Il existe depuis quelques temps au Canada un mouvement qui tente de penser les liens entre la psychanalyse et Jacques Derrida. Ce mouvement s’exprime notamment à travers une revue nommée Psychanalyse et déconstruction. À l’instar de ce mouvement, nous voudrions, nous aussi, donner l'envoi à un nouveau départ pour la Société Psychanalytique de Tours et dans cette optique, fonder une nouvelle association.
Penser une nouvelle association, implique d’abord de renommer l’ancienne.
Ainsi, au nom « Société Psychanalytique de Tours », nous voudrions ajouter Psychanalyse et déconstruction.
Cela, afin de penser notre Société en un lien clairement assumé avec une certaine philosophie. Afin d’expliquer en quoi la psychanalyse et surtout la psychanalyse freudienne ont à voir avec ce que Derrida a essayé de penser sous le nom de déconstruction.

En effet, Derrida en tant que philosophe se présente comme l’héritier et « l’ ami de la psychanalyse ». Or selon lui, l’ami doit toujours garder la réserve ou le retrait nécessaires à la critique. L’ami de la psychanalyse doit notamment rester sur ses gardes face aux schémas métaphysiques à l’œuvre dans les projets freudiens ou lacaniens. Face à la psychanalyse, il faut donc un double geste : marquer ou remarquer chez Freud une ressource qui n’avait pas encore été lue, mais du même coup soumettre le « texte » Freud (théorie et institution) à une lecture déconstructrice.
En cette déconstruction, il s’agit en fait de rendre à la psychanalyse freudienne sa puissance révolutionnaire.
Et pour ce faire, il faut réaffirmer une raison « sans alibi ». C’est-à-dire reconnaître l’élan du coup d’envoi freudien qui relance la question d’une responsabilité « sans alibi ». La responsabilité d’un sujet qui au lieu d’être conscient de lui-même, répondant souverainement de lui-même devant la loi, est en fait un sujet reconnu « divisé, différencié qui ne se réduit jamais à une –intentionnalité consciente et réfléchie, un sujet qui installe progressivement, laborieusement toujours imparfaitement les conditions stabilisées – c’est-à-dire non naturelles, essentiellement, à jamais instables –de son autonomie : sur le fond inépuisable et invincible d’une hétéronomie. Freud nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité. »

Mais rendre à la psychanalyse sa puissance révolutionnaire doit également passer par le fait de revisiter les concepts freudiens. En effet, selon Derrida ces concepts demeurent dépendants d’un héritage métaphysique. Déconstruire l’appareil conceptuel freudien consiste à défaire le positivisme et la substantialisation à l’œuvre dans les grandes instances métapsychologiques.

Par exemple :

- La question du sens : pour que le sens (d’une histoire, d’une vie, d’une épopée, etc.) puisse se réaliser progressivement au travers des subjectivités spécifiques et donc puisse se transmettre de générations en générations, il faut qu’il soit écrit, c’est-à-dire inscrit en une archive qui risque à chaque instant de l’abimer définitivement (l’archive ici peut avoir un support matériel, mais peut se penser comme Freud pensa l’inconscient) .
Le sens, donc ne se trouve pas, il se retrouve et pour se retrouver il se doit d’être réactivé ou remis à jour des décombres de l’histoire (singulière ou officielle, privée ou publique), quête archéologique magnifiquement entrevue par Freud, quête archéologique qui, à elle seule, inaugure d’une nouvelle conception du temps comme d’un éclairage nouveau concernant la mémoire qui ne pourra plus jamais se vivre dans l’immédiateté d’un sens présent, mais en différance ou en différé malgré l’apparente fulgurance de son intuition.
Cette crise de la présence à soi ou crise de la conscience est décrite dès les premiers instants par Platon qui déjà distingue la mnémé (mémoire liée à la parole) de l’hypomnésis (trace écrite) - Cf : La pharmacie de Platonde Derrida -, crise que la linguistique saussurienne reprend à son compte en surlignant la force du signifiant exploitée à son tour par Lacan et la primauté du signifiant qui à lui seul ne vient nullement régler ou amoindrir la crise de la présence et celle du sens déterminé par tout acte langagier.
La question du sens dans cette métaphysique de la présence reste donc dépendante du langage sans tenter d’aller au-delà des limites du langage.
Cet au-delà des limites du langage est précisément ce que Derrida tente de mettre à jour pour le déconstruire. La déconstruction « suspecte l’autorité du langage » en introduisant la question de la trace qui n’est pas encore langage et qui n’est pas plus humaine qu’animale. C’est cette mise en mouvement ou ce mouvement pulsionnel que la déconstruction tente de mettre à l’œuvre : pulsion anamnésique de remontée vers l’origine (l’ana de l’analysis, ou la pulsion généalogique de la déconstruction) tout en déconstruisant aussi le généalogique (la lysis de l’analysis).
Au cœur du travail déconstructif comme au cœur du travail analytique la divisibilité opère d’une souveraineté sans pouvoir.

- Cette question de la divisibilité ici rencontrée à propos du travail déconstructif en général se déploie avec force et évidence dans le thème, cher à Derrida, de la correspondance, correspondance d’un autre à un autre, d’une lettre à l’autre et qui en son temps a lancé l’épineuse question de la destination de la lettre. Pour faire vite et concis voici ce que de cette question l’on peut en écrire sachant que cette partielle conclusion n’en est pas une, mais qu’elle pourrait de part la clarté de son énoncé servir de base à un débat plus nourri.
« Toute adresse à l’autre et, conséquemment, toute correspondance, toute apostrophe, parce qu’elles ne dérivent pas d’une origine assignable, peuvent toujours ne pas arriver, manquer leurs destinataires. Le texte de La Carte Postale en son ensemble inscrit, d’un voyage à l’autre, la « destinerrance » de l’inscription même. Libéré de toute mise en demeure, l’événement de l’abord de l’autre en général doit paradoxalement sa chance à la possibilité de manquer son but. »

- Le concept d’analyse :« Sous le vieux nom, sous le paléonyme « analyse », Freud n’a certainement pas introduit ou inventé un concept tout neuf, à supposer qu’une telle chose existe jamais. Qui, fors Dieu, a jamais créé, ce qui s’appelle créé, un concept ? Il lui a bien fallu, à Freud, et d’abord pour se faire entendre, hériter de la tradition. Il lui a fallu garder en particulier les deux motifs constitutifs de tout concept d’analyse.
La concurrence de ces deux motifs figure dans la figure même de la langue grecque, à savoir de l’analuien. C’est d’une part ce qu’on pourrait appeler le motif archéologique ou anagogique tel qu’il se marque en ana (remontée récurrente vers le principiel, le plus originaire, le plus simple, l’élémentaire ou le détail indécomposable) ; et d’autre part un motif qu’on pourrait surnommer lythique, lythologique ou philolythique, marqué dans la lysis : décomposition, déliaison, dénouement, délivrance, solution, dissolution ou absolution, et du même coup achèvement final ; car ce qui double le motif archéologique de l’analyse, c’est ici un mouvement eschatologique, comme si l’analyse portait la mort extrême et le dernier mot, de même que le motif archéologique en vue de l’originaire se tournerait vers la naissance. »
C’est dire qu’il n’est pas possible de demeurer avec l’idée que l’analyse puisse ouvrir sur une solution, sur un dénouement.

Ainsi, penser une Société Psychanalytique en terme de Psychanalyse et déconstruction, suppose que l’on ait rompu, déconstruit cette idée métaphysique, ce fantasme d’une ressaisie de l’originaire ainsi que le désir ou le fantasme de rejoindre le simple, quel qu’il soit.
Or, cela implique notamment que l’on réaffirme l’idée d’une analyse sans fin, sans guérison, sans dénouement possible.
Car, « c’est parce qu’il n’y a pas d’élément indivisible ou d’origine simple que l’analyse est interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc l’impossibilité d’arrêter une analyse, comme la nécessité de penser la possibilité de cette indéfinité, telle serait peut-être, si on y tenait, la vérité sans vérité de la déconstruction. »
De même, penser une psychanalyse à l’aune de la déconstruction nécessite de redéfinir ce que serait une pensée autre-ment.
La pensée n’est pas ce que la logique, sous couvert de la force du logos et du concept, prétend qu’elle est. Elle n’est pas une succession logique de type philosophique : « le premier est cela, le second est cela, donc le troisième et le quatrième cela ; et que si le premier et le second n’existaient pas, le troisième et le quatrième n’existeraient pas davantage ». Ce raisonnement for prisé par tous les étudiants en philosophie de tous les pays, n’a permis à aucun d’eux de penser véritablement.
Car la véritable pensée est « comme un métier de tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup : le philosophe entre ensuite, voici le retard du philosophe, du tard-venu qui analyse après-coup et dont les étudiants n’apprendront jamais le secret du devenir tisserand ni d’ailleurs, par définition, et pour cause d’allergie essentielle, aucun secret. »
Il n’y a donc pas au final de solution à atteindre ni dans la pensée, ni dans aucune analyse. Car trouver une solution implique la dissolution. Ce serait délier, dissoudre le lien, mais aussi donc cela renverrait au « désengagement, dégagement ou acquittement (par exemple de la dette), et de la solution du problème : explication ou dévoilement. La solutio linguae, c’est aussi la langue déliée. »

Concrètement, cette re-nomination de notre Société Psychanalytique aurait plusieurs conséquences :

. Repenser les statuts de l’association (un statut collégial).
. Faire un texte pour présenter les intentions qui prévalent à ce changement de nom.
. Repenser la question de la responsabilité et plus spécifiquement celle des textes produits par la Société Psychanalytique : doivent-ils être signés pour répondre de cet engagement ?