistrement ayant uniquement pour programme de garder en l’état des traces de ce qui a eu lieu », affirme Pierre Macherey. Il l’explique au-delà de Mal d’archives en citant le travail que fait Derrida à propos de Freud dans La scène de l’écriture, article publié dans l’ouvrage L’écriture et la différence :le travail de l’archivation à l’œuvre dans la mémoire « produit autant qu’elle enregistre l’événement. », affirme Derrida dans L’écriture et la différence. Elle introduit une supplémentarité dans l’après-coup.
Elle suppose donc la fin de la métaphysique de la présence -dans laquelle Freud est encore retenu prisonnier selon Derrida - puisque la trace est aussi « l’effacement de soi, de sa propre présence, elle est constituée par la menace ou l’angoisse de sa disparition irrémédiable, de la disparition de sa disparition. (…) Cet effacement est la mort elle-même et c’est dans son horizon qu’il faut penser non seulement le « présent » mais aussi ce que Freud a sans doute crû être l’indélébile de certaines traces dans l’inconscient où « rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié » ».
De là, Pierre Macherey continue son travail de lecture de Derrida en travaillant le concept de la vie la mort dans lequel Jacques Derrida cherche à penser un au-delà du principe de plaisir tel qu’il est proposé par Freud. C’est en cela qu’en substance on peut comprendre cette idée d’un « sauf » à la pulsion de destruction : ce sauf de la pulsion de destruction lorsqu’elle se colore d’une érotique et qui préserve la vie « tant que ça dure ».
On peut se demander alors si cette exception, ce « sauf » ne sont pas ceux qui sont aussi retenus par Derrida lors des États d’âme de la psychanalyse en 2000. Derrida y travaille sur la lettre de Freud à Einstein intitulée Pourquoi la guerre ? Là, Freud pense une possible opposition à la pulsion de cruauté même si celle-ci ne connaît pas de fin. Derrida le dit ainsi : « Indirection, ruse du détour (Umweg), cela consiste, pour le dire trop vite, à faire jouer la force antagoniste d’Éros, l’amour et l’amour de la vie, contre la pulsion de mort. Il y a donc un contraire à la pulsion de cruauté même si celle-ci ne connaît pas de fin. Il y a un terme opposable, même s’il n’y a pas de terme qui mette fin à l’opposition. »


L’après midi nous échangeons à propos des projets spécifiques de la Société Psychanalytique de Tours :

. Après consultation d’un avocat, les statuts juridiques d’une Société Psychanalytique collégiale, pourvoyeuse de pensée, seraient à inventer. À suivre donc.
. Nous avons toujours pour projet de recevoir Hélène Cixous. La librairie La boite à livres serait d’accord pour lui consacrer une soirée ouverte au public. Nous pourrions alors nous organiser autour de cet événement.
L’esprit que nous voudrions apporter à ces rencontres serait de donner du temps à l’invité. Il nous paraît en effet essentiel de laisser la parole se déployer dans toutes les dimensions que souhaiterait aborder l’invité. Donner le temps étant, nous semble-t-il, ce qui pourrait au plus près servir l’idée du don, cela dans la mesure où personne ne possède le temps.
. Nous décidons de rédiger chacun une question à son adresse que nous nous soumettrons les uns aux autres lors de notre prochaine rencontre.
Nous choisissons de lire Jours de l’an et H.C. pour la vie, c’est-à-dire de Jacques Derrida.
Son séminaire donné à la Cité Universitaire Internationale sur Macbeth intitulé Les irréparables propose encore deux séances les samedis 9 mai et 13 juin. Certains d’entre nous vont s’y rendre.
. La recherche d’un caricaturiste qui croquerait nos réunions avance ! Par l’intermédiaire de la maison de la BD à Blois, nous espérons avoir des propositions de « candidatures ».