Louis Althusser ou « L'impossible objet de la mélancolie ».

  • Ce groupe de recherche se réunit une fois par mois depuis le 23 mars 2013.
  • Prochaines réunions : le 28 Janvier de 11h à 15h30, au 2, rue Paul-Louis Courier (à l'angle de la rue des Tanneurs) à Tours..
  • Inscription préalable auprès de Francis Capron : 02 47 66 90 73.
  • Accès libre aux adhérents après inscription ; 65€ pour les personnes extérieures à la Société.




Rencontre du 22 Février 2014

Francis Capron annonce la possible venue de René Warq, ancien professeur de l'Université de Tours pour nous donner un cours sur Marx.

Nous lisons le texte Freud et Lacan article écrit en janvier 1964, extrait des Écrits sur la psychanalyse de Louis Althusser (Édition Stock/Imec 1993)

Aux dires de Louis Althusser lui-même, ce texte est une intervention philosophique dans le Parti communiste français pour y faire reconnaître la scientificité de la psychanalyse, l'œuvre de Freud et l'intérêt de l'interprétation de Lacan. Il s'agissait alors d'un combat car la psychanalyse avait été officiellement condamnée dans les années 1950 comme « une idéologie réactionnaire ».

À cette accusation, Althusser répond par le fait que la psychanalyse a un objet propre qu'il convient de circonscrire. Voici sa magnifique définition de l'objet de la psychanalyse : « Un des « effets » du devenir-humain du petit être biologique issu de la parturition humaine : voilà en son lieu l'objet de la psychanalyse qui porte le simple nom de l'inconscient. » p. 35

Mais rendre à la psychanalyse son objet ne peut se faire sans une élucidation épistémologique, c'est-à-dire sans la reconnaissance du caractère spécifique que la psychanalyse entretient, via son rapport à la connaissance, avec la pratique, la technique et la théorie.

Pour ce faire, il convient aussi selon Althusser de se confronter au paradoxe de toute science : la psychanalyse, comme n'importe quelle science, ne peut pas penser ses découvertes et sa pratique en dehors des concepts importés, empruntés à la philosophie, notamment : conscience, pré-conscient, inconscient, « plus encombrants que féconds, car marqués par une problématique de la conscience, présente jusque dans ses restrictions. » p. 27

C'est pourquoi la psychanalyse est déjà vieille de ses préjugés avant même que d'avoir pu naître à elle-même.

Cela est amplifié par le fait que la Raison Occidentale ne consent à la reconnaître, ou plus exactement à « conclure un pacte de co-existence pacifique avec (elle), que sous la condition de l'annexer à ses propres sciences ou à ses propres mythes. » p. 31

Cela a évidemment eu pour conséquence une mythification de la psychanalyse.

Ainsi, selon Louis Althusser, seul Lacan a permis de penser vraiment les concepts de la psychanalyse.

Car, refusant précisément d'enfermer la psychanalyse dans des discours déjà constitués, Lacan eut à cœur de repenser un langage de la psychanalyse : celui de la passion contenue ou plus exactement d'une « contention contenue du langage », dont l'objectif est de désamorcer les coups assénés par toutes les autres corporations, dont l'intention était d'écraser cette nouvelle science aux aspects hautement menaçants pour elles, dans la mesure où la psychanalyse risquait « d'entamer des frontières existantes, donc de remanier le statu quo de plusieurs disciplines. » p.33

Au reste, Lacan utilise « dans la rhétorique de sa parole, l'équivalent mimé du langage de l'inconscient qui est comme chacun sait, en son essence ultime, « witz », calembour, métaphore ratée ou réussie : l'équivalent de l'expérience vécue dans leur pratique qu'elle soit d'analyste ou d'analysé. » p. 34

Face à ce texte, nous nous interrogeons sur plusieurs points :

. Il existe un impossible : faire d'une nouvelle science une science pure qui pourrait se constituer en dehors de tout héritage.

C'est face à cet impossible que les dissensions entre philosophie et psychanalyse demeurent encore vives aujourd'hui. Cette annexion pointée par Althusser de la psychanalyse par la philosophie est encore à l'œuvre dans certaines réactions face à nos engagements idéologiques à la Société Psychanalytique : penser les rapports de la psychanalyse avec la politique ou la philosophie dans une assemblée de psychanalystes, serait ne pas parler de psychanalyse.

Or, Althusser est précisément celui qui pense l'articulation de ces trois lieux de la pensée.

Il est ici profondément intéressant de montrer qu'il ne cessera de le faire à partir même du refus d'une quelconque annexion de la psychanalyse par ce qui n'est pas elle. Ce texte Freud et Lacan en témoigne.

Car cela est indéniable : la philosophie et la psychanalyse n'ont pas le même objet. Ne serait-ce que sur le plan épistémologique.

L'une pense la science ou la connaissance en terme d'abstraction face au réel. Dans la philosophie de tradition idéaliste, et kantienne en particulier, il convient de connaître à partir d'un « sujet connaissant », dont l'esprit possède en lui-même les conditions de possibilité a priori, conditions transcendantales de l'expérience, c'est-à-dire des cadres a priori de la connaissance ; cadres de l'esprit qui sont des formes ou des structures – nommées par Kant catégories de l'entendement, comprenez : « grands concepts » –, dans lesquels viennent se ranger et s'ordonner les matériaux sensibles de la connaissance, eux-mêmes confus et désordonnés. Autrement dit, se plaçant au-dessus du réel, séparé de lui, le dominant par un pouvoir de synthèse et d'activité de l'entendement, le sujet de la connaissance, dicte ses lois à la nature : « l’entendement ne puise pas ses lois dans la nature mais les lui prescrit » Kant Critique de la raison pure – Préface de 1787. Kant définit ainsi l'acte de connaître : « Subsumer le divers sensible sous des catégories a priori. »

À l'inverse, Althusser, s'adressant à Franca dans une Lettre du 21 février 1964, affirme un autre de la philosophie : « comme expérience directe, extraordinaire, du contact à vif avec certaines réalités insoutenables normalement, je veux dire insoutenables au contact quotidien que les gens ont avec la vie : ces histoires de vie et de mort, dont quelque chose avait passé dans ce texte sur Lacan que je t'ai laissé (il relate ici à Franca la sorte d'état hallucinatoire dans lequel se produit son écriture de l'article Freud et Lacan). Chose assez étrange, quand j'y pense. J'ai vraiment vécu plusieurs mois avec une extraordinaire capacité de contact à vif avec des réalités profondes, les sentant, les voyant, les lisant dans les êtres et la réalité comme à livre ouvert. Souvent repensé à cette chose extraordinaire, – en pensant à la situation de ces quelques rares dont je vénère le nom, Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud et qui ont dû nécessairement, avoir ce contact pour pouvoir écrire ce qu'ils ont laissé : autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette énorme pierre tombale qui recouvre le réel... pour avoir avec lui ce contact direct qui brûle encore en eux pour l'éternité. » p.17

Philosophie et psychanalyse, sont ici mises dos à dos, mais se faisant face par un jeu de miroirs dans lesquels viennent se refléter les questions du sujet, du langage, du rapport que l'un et l'autre entretiennent avec le réel.

Et les miroirs se répondent à l'infini : au concept de sujet un et universel de la philosophie, la psychanalyse rétorque celui de sujet divisé. À celui de réel soumis aux pouvoir de l'entendement et de la raison, Lacan réplique un Réel impossible à cerner. Au langage déjà reconnu par la linguistique comme séparé de ce qu'il désigne, la psychanalyse pense un inconscient structuré comme un langage où vient se redoubler encore le « non-rapport identique au rapport entre le discours verbal du sujet et le discours de l'inconscient ».

Questions de discours qui eux aussi sont décalés tant ils parlent de la même chose sans adéquation possible d'un rapport commun à la chose.

. Au final, ces questions ne pourraient-elles pas être repensées au cœur d'une réflexion sur le concept même d’idéologie ?

Ou plus exactement celui de « malentendus idéologiques », apporté presque brutalement dans le texte d'Althusser, mais qui vient faire surgir avec force la question du En droit au cœur de la psychanalyse. Cette question, selon Althusser la plus originale de Lacan, est sa découverte.

« Ce passage de l'existence (à la limite purement) biologique, à l'existence humaine (enfant d'homme), Lacan a montré qu'il s'opérait sous la Loi de l'Ordre que j'appellerai Loi de Culture, et que cette Loi de l'Ordre se confondait dans son essence formelle avec l'ordre du langage. » p.38

Qu'il y ait malentendu induit qu'il y a ratage, mais en même temps soumission à l'Ordre symbolique et par là même, soustraction à la satisfaction imaginaire de la relation duelle « œdipienne ».

Ne pourrait-on pas faire un pas de plus et oser penser une structure ternaire – quand le tiers se mêle et bouleverse en intrus, mais permettant à la psychanalyse de dire je, tu, il, elle, autrement dit de lui apporter sa spécificité – ? Ce tiers qui pourrait être pensé entre philosophie et psychanalyse : ne pourrait-il pas être apporté par la politique comme pensée d'une organisation de la communauté ?

L'idéologie – système d'idées propres à une époque, un groupe social ou une société – , n'est-elle pas précisément ce qui vient penser la délimitation d'un champ de pensée au sein d'un cercle communautaire, mais aussi mouvement en gravitation avec d'autres systèmes se rejoignant parfois, s'excluant souvent, telle l'amitié définie par Nietzsche comme une constellation d'étoiles :

« Amitiés d'astres – Nous étions amis et nous sommes devenus l'un pour l'autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous le cacher ni nous le voiler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route ; nous pouvons nous croiser et célébrer une fête ensemble, comme nous l'avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si calmes dans un seul port, sous un seul soleil, et l'on pouvait croire qu'ils étaient à leur but déjà, qu'ils n'avaient eu qu'un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés dans des mers différentes, sous d'autres rayons de soleil et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — ou peut-être nous reverrons-nous, mais ne nous reconnaîtrons-nous point : les mers et les soleils différents nous ont transformés ! Qu'il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c'est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifiée davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! II y a probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent ins¬crits comme de petits chemins à parcourir, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre faculté de voir trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité. — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d'étoile, même s'il faut que nous soyons ennemis sur la terre. » Le gai savoir Aphorisme 279.



Rencontre du 17 Janvier 2014

. Nous réfléchissons sur le parallèle possible entre les événements politiques autour de la médiatisation de la vie privée de François Hollande et le meurtre d'Hélène que l'on pourrait interpréter comme étant le dernier acte politique de Louis Althusser.

En venant rayonner sur la scène publique, par le biais de sa vie privée, l'homme n'est plus considéré de la même façon.

Althusser, par exemple, dès lors qu'il a commis le crime, n'est plus estimé en tant que philosophe, mais comme un « fou ». Il n'est qu'à voir la Préface faite par Bernard Henri-Lévy à la réédition des Lettres à Hélène, dans laquelle il insiste davantage sur la folie ou le non professionnalisme d'Althusser – ne préparant pas ses cours, n'ayant pas la puissance intellectuelle qu'on lui reconnaît, travaillant peu et « grappillant » dans les ouvrages plutôt que lisant vraiment les auteurs – pour constater combien l'oeuvre d'un homme parait dérisoire face à la réputation que lui octroie sa vie personnelle.

Avant qu'Althusser ne tue Hélène, s'interrogeait-on sur une éventuelle absence de pertinence de son œuvre philosophique ? Son Pour Marx, n'est-il pas remarquable au niveau de la construction, de la puissance et de la cohérence de sa pensée ?

De même, qui peut prétendre lire ou travailler vraiment en profondeur? La profusion des écrits philosophiques est telle : qui peut affirmer embrasser là une quelconque totalité ?

Enfin, plus largement, tout philosophe ne participe-t-il pas d'une certaine folie, celle de l'extravagance, notamment ?

Éric Marty l'affirme à propos de Nietzsche :

« L'exemple de Nietzsche nous montre combien la folie peut être encore philosophie, de la grande philosophie. Si la folie de Nietzsche ne nous rebute pas, c'est qu'il s'est agi là d'une folie grandiose, noble et démesurée et que cette folie demeure envisageable ou au moins interprétable à l'intérieur du champ conceptuel progressiste qui fait du fou une victime, et qui, au travers de son silence, une fois la crise foudroyante passée, transforme le philosophe en un de ces « suicidés de la société ». »

Enfin, dans ces médiatisations d'événements de la vie privée, ne peut-on pas retrouver le « débat » philosophique entre Calliclès et Socrate, dont Platon rend compte dans le Gorgias ?

À la « vulgarité » de faire de la philosophie, ce qui ne consiste pour Calliclès qu'à venir combler une impuissance du désir et à passer sa vie dans une retraite à chuchoter, Calliclès oppose « la belle science des affaires » qui donne la réputation d'un habile homme. Calliclès conseille à Socrate : « Prends pour modèle non pas des gens qui ergotent sur ces bagatelles, mais ceux qui ont du bien, de la réputation et mille autres avantages. » Platon Gorgias 485 c – 486 c. Le chuchotement d'un philosophe est à peine audible. Le retentissement du crime, de la folie et de certaines aventures amoureuses est assourdissant.

Ainsi, n' y a t-il pas dans cette mise en pâture de la vie privée un alibi de transparence, là où il faudrait davantage voir une intrusion du public au cœur de la vie privée ?

Nous constatons alors combien il est encore nécessaire de penser cette distinction entre espace public et espace privé.

Car, si on pense habituellement que l'espace privé se rétrécit, ne faudrait-il pas plutôt dire que c'est l'espace public qui se dilue ?

La psychanalyse a quelque-chose à dire à ce propos, comme l'a déjà fait Derrida dans Politiques de l'amitié.

. Nous revenons sur le Pour Marx de Louis Althusser : certains pointent le vocabulaire quelque peu daté de Marx : « la lutte des classes », « la dictature du prolétariat »...

Mais peut-on réduire Marx à cela ? Pour éviter cet écueil, ne faudrait-il pas que nous étudiions Marx correctement ? Ne faudrait-il pas inviter quelqu'un qui pourrait venir nous parler de Marx ? Peut-être Jacques Rancière ou Étienne Balibar ?

De même, nous évoquons la IIIème République, avec la Commune : époque qui a beaucoup intéressé Marx et Engels. Il y a eu alors en France, une certaine réponse à la demande communautaire, qui s'est exprimée ensuite par le droit d'association et le syndicalisme, notamment. Mais, ce qui nous intéresse vraiment, c'est en quoi Marx, Nietzsche et Freud sont des maîtres du soupçon. Il faut aller voir à ce propos la conférence faite par Michel Foucault au sujet de ces maîtres.

. Nous discutons le titre proposé pour les Journées de Tours 2014 :

Louis Althusser : l'ami de la psychanalyse.

Si la question du titre se pose, c'est parce que l'on peut se demander si Althusser est vraiment un ami de la psychanalyse. À l'écoute de la lecture d'un extrait des Écrits sur la psychanalyse, à propos de la dissolution de l'École freudienne, on peut constater son ton qui déborde d'une certaine violence.

En substance, il fustige les psychanalystes, les accuse d'avoir tous peur, de trouver en Lacan celui qui tient lieu de mère. Il harangue les analystes en leur demandant de penser surtout aux analysants, ce qui ne serait jamais vraiment le cas.

À partir de cette lecture, nous rappelons qu'Althusser parle de sa place de philosophe, il est dans une posture à la fois d'intériorité et d'extériorité. En fait, il fait intrusion, au cœur de la psychanalyse en tant que philosophe. Situer Althusser en regard de la pratique analytique semble donc intéressant.

C'est pourquoi le rapport entre Althusser et la psychanalyse est ambigu. S'agit-il d'amitié ?

On peut par là, interroger la question de l'amitié et en particulier l'amitié en psychanalyse : est-ce un milieu où l'on se fait beaucoup d'amis ? À ce propos, Derrida peut encore être éclairant.

Dans l'argument qui sera proposé aux prochaines Journées de Tours, il nous paraît donc important d'évoquer Derrida à côté d'Althusser.

. Nous proposons une mutualisation de nos lectures. Stéphanie Gross qui est en train de lire Histoire de le psychanalyse en France d'Élisabeth Roudinesco, nous propose de nous rendre compte des traces d'Althusser qu'elle trouve dans cette oeuvre.

. Pour créer une dynamique qui ne soit pas seulement interne à la Société Psychanalytique de Tours, nous voudrions nous mettre en contact avec la Société Internationale de Psychanalyse et de Philosophie, dont sont membres Cyrille Deloro et Monique David-Ménard.

De même, nous maintenons notre intention d'organiser un travail sur les concepts de la philosophie en direction de la psychanalyse. Ce projet pourrait se mettre en place à Paris.



Rencontre du 14 Décembre - Dans l'après-coup des Journées de Tours 2013

Chantal Wittenberg, notre présidente, ouvre la rencontre : elle propose, - à la lumière de ce que Jean-Claude Milner a dit de la démocratie sur l'agora - que chacun prenne la parole pour dire son sentiment à propos de l'édition des Journées de Tours 2013. « Tous se taisent sauf un » affirme Jean-Claude Milner, ce qui implique pour les autres la patience et le silence.

Nous commençons par saluer le gros travail d'organisation des Journées effectué par Chantal et Nicolas Wittenberg et nous les en remercions.
Nous apprécions comme toujours, le côté très convivial qui caractérise ces Journées.
Nous sommes satisfaits du fait que le dimanche après-midi ait été libéré. Cela permet de dire que cette édition est la plus équilibrée au niveau de la répartition du temps, notamment.

Il semble que cette année la sensation d'hermétisme face à des interventions très techniques ou spécialisées ait été moins ressentie : les discours sont de plus en plus entendus pour certains d'entre nous. Il y a le sentiment, pour la plupart d'entre nous, que ces Journées ont parlé très principalement de psychanalyse.
De même, la parole et la pensée ont davantage circulé durant ces Journées que lors des précédentes éditions. Il y a eu notamment une intensification du débat du côté du public qui a participé activement. La discussion s'est déroulée depuis le samedi matin jusqu'au dimanche après-midi dans une sorte de continuum, une montée en puissance de la réflexion qui a permis d'intensifier et donc de spécifier la question du rapport entre politique et psychanalyse. Il semble que nous ayons suivi un fil qui ne s'est pas rompu et qui même a permis de « tisser » une pensée.

Il conviendrait peut-être de revoir le rôle des discutants :
La discussion doit-elle seulement proposer une ouverture comme simple questionnement à l'adresse de l'intervenant, dans la réaction immédiate d'une parole qui n'ait pour but que de mettre en mouvement la discussion ou faut-il qu'il s'agisse d'une sorte d'intervention préparée ?
Trop lire, trop préparer une intervention en tant que discutant enlève la spontanéité de la pensée qui est mouvement, dynamique, réaction.
Cependant, il semble que la meilleure façon de faire honneur au travail de l'invité soit de travailler en amont son texte dans le but de le mettre en valeur. De même, la pensée rigoureuse nécessite une préparation écrite qui implique un travail de recherche autour des réflexions de l'intervenant. Sans cela, le questionnement peut perdre de sa pertinence et ne se distingue plus des questions du public. A être trop réactive, la pensée risque d'être superficielle.

Les Journées de Tours ont été ressenties comme stimulantes intellectuellement.
Les Journées de Tours font travailler en amont : pour préparer les discussions, des lectures sont faites longtemps à l'avance et sont extrêmement intéressantes.
De même, il y a un grande satisfaction à avoir pu envisager ensemble les questions de la philosophie, de la psychanalyse et de la politique : il faut absolument continuer dans cette spécificité qui est centrale en psychanalyse, notamment chez Castoriadis.
Mais les Journées font aussi travailler ensuite : il y a une envie, à l'issue des Journées, d'explorer les questionnements proposés par les intervenants afin d'élargir encore davantage le champ de la compréhension

Ainsi, on ressort des Journées de Tours avec de nombreuses questions.
Notamment :
. comment la psychanalyse se situe-t-elle face à la question de l'hospitalité : quelle place pour les sujets accueillis en soin ?
. qu'est-ce qu'une prise de parole pour la psychanalyse : quel rôle doit-elle avoir face aux problèmes sociétaux ?
. la question de la contradiction entre une psychanalyse qui ne doit pas s'ériger en puissance et qui doit tout de même prendre place dans le politique. Comment la psychanalyse peut-elle concrètement se positionner pour exister politiquement ? Doit-elle aller au front comme le suggérait Sophie Gosselin dans son intervention ?

L'objection d'un contenu trop philosophique, trop confidentiel est avancée :
Cette confidentialité de l'entre-soi est ressentie comme agaçante par certains d'entre nous. De même, une impression que « ces » intellectuels ne s'entendent pas toujours entre eux. Cela renvoie alors à une question de fond : comment donner à entendre ce que l'on veut faire entendre ? Faut-il être plus pédagogique ?

Il semble que la véritable question soit plutôt : à qui s'adresse-t-on ?

En effet, devant le peu de participants, la question n'est plus alors de savoir comment l'on peut faire pour attirer davantage de monde, mais plutôt : à qui doit-on s'adresser, qui a le désir aujourd'hui d'entendre penser, d'entendre la pensée ?

C'est une question de fond. Car tout d'abord, penser une psychanalyse sans philosophie, sans littérature ou politique, ce serait vouloir penser une psychanalyse « pure ». Or, la psychanalyse contrairement à ce que voudrait en faire l'héritage lacanien, n'est pas une discipline autonome, qui s'auto-engendrerait. Elle est ouverte aux vents qui l'enrichissent de leurs apports.
Et quand bien même un statut de clandestinité s'annoncerait pour la psychanalyse future, cela ne pourrait être qu'un bien, comparé à l'effet de mode qu'elle pouvait avoir dans les années 70 et qui ne faisait qu'accroître le risque de son usurpation.
Finalement, nous ne sommes pas là - et certainement pas nous à la Société Psychanalytique de Tours - pour répondre aux attentes de la vox populi.
Ainsi, et pour reprendre l'une des formules de Cyrille Deloro : « Plutôt que de se demander ce qui risquerait de tuer la psychanalyse, ne conviendrait-il pas plutôt de nous demander ce qui l'a fait perdurer jusqu'à aujourd'hui ? » Pour autant, il convient de se demander qui veut entendre penser, si ce n'est les psychanalystes ? Ne faudrait-il pas s'adresser à des chercheurs ? Ne devrait-on pas alors contacter des instituts de recherches ?
Mais, au final, ne serait-ce pas plutôt les analysants qui cherchent le plus à comprendre ? Ceux pour qui le transfert participe à l'envie de « saisir » ce qui se passe dans la cure et dans la pensée en général ?
Cela renvoie d'ailleurs aux questions absolument conjointes de l'hospitalité, du rayonnement politique du transfert, du fait que l'analyste est un militant, au front tous les jours, ouvrant, - grâce à « l'étayage » -, la parole de l'analysant à la dimension publique et le cas échéant à celle politique. Comment alors toucher les analysants ?
Peut-être en communiquant avec les analystes afin qu'ils informent leurs patients de ce que nous proposons. D'ailleurs, ne pourrait-on pas suggérer à certains analysants de venir avant les Journées de Tours, à des journées spécifiques de travail, autour de ce qui peut articuler les liens entre psychanalyse et philosophie, notamment. L'idée d'une étude des concepts de la philosophie en direction de la psychanalyse est toujours à l'horizon de nos projets.

Des réactions nous sont parvenues :
Celle d'une personne du public venant de Lille et qui propose un « jumelage » entre notre Société et leur association lilloise « Pas-tout ».
De même, Cyrille Deloro nous fait savoir que contrairement à ce qu'il rencontre traditionnellement dans les colloques de psychanalyse, il a trouvé « chez nous » une parole et une pensée libres qui font grandir la réflexion.

Pour terminer :
Nous voudrions nous inscrire, nous marquer dans notre spécificité à travers l'idée d'un « élitisme pour tous ».
Cependant, aller à contre-courant, opter pour un certain militantisme, penser la pensée autrement, ne rapportent pas.
Il faut être conscient de cet écueil et continuer à préférer la force d'une position du « dissensus » liée le cas échéant à une « logique guerrière » de résistance, plutôt que celle d'un consensus doxologique.
On peut alors citer Jean-claude Milner dans Les penchants criminels de l'Europe démocratique (p. 89) :
« La guerre (…) sollicite une pensée riche et de fait une herméneutique. Thucydide (…) a fixé les termes ; pas d'objet plus digne de compréhension qu'une guerre, et comprendre une guerre c'est accepter un axiome herméneutique majeur : non seulement il y a toujours une différence entre les causes vraies et les causes que l'on avoue, mais « la cause la plus vraie est aussi la moins avouée » ».

Nous avançons un projet pour les prochaines Journées de Tours, celles de 2014 :
« L'ami Althusser ».


Rencontre du 19 Octobre 2013

Nous nous étions séparés avec le projet de lire Pour Marx de Louis Althusser.

Cette rencontre consistera à mettre en commun nos approches de ce texte, à partir de l'Avant-propos d'Étienne Balibar rédigé en 1996 pour la réédition de Pour Marx et de la Préface, chapitre I de Pour Marx de Louis Althusser.

Il s'agit pour nous d'attirer l'attention sur Althusser philosophe, titre porté ici particulièrement haut et que rien ne peut venir contredire.

Nous commençons par la lecture du texte préparé par Francis Capron, que nous reprenons ci-dessous :

« Quelques remarques introductives pour notre réunion d’aujourd’hui :

D’abord le titre : Pour Marx !! C’est courageux (1965), efficace car performatif (soit que sa signification coïncide avec l’acte de sa profération). Nous n’avons jamais vu un livre de psychanalyse portant le titre « Pour Lacan » ou « Pour Freud » et pourtant l’empreinte religieuse de certaines théorisations psychanalytiques vont bien plus loin qu’un parti pris ou plus exactement que le parti pris du livre d’Althusser.

Parti pris ? Lequel ? Celui de Marx, mais aussi ou surtout celui de l’intelligence et de l’amitié.

Celui de Marx en tant que nom propre. Pour Marx est un appel au nom propre de Marx. Nom propre ici qui en appelle aux termes philosophiques dont on sait qu’ils n’ont aucune dénotation objective, cherchant perpétuellement à transcender comme le définissaient les logiciens médiévaux.

Celui de l’intelligence comme le souligne Étienne Balibar dans son avant-propos : « …. Je viens de relire Pour Marx. À chaque pas j’ai cru y reconnaître le travail de l’intelligence – quelles qu’en soient les limites, et si « surdéterminé » qu’il soit par ses propres conditions, par la contrainte de son « objet » et de ses « objectifs ». Il m’a semblé que ce travail avait été aussi une expérience, faite sur les textes et sur soi-même, incertaine de son résultat comme toute expérience véritable, et dont la tension propre se reflète dans la qualité de son écriture. Je ne crois pas que cette expérience eût été possible s’il ne s’était agi que de prendre un appareil politique au piège de mots et de noms, si prestigieux fussent-ils, auxquels il ne croyait même pas. Et nous le savions bien. C’est nous qui y croyions »

Nous pourrions commenter cette magnifique interprétation et témoignage sur l’expérience et la croyance, expérience collective, celle d’une communauté d’étudiants et de chercheurs qui n’osait pas s’avouer comme telle, celle d’une communauté impossible autour d’un objet commun, pensant le commun.

Celui de l’amitié enfin, puisque ce livre est dédié à …

« Jacques Martin, notre ami, qui, dans les pires épreuves, seul, découvrit la voie d’accès à la philosophie de Marx – et m’y guida. »

On ne peut s’empêcher alors de penser à ce lien amical entre Marx et Engels, l’un découvrant en France la classe ouvrière organisée, et l’autre découvrant en Angleterre, le capitalisme développé et une lutte des classes qui suivait ses propres lois, en se passant de la philosophie et des philosophes. L’amitié soudée par un phénomène, celui de la découverte, logique de l’expérience effective et de l’émergence réelle, logique de l’irruption de l’histoire réelle dans l’idéologie elle-même. Dédicace donc à Jacques Martin, notre ami, dit Althusser, qui fit émerger effectivement et réellement la philosophie de Marx dans la vie solitaire d’Althusser et qui par cette découverte pensa la philosophie de Marx comme une philosophie de la découverte et comme probablement une philosophie de l’amitié, l’amitié qui selon Aristote « est une communauté, et, comme il en est pour soi-même, il en va aussi pour l’ami : et tout comme, par rapport à soi, la sensation d’exister est désirable, ainsi il en ira pour l’ami. » (Éthique à Nicomaque 1170a28-1171b35).

On ne peut s’empêcher de faire un lien entre cette philosophie de la découverte du jeune Marx avec cette frénésie freudienne pour la découverte de l’inconscient, de cette « terra incognita » frayée et défrichée par Freud. Ce parallèle, ce rapprochement, nous pourrions le faire à bien des endroits du livre, Althusser parlant de la philosophie de Marx tel un Freud parlant de la psychanalyse. Par exemple, à la page 20, lorsqu’il écrit : « Philosopher, c’était recommencer pour notre compte l’Odyssée critique du jeune Marx, traverser la couche d’illusion qui nous dérobe le réel, et toucher à la seule terre natale : celle de l’histoire pour y trouver enfin le repos de la réalité et de la science accordées sous la perpétuelle vigilance de la critique ». Terre natale, terme ici employé par Althusser, terre promise terme suggéré par Freud dans sa correspondance à Jung, le parallèle est saisissant et ceci d’autant plus lorsqu’il évoque la « coupure épistémologique » réalisée par Marx, celle qui « liquide notre conscience d’autrefois ». Freud ne fera rien d’autre en limitant l’importance de la conscience…. D’ailleurs Lacan reprendra à son compte l’expression de Bachelard pour la psychanalyse.... »

Il convient donc d'insister sur l'idée « du » Pour Marx : c'est-à-dire de faire une lecture de cet ouvrage d'Althusser à l'aune de la question d'une fidélité à Marx passant par une approche philosophique des textes de Marx.

La lecture althussérienne de Marx consiste, aux dires d'Étienne Balibar dans l'Avant-propos rédigé en 1996 pour la réédition de Pour Marx : « à exporter les notions et questions issues de Marx dans tout le champ de l'épistémologie, de la politique et de la métaphysique. ». Pour Marx, Avant-propos, Étienne Balibar ; p.VI.

La démarche épistémologique qu'entreprend Althusser est particulièrement prégnante, dans la mesure où il tente de penser l'idéologie grâce à la distance que permet la posture du philosophe.

Penser scientifiquement (théoriquement) l'idéologie marxiste, tel est l'objectif de Louis Althusser.

Mais, c'est précisément à cet endroit que se situe l'impossible :

  • Car, le discours philosophique comme théorie philosophique ne peut que se confronter à l'engagement marxiste de « cesser de philosopher », c'est-à-dire de cesser de développer des rêveries idéologiques pour passer à l'étude de la réalité même.

Par fidélité à Marx, il convient de célébrer la mort de la philosophie en optant pour l'action. Pour Marx p.18 19

  • Car, quoi que l'on tente pour faire correspondre le mot et la chose, y compris dans une tentative de suturer le discours par la logique implacable d'un positivisme scientifique, il n'en demeure pas moins que l'idéologie est inextricablement présente dans la science. Déjà parce qu'on « ne choisit pas son commencement, Marx n'a pas choisi de naître à la pensée et de penser dans le monde idéologique que l'histoire allemande avait concentrée dans l'enseignement de ses universités » Pour Marx p.60. Ensuite parce que c'est une marque de la scientificité que de refouler sans cesse l'idéologie.

Or, selon Étienne Balibar dans Tais-toi encore, Althusser ! : c'est un « combat d'autant plus inexpiable qu'il n'oppose pas des adversaires extérieurs l'un à l'autre, mais des instances indissociables de la connaissance. »

Lutter contre l'idéologie est déjà idéologique. Habiter un discours, quel qu'il soit – y compris scientifique – est nécessairement un in media res.

Pourtant, Althusser ne capitule pas devant l'obstacle : en lecteur attentif de Bachelard, il ne peut que cautionner l'idée selon laquelle la science ne peut avancer que par le repérage puis le dépassement des obstacles épistémologiques :

« une mort pragmatico-religieuse, une mort positiviste de la philosophie ne sont pas vraiment des morts philosophiques de la philosophie. » Pour Marx p.19

C'est pourquoi, il ne cessera de revendiquer l'importance de pallier par son travail philosophique sur Marx, ce qu'il appelle « la misère française », c'est-à-dire : « l'absence tenace, profonde d'une réelle culture théorique dans l'histoire du mouvement ouvrier français. » Pour Marx p.15

À ce moment de notre réflexion, nous ne pouvons que noter combien ce double mouvement de refus de l'obstacle et de revendication d'une culture théorique qu'exige Althusser face à la lecture de Marx, est celui dont nous devrions nous inspirer à propos de la psychanalyse :

En effet, la psychanalyse se doit de ne pas capituler devant l'obstacle, celui que brandit devant elle le positivisme cognitiviste de la psychothérapie actuelle, lorsqu'elle lui oppose l'argument de l'efficacité.

De même, elle se doit de revendiquer l'importance d'un ancrage de la psychanalyse dans la théorie philosophique, c'est-a-dire de penser la psychanalyse dans la distance épistémologique que le regard de la philosophie apporte sur toutes choses.

C'est à ces seules conditions que nous pourrons envisager un dynamisme de la psychanalyse – de la même façon qu'Althusser voulait renouer avec le dynamisme qu'apporte la relecture d'un Marx philosophe à la pensée.

Dans le même esprit : à trop se réclamer de la clinique, nous risquons de nous appauvrir en asséchant la source théorique que ne cessa d'apporter Freud. Certes, Freud voulait penser l'inconscient comme un concept scientifique, mais certainement pas au sens positiviste que lui octroient les neurosciences aujourd'hui, puisqu'il s'agissait de penser l'idée d'une science avec un objet insaisissable.

Objet insaisissable, sujet accueilli dans sa totalité subjective, tels sont les préalables à toute pratique de la psychanalyse, cela nécessitant une distance profonde ; telle est aussi la position d'Althusser dans sa lecture de Marx : repenser le marxisme dans une distance prise avec « notre provincialisme théorique, de reconnaître et de connaître ceux qui ont existé et existent en dehors de nous, et voyant ce dehors, de commencer de nous voir nous-mêmes du dehors, de connaître le lieu que nous occupons dans la connaissance et l'ignorance du marxisme, et ainsi de commencer à nous connaître. » Pour Marx p. 21

Le « connais-toi toi-même » de Socrate est, nous le constatons une fois encore, incontournable.

Mais, deux mille cinq cents ans plus tard, nous l'avons compris : c'est un supposé savoir puisqu'il s'agit d'une connaissance de soi qui passe par la position d'une disparition du sujet-analyste (du sujet-philosophe) : « disparaître dans son intervention ». Cette disparition n'étant pas ponctuelle, exceptionnelle, mais constamment à réitérer et à refaire, dans un procès infini.

L'histoire de la pensée marxiste et l'histoire de la psychanalyse sont ainsi spectaculairement ressemblantes. Balibar dans l'Avant-propos de Pour Marx, parle de trois constellations de notions :

  • Celle de coupure épistémologique entre une science qui parviendrait à saisir son objet et une science dont l'objet est insaisissable, à cause de son pouvoir d'illusion propre. Nous l'avons dit, marxisme et psychanalyse sont sur ce point face à la nécessité de se penser comme science de l'insaisissable.
  • Celle de structure à saisir dans une unité systématique, dans une « totalité », sur le mode d'une cause absente. On ne peut qu'être renvoyé à « l'inconscient structuré comme un langage. ». On ne peut que penser à la façon dont l'analysant veut trouver dans la cure une cause aux symptômes ou au mal-être. Or, s'il y a bien économie psychique qui produit tel ou tel symptôme, la lutte des pulsions reste bien intra-psychique, elle ne peut, en ce sens, être réduite à une cause objective externe. De même, chez Marx s'il est question d'un moteur de l'histoire donné par la lutte des classes, cette lutte se trouve dans l'organisation interne sociale, immanente, sans cause externe qui puisse réduire la complexité des structures interagissantes.
  • Celle enfin d'idéologie. Nous retrouvons ici l'analyse ci-dessus de l'impossibilité de construire un discours exempt d'idéologie : la conception althussérienne de l'idéologie permet à la philosophie de traverser le miroir de sa « conscience de soi » afin de comprendre que le discours philosophique est toujours un discours de l'hétéronomie face au champ conflictuel qu'il analyse. Autrement dit, la philosophie ne peut être autonome dans son discours, tant face au réel qu'elle cherche à saisir, que par rapport à l'idéologie qu'elle contient. Or, certains philosophes n'ont pas nécessairement conscience de cette absence d'autonomie.

Sans doute est-ce pourquoi la philosophie a obligation de se regarder dans le miroir de la conscience de soi : afin d'y débusquer l'inconscience de ses conditions d'existence.

C'est seulement à partir de ce regard qu'elle pourra se déconstruire et renoncer au fantasme de la complétude de ce que serait une analyse philosophique matérialiste, celle qui parviendrait par le discours à saisir l'objet dans sa complète réalité pratique.

Au fantasme de la toute puissance du discours philosophique (fantasme inconscient), la philosophie doit reconnaître (conscience de soi) que le discours a une puissance réelle mais finie, que plus l'on tente d'élaborer une philosophie matérialiste, plus l'idée que l'on puisse atteindre une philosophie matérialiste et sans distorsion nous échappe, recule.

Cette démarche de prise de conscience, d'introspection épistémologique, est celle que réclame toute démarche intellectuelle.

Une psychanalyse qui penserait pouvoir se passer de la philosophie est une psychanalyse qui refuserait de réfléchir à ses conditions d'existence, qui refuserait de prendre conscience de ce qui se joue dans l'inconscient de ses fantasmes et de son idéologie ou des idéologies qui la rejettent. Ce qui serait le comble !

La pensée marxiste et la pensée psychanalytique doivent ainsi aller ensemble, en ce que toutes deux, elles réfléchissent à leurs propres conditions matérielles de possibilité dans le champ de ce qui n'est pas elles, à savoir les pratiques dont elles sont issues.

Il convient de le redire avec Étienne Balibar : il faut être comme l'étaient Freud ou Spinoza, des « théoriciens de la « topique », c'est-a-dire de la position de la pensée dans le champ conflictuel qu'elle analyse », afin de reconnaître qu'il existe certes une puissance du discours, mais que cette puissance est finie, c'est-à-dire limitée.

Sans quoi nous risquerions de tomber dans cette « misère française » que regrette Althusser : celle d'un désert de culture théorique et de questionnement épistémologique. Se passer des philosophes pour les psychanalystes serait l'équivalent de ce qui s'est produit au parti communiste français lorsqu'ils ont cru pouvoir se passer des intellectuels.

C'est pourquoi, au final, repenser les liens entre philosophie marxiste et psychanalyse, c'est tenter de renouer avec le dynamisme de la psychanalyse.

Car penser le conflit en terme de processus pratiques, c'est pouvoir prendre conscience que viser la fraternité, l'amitié et la tolérance ne sont que des baumes stériles posés sur les symptômes de nos communautés. En d'autres termes, c'est refuser de voir ce qui est à l'œuvre dans toute communauté humaine et qu'il convient de penser : le meurtre originaire qui ne peut être résorbé dans le système des règles de la civilisation et par voie de conséquence qui ne peut conduire à fonder une source apaisée de l'autorité. À l'impossible de la communauté, il faut donc opposer la nécessité d'en interroger philosophiquement et psychanalytiquement « la clinique ».

Sans aucun doute, cet ouvrage d'Althusser Pour Marx se réclame de l'amitié. De cette sorte d'amitié que revendiquent Nietzsche et Derrida : une amitié qui passe par une lucidité sans compromis, où l'on ne se raconte pas d'histoire. C'est ce même credo du « sans compromis », qui sera à l'œuvre dans L'avenir dure longtemps.


Rencontre du 21 Septembre 2013

Notre rencontre pourrait s'intituler : Le renversement.

La reprise de notre groupe de recherche, en ce mois de septembre 2013, s'ouvre par la mise en commun des lectures estivales de chacun.
Le dernier livre de Laurent Seksik Le cas Eduard Einstein retient notre attention. L'histoire d'Eduard Einstein y est relatée : fils schizophrène d'Albert, il est mort seul dans une clinique psychiatrique de Zürich, abandonné par son père notamment.
Nous constatons que la paternité est souvent vécue de façon complexe par les penseurs brillants. Comme si la pensée était excluante du sentiment, ou plus exactement, « philophage ».

De l'amour filial à l'amitié, le pas peut être franchi pour montrer que le sentiment, celui de l'amitié donc, est également en question dans l'ouvrage de Derrida Politiques de l'amitié, Paris, Galilée 1994.

Derrida au Chapitre 3, intitulé « Cette « vérité » folle : le juste nom de l'amitié », interroge le rapport entre l'homme d'État et ses ennemis, par l'entremise d'une citation de Plutarque ¬– reprenant Xénophon – : « C'est le fait d'un homme sage de tirer profit des ses ennemis. ». Et pour mettre en perspective cette affirmation, Derrida cite la célèbre apostrophe d'Aristote : « Amis, il n'y a point d'amis ! », reprise dans toute la tradition et en particulier par Nietzsche.

Nietzsche, notamment, dans Humain, trop humain, I au paragraphe 376 intitulé Des amis, lance un appel vibrant à transformer les amis en ennemis :

« (...) Que le sol est incertain sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que les froides averses sont proches ou intempéries, que tout homme est solitaire ! ».
Nietzsche poursuit : celui qui s'affranchira de l'amertume que ce constat contient, pourra, plutôt que de s'écrier « Amis, il n'y a point d'amis! », s'avouer : « Oui, il y a des amis, mais c'est l'erreur, c'est l'illusion sur ta personne qui te les a amenés ; et il aura fallu qu'ils apprennent à garder le silence pour rester tes amis ; car ce qui assied presque toujours pareilles relations humaines, c'est qu'il y a un certain nombre de choses que l'on ne dit, que l'on n'effleure même jamais ; mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l'amitié s'en va derrière eux et se brise. Existe-t-il des hommes capables de n'être pas blessés à mort s'ils venaient à découvrir ce que leurs amis les plus intimes savent d'eux tout au fond ? – C'est en apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre propre être comme une sphère instable d'opinions et d'humeurs et ainsi à le mépriser quelque peu, que nous rétablirons l'équilibre avec les autres. Nous avons, c'est vrai, de bonnes raisons de faire peu de cas de chacun de ceux que nous connaissons, quand ce serait le plus grand ; mais de toutes aussi bonnes de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. – Et ainsi, supportons-nous les uns les autres, puisque aussi bien nous nous supportons nous-mêmes ; peut-être alors l'heure de joie viendra-t-elle un jour elle aussi où chacun dira :
« Amis, il n' y a point d'amis ! » s'écriait le sage mourant ; « Ennemis, il n y a point d'ennemis ! » s'écrie le fou vivant que je suis. »

Derrida rencontre de nombreuses voies de lecture dans « cette apostrophe renversante – et bouleversante – » qui convertit l'ami en ennemi.

Nous retenons trois de ces voies dont nous montrerons la logique ensuite :
Il affirme, premièrement, pour expliquer la dernière phrase de Nietzsche en italique, qu'à la sagesse testamentaire d'Aristote, Nietzsche oppose, fût-ce au prix de la folie, l’insurrection criante du présent vivant. « Le mourant meurt et se tourne du côté de l'amitié, le vivant vit et se tourne du côté de l'inimitié. » Le mourant est le sage contre le vivant qui est le fou. C'est dire qu'il convient de préférer la folie et la vie, de convertir l'ami en ennemi, cela afin de s'ouvrir au sens et à la vérité.
C'est ce que Derrida affirme ensuite : « Ce n'est pas de loin, nous l'avons vu, la seule fois que Nietzsche associe la pensée de l'ami-ennemi ou du frère-ennemi à la folie. À la folie tout court qui commence par inverser tous les sens du sens de l'autre sens. Car la folie tout court s'inscrit a priori dans le sens même du sens.»
La vérité de l'amitié est alors une folie de la vérité, elle n'a rien à voir avec la sagesse.
Car l'histoire de la philosophie n'a fait que tenter de nous faire croire le contraire en opposant traditionnellement la folie de la passion amoureuse avec la sagesse de l'amitié.
Il convient donc de reconnaître en l'ami et en soi-même, ce fondement fait d'instabilité, qui incline à l'inimitié ainsi qu'à quelque mépris, ce qui permettra peut-être de s'exclamer avec joie : « Ennemis, il n' y a point d'ennemis ! »

Derrida voit ensuite dans cette apostrophe de Nietzsche une responsabilité. Celle de l'aveu que l'on se fait à soi-même : se déclarer à soi-même, en silence, voire en secret – s'avouer, dit Nietzsche – l'« erreur » et l'« illusion » qui fondent l'amitié. Il faut garder le silence sur le sol incertain, sur l'abîme de nos amitiés, sur le fait « que la solitude est irrémédiable et l'amitié impossible ». Et, s'il faut se taire entre amis, c'est aussi pour ne pas dire cette vérité meurtrière.
Cette vérité, il faut la cacher car elle est mortelle, insiste Derrida. Et c'est là que repose la responsabilité de la taire.
« Et comme les amis savent cette vérité de la vérité (la garde de ce qui ne se garde pas), il vaut mieux qu'ils gardent le silence ensemble. Comme d'un commun accord. Accord tacite cependant par lequel les séparés sont ensemble sans cesser d'être ce qu'ils sont destinés à être – et sans doute le sont-ils encore plus que jamais : dissociés, solitarisés, singularisés, constitués en altérité monadiques. (…). Ils ne sont pas solidaires, ces deux-là, ils sont solitaires, mais ils s'allient en silence sur la nécessité de se taire ensemble, chacun de son côté néanmoins. »

Enfin, Derrida reprend la figure inversée du sage et du fou pour semer encore davantage le doute : le sage peut feindre, jouer au fou. « le visage du fou peut être un masque. Derrière le masque, un sage plus sage que le sage. ».
Ces figures mouvantes, interchangeables du fou et du sage sont reprises par Nietzsche dans Humain, trop humain II, au paragraphe 246. Derrida l'intitule, par une traduction qui lui est propre : Le sage se donnant pour fou.
Nietzsche y affirme : « La charité du sage le détermine parfois à feindre l'exaltation, la colère, le contentement, afin de ne pas faire mal à son entourage par la froideur et la lucidité de sa vraie nature. » Il s'agit de faire don de sa folie pour éviter de faire du mal. « Il les aime assez pour ne pas leur faire tout le mal qu'il leur veut. Il les aime trop pour cela. »
Nous pouvons ajouter : d'un amour qui se renverse en dissimulation, c'est-à-dire en inimitié, en exaltation, en colère parfois... s'il le faut. Et la boucle est bouclée...

Les propos de Derrida se comprennent alors en trois temps :

  • La folie comme inversion du sens permet la vérité folle de l'amitié : l'amitié est impossible, car fondée sur des illusions, il faut alors la renverser en inimitié, terreau de la vérité.
  • Or, il est de notre responsabilité de taire cette vérité car elle est mortelle (en ce qu'elle mortifie l'amitié, notamment) ;
  • Donc, pour que cette vérité reste un insu, le sage peut par le biais du simulacre, masquer sa lucidité froide en se donnant pour fou.


C'est dans cette logique que Derrida retrouve le lien avec le politique :

« Et si une nouvelle sagesse politique se laissait inspirer demain par la sagesse de ce mensonge, par cette manière de ce mensonge, par cette manière de savoir mentir, dissimuler ou détourner la méchante lucidité ? Si elle exigeait qu'on sache et qu'on sache dissimuler les principes ou les forces de déliaison sociale, toutes les disjonctions menaçantes ? Les dissimuler pour préserver le lien social et la Menschenfreundlichkeit ? Une nouvelle sagesse politique humaine, humaniste, anthropologique, bien-sûr ? Une nouvelle Menschenfreudlichkeit : pessimiste, sceptique, désespérée, incrédule ?
Une nouvelle vertu dès lors ? ».

En cheminant à travers ces quelques écrits de Nietzsche et de Derrida, nous nous interrogeons à propos d'Althusser :

Le meurtre d'Hélène par Althusser ne peut-il pas être compris comme dernier acte politique ?
Althusser assassine ce qui lui a permis de vivre avec tout ce que cela représentait pour lui.
N'est-ce pas là l'acte d'un sage se faisant passer pour fou, l'acte d'un solitaire qui, pour cacher la froide vérité, tue celle qu'il aime ?
Alors vers quelle autre vérité Althusser, en se donnant pour fou et en refusant lui aussi toute esquive, y compris celles de l'amour ou de la haine, veut-il nous conduire dans L'avenir dure longtemps ?

Nous souhaitons travailler sur ces questions qui feront lien avec le thème de nos Journées de Tours. Nous voudrions aussi envisager d'autres hypothèses, au fur et à mesure de nos rencontres, afin d'élargir le travail du groupe à d'autres pistes de recherches.

Par ailleurs, ce renversement de l'ami en ennemi et la position politique qu'il implique, ne peuvent-ils pas nous permettre de faire signe vers Marx et le matérialisme historique ?

Car Marx s'interroge lui aussi sur cette question du renversement, mais cette fois, un renversement entre idée et action. Il affirme par là la nécessité de débarrasser la philosophie et la politique de leur caractère de religiosité. En fustigeant les « jeunes hégéliens », dont fait partie Feuerbach, Marx et Engels prônent un communisme dont l'éclosion ne résulte pas d'une aspiration à un idéal sur lequel la réalité devrait se régler, mais qui est le produit d'un vrai matérialisme historique, d'un mouvement où il n'est plus question de l'Homme, mais des hommes historiques réels. Avec Marx le pluriel s'impose d'emblée et c'est parce que l'homme est envisagé dépendant, membre d'un ensemble plus grand, qu'il n'est plus pensable isolé, séparé des autres, là que peut alors se concevoir la société comprise par Marx comme « produit de l'action réciproque des hommes ». Or, en cela, Marx s'oppose très clairement à la conception de la communauté conçue selon les socialistes utopistes de la Ligue des Justes (dans les années 1843) dans des liens d'amour et de fraternité, ces liens, selon Marx, ne faisant qu'enfermer l'ouvrier dans un idéal individualiste, étayé par le seul effet des propagandes et influences portées par un prophète.

Où l'on voit alors, qu'il est question de ne pas se masquer la férocité à l'œuvre dans les rapports sociaux de production notamment, de ne pas se bercer des illusions de l'amour et de la fraternité, ni de vénérer abusivement les penseurs précédents, qu'il convient de « tuer » symboliquement afin de faire émerger une autre pensée.
C'est évidemment de cette pensée-là du matérialisme que se réclame Althusser.
Loin d'être morbide, cette vérité de la froide relation d'une pensée à une autre, où le disciple « tue » symboliquement son maître, ne revient-elle pas à cette nécessité de dépasser les alibis de l'amour, pour s'élever vers une vérité prochaine ?

Enfin, pour rebondir sur la figure du fou, n'est-il pas aussi « celui qui révèle » ? Dans la tradition Orientale des XIIème et XIIIème siècles, en particulier, le fou n'est plus vu en tant que fou, alors qu'en Occident, le fou reste le fou.

Les uns et les autres ont commencé à lire autour de nos invités aux Journées de Tours :

Le travail de Sophie Gosselin sur le politique du différend est évoqué. Cette question conduit à repenser le politique. L'espace public et l'espace privé y sont notamment examinés au travers du différend, de la contestation ou du désaccord.

Autour de Jean-Claude Milner :
Les penchants criminels de l'Europe démocratique, Paris,Verdier, 2003.
Le sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Court traité de lecture 1, Paris, Verdier, 2013.
Alain Badiou :
Controverse, avec jean-Claude Milner, Le seuil, 2012.
Pornographie du temps présent, Fayard, 2013.
Eric Marty :
Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Gallimard, 2007.

Dans ces ouvrages, il est question du rapport entre l'antisémitisme et les philosophes français.
« Que désigne le « nom Juif » ? », est l'interrogation qui résonne depuis Sartre et dans toutes ces controverses.
Cette question, celle du « nom Juif », ne vient pas clore ou plutôt vient révéler que celle du nazisme, de son idéologie, n'est absolument pas réglée dans l'Europe d'aujourd'hui. En effet, l'Europe démocratique serait l'héritière de sa propre histoire hitlérienne, ce que pourtant, elle dénie.
On peut aussi la renvoyer au problème des Juifs Marranes, avec la question de l'exil d'une tribu dans une tribu, comme contraire de l'intégration.

Nous avons enfin pour objectif de tous lire : Pour Marx de Louis Althusser.


Rencontre du 29 Juin 2013

Le compte rendu de cette journée est consultable dans la rubrique "Journées d'étude"


Rencontre du 25 Mai 2013

Nous disons à nouveau combien la lecture de l'ouvrage de Eric Marty : Louis Althusser, un sujet sans procès, nous intéresse.

La question du vide semble omniprésente : vide du discours philosophique qui viendrait faire écho au vide psychique du sujet.

Ou encore: une philosophie qui tenterait de penser l'absence de causalité métaphysique, venant rebondir sur la place du sujet vis-à-vis de lui-même.

Il est important de noter que Marty est un ancien élève de Roland Barthes et que l'on y reconnaît ce cheminement particulier d'une pensée qui se construit en étoile. Tout y est perpétuellement pensé à chaque chapitre, comme si chaque chapitre repensait à chaque fois la totalité de la question. Marty anticipe perpétuellement ce qu'il va dire après, en se référant à ce qui est dit avant. Le texte est alors condensé, serré. Ce qui laisse au final, une étrange impression d'amnésie, de disparition du savoir.

S'agit-il d'une volonté littéraire de faire impact sur le lecteur, afin de l'inviter, l'initier à un questionnement sur sa propre position subjective ?

Ce serait dire que l'on aurait dans l'ouvrage de Marty, les « emboitements » suivants :

→ l'histoire d'un philosophe qui tente de saisir la philosophie comme un matérialisme aléatoire – absence de cause, d'origine, de principe ontologique et éthique - ;
 → contenant l'histoire du sujet Althusser disparu en tant que sujet à cause de l'absence de procès ;

→ au sein même de l'Histoire du XXème siècle, où l'anti philosophie qui s'y déploie, se risque à la disparition du sujet moral et responsable.

Tout ceci étant lu par un lecteur dont la position subjective est interrogée au cœur d'un cheminement d'écriture spécifique.

L'antidéterminisme, est non seulement pensé tout au long de l'ouvrage, mais est même vécu par le lecteur, grâce à un discours dont « l'unité se féconde précisément de cette discontinuité voulue. »

Louis Althusser, un sujet sans procès Préface p.21.

La question du temps découle logiquement de cette discontinuité :

Elle est liée, notamment, à la réécriture des événements, dans L'avenir dure longtemps, qui ne peut être qu'une réinterprétation du passé.

L'hypothèse de l'inscription anticipée du crime, dans le rêve de la sœur d'Althusser ou dans l'exclusion d'Hélène par le vote, peut à nouveau être interrogée.

On peut aussi se demander si par le meurtre, Althusser ne se libère pas d'un passé qui l'oppresse.

En effet, Marty affirme : « Mieux que Sartre, Heidegger a pressenti que c'est au travers d'une anticipation de la mort que s'avère la possibilité de comprendre l’extrême potentiel qui nous est le plus propre, c'est-à-dire la possibilité d'une existence authentique, une nouvelle expérience de la présence, la rupture avec le temps linéaire et causal, et l'appréhension de ce qu'il nomme le tout extatique ou encore le « tout de la pure perception » Ibid p. 15.

Cela ne pourrait-il pas être mis en parallèle avec la parabole de Kafka analysée par Hannah Arendt dans la préface de La crise de la culture (Préface p. 16 et suivantes – Edition Folio essais -), où l'homme, désigné comme « il » par Kafka est pris dans l'antagonisme entre le passé et le futur ?

 Cette parabole permet à Hannah Arendt d'affirmer que le temps n'est pas nécessairement compris comme continuum, mais comme brèche au sein de laquelle l'homme, s'il veut tenir sa position dans le champ de bataille où s'entrechoquent les forces du passé et du futur, doit livrer combat aux deux forces. Le passé et le futur ne sont alors plus vus comme un fardeau, mais comme une force obtenue par ce point où « il » se tient dans la lutte des antagonismes.

On retrouve Marty : cette « nouvelle expérience de la présence, la rupture avec le temps linéaire » est la même que celle de l'homme inséré dans le temps et qui par cette insertion « fractionne le continuum du temps ». C'est ce qui ouvre cette brèche, permettant à l'homme, par la tâche de la conscience, d'assumer la compréhension de ce qui s'est passé.

La discontinuité est pensée, dans ces deux approches, comme féconde.

Enfin, nous nous questionnons sur la toute dernière phrase d'Eric Marty, où il est question d'Althusser comme un héros moderne, anti-Ulysse.

Est-ce le héros dont parle Lacan à la fin du séminaire sur l'éthique de la psychanalyse, celui qui est nécessairement lié à la trahison, celui qui ne cède pas sur son désir ?

Cette interprétation est portée par les analyses que fait Marty dans son ouvrage sur Sade Pourquoi le XXème siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, dans le paragraphe à propos du désir.

Il y est question du héros tragique, comme sujet humain, qui « n'est renvoyé qu'à sa propre existence, à la pure responsabilité d'exister, avec comme seule certitude que la morale du bien est illusoire. C'est pourquoi le héros tragique dont Lacan dresse le portrait est... le héros trahi ou le héros se trahissant, et qui d'ailleurs en se trahissant se rapproche de « l'homme du commun ». » p. 257.

Ces pages suivent immédiatement la référence appuyée à Althusser, qui comme Sade revendique un matérialisme majeur.

En quoi alors un sujet — sujet de la psychanalyse, qui ne céderait pas sur son désir — viendrait-il contredire le sujet de l'occident, fondé par la philosophie ?

 Cette question se pose de façon cruciale au XXème siècle, après la deuxième guerre mondiale, où l'extermination banalise quelque chose de la monstruosité humaine.

De même, en quoi cela vient-il dire que le sujet Ulysse est un imposteur et avec lui, Althusser comme son héritier – alors même qu'il peut précisément être considéré comme anti Ulysse par son acte le congédiant au silence - ? (A ce sujet on peut consulter l'ouvrage de Lacoue-Labarthe La réponse d'Ulysse.)

Car, après la monstruosité de la Shoah, l'homme est sommé de penser, d'écrire autrement.

D'ailleurs, la question du Réel telle que la pense Lacan est une pensée de l'impensable, faisant suite aussi aux atrocités du XXème siècle. Lacan essaye, en interrogeant le Réel, de penser une bascule de la pensée, alors même que l'on a du mal à prendre acte de tout cela.

Il en est ainsi pour tout acte criminel, toujours impensable, tout comme la place des victimes.

Place qu'occupe Hélène.

Dans un article de 1996, paru dans le Magazine Littéraire, Annie Leclerc reprend l'évocation des mains d'Hélène par Althusser, décrites dans L'avenir dure longtemps, comme gravées par la souffrance d'une pauvresse, mains pétrifiées par le travail, mais aussi mains qui caressent, d'une indicible tendresse déchirée, désarmée, dans lesquelles Althusser se laissait parfois aller à pleurer, sans pour autant ne lui avoir jamais dit combien elles l'émouvaient.

Là encore silence de l'impossible à dire.


Rencontre du samedi 13/04/2013

Nous reprenons ci-dessous les principaux aspects de notre réflexion commune en nous permettant, afin de les préciser, d'y ajouter quelques éléments puisés dans les ouvrages suivants :

  • Althusser : L'avenir dure longtemps
  • Éric Marty : Louis Althusser, un sujet sans procès.


1) La question de l'après-coup ou la tentative d'Althusser de nommer l'irréparable :

Althusser semble être dans l'impossibilité de nommer l'acte criminel a posteriori, de le mémoriser. N'est-ce pas pour cela qu'il veut le métaphoriser par un acte littéraire ? Cela renvoie à la tentative de nommer, de cerner quelque chose d'irréel. Il faut, pour envisager cette question, reprendre le contenu de la lettre qu'Althusser a écrite à Lacan, mais qu'il ne lui a jamais envoyée. Cette lettre porte sur le silence : celui de Jacques Lacan qui n'a pas répondu à sa lettre antérieure, mais aussi et surtout celui d'Althusser. Un silence comme « annulation de toute parole passée dans l'hallucination du dernier mot – un silence – qui est abolition du langage. » Éric Marty analyse ici à propos de ce silence d'Althusser, qu'il s'agit d'une manifestation de « l'abolition de soi sous une forme hallucinée » p. 221

2) La question du sujet, puis du lien entre le crime et la philosophie :

À partir de cette question du silence du sujet, nous pouvons poser de façon plus large celle du sujet. Althusser n'est-il pas le meilleur exemple pour venir interroger ce qu'est un sujet ? En tuant sa femme, n'a-t-il pas tué son œuvre ? Ou à l'inverse, cet acte ne vient-il pas éclairer son œuvre ? Ainsi, plutôt que de considérer le crime d'Althusser à partir d'une analyse de la folie, ne faudrait-il pas lui trouver une autre logique qui serait davantage d'ordre philosophique ?

On retrouve à ce propos la thèse de Marty : La dimension historique de la disparition du sujet qui se dessine en ce milieu du XXème siècle, (disparition figurée notamment par l'antihumanisme de Lévi-Strauss et Foucault, à travers le structuralisme) est mise en relation avec la dimension subjective de la disparition d'Althusser lui-même, en tant que sujet, à cause du crime. Car, le crime manifeste une liberté ne pouvant être que nouée au réel, « rendant superflu son usage même » p. 135. L'acte criminel d'Althusser, acte subjectif mais qui paradoxalement l'anéantit en tant que sujet, viendrait ainsi rebondir sur l'histoire du milieu du XXème siècle qui, par son positionnement intellectuel, remet lui aussi en cause l'idée d'un sujet volontaire et souverain dans sa responsabilité.

En effet, Marty montre plus loin que cette liberté nouée au réel à cause du crime, est une non-liberté, celle qui s'oppose à la liberté du sujet, éthique « abandonnant le refuge de la folie ». p. 238. Il précise : « (...) trahir cette folie même pour consentir à habiter le plein, le dehors, la liberté, le Bien. C'eût été l'acte volontaire que le meurtrier ne peut accomplir. » p. 239 En mettant en parallèle l'histoire subjective d'Althusser et celle de l'Histoire intellectuelle d'une partie du XXème siècle, Marty montre que c'est Sartre qui est visé essentiellement dans cet antihumanisme, et en particulier sa conception d'un homme maître de son libre-arbitre, conception évoquée ci-dessus à propos du sujet libre par son acte volontaire. Althusser semble devenir par son crime, une sorte de paradigme humain, symbole de la dissolution de cette conception disparue.

Ainsi, l'approche de Marty consiste à réhabiliter le sujet après le structuralisme. Il s'agit, pour ce faire, de penser un sujet au centre de lui-même, grâce notamment à la tradition philosophique où le doute hyperbolique du cogito, revisité par Derrida dans « Cogito et histoire de la folie » et où l'époché husserlienne, revisitée par Fink dans « Que veut la phénoménologie ? », pointent « ce projet fondamental d'un excès, qui loin de domestiquer le sujet, l'ouvre (...) vers l'indéterminé, vers le rien ou l'infini (...) » p. 127/128.

3) La question des rapports entre Althusser et Hélène :

Le crime n'était-il pas déjà inscrit dès le commencement, dans la rencontre entre Althusser et Hélène ? De même, Hélène aurait-elle été consentante lors du crime ? Le meurtre peut être envisagé de deux façons :

  • soit de façon clinique
  • soit en partant de l'idée que dans l'histoire des amants les choses étaient déjà là et que l'écriture de leur histoire ne viendrait que décrire cette présence en puissance du crime.

On retrouve là l'analyse de René Major qui affirme que la dissolution était déjà présente, sous-jacente, dès les origines de la fondation de l'École freudienne.

Pour corroborer l'idée d'une présence virtuelle du meurtre, dans toute l'histoire des deux amants, on peut évoquer : Le rêve d'Althusser du meurtre de sa sœur, seize ans avant le crime d'Hélène. L'analyse de German Arce Ross est à ce propos significative. L'exclusion d'Hélène du parti communiste, par le vote contre elle, qu'entérine Althusser. La scène de la plage et de la « noyade » d'Althusser avec la jeune fille séduite, devant les yeux d'Hélène. Althusser affirme : « J'ai bien compris qu'il n'y avait pas dans sa terreur la peur que je meure dans le courant des vagues, mais une autre peur plus terrible : celle de la tuer sur place par mon horrible provocation démente. »


Rencontre du 23 Mars 2013

L'idée est de réhabiliter l'œuvre d'Althusser. Ensuite, à partir des travaux de lectures des uns et des autres, il s'agirait de produire un écrit.
Deux approches différentes existent par rapport à Althusser et à son acte criminel perpétré sur sa femme Hélène :

- Soit une tentative d'explication psychanalytique à propos de la question de la mélancolie, celle faite notamment par Gérard Pommier dans "La mélancolie, vie et œuvre d'Althusser", NRF Gallimard, 1999. Mais cette démarche semble ne pas permettre de « faire décoller » la mélancolie du deuil d'une part et d'autre part, le texte de Pommier, parce qu'il s'appuie sur l'ouvrage d'Althusser "L'avenir dure longtemps", Stock, 1999, 2007, tend à confondre l'écriture d'Althusser avec ce que serait une parole, celle d'un sujet de la narration.

- Soit une approche qui prend en considération la question du sujet. Celle d'Éric Marty dans "Louis Althusser, un sujet sans procès", NRF Gallimard, 1999. Là, il s'agit de comprendre le meurtre à partir de la question de la responsabilité du sujet, de saisir en quoi la folie pose la question du sujet. On peut mettre la démarche de Marty vis-à-vis d'Althusser en parallèle avec les commentateurs de Nietzsche qui refusent de réduire sa folie à la seule cause de la syphilis, mais plutôt au fait qu'il ait voulu penser toute sa vie la folie.

Outre les ouvrages cités ci-dessus, on peut compléter la bibliographie par les livres suivants :

  • Yann Moulier-Boutang : "Louis Althusser, une biographie", deux tomes, Livre de Poche.
  • Louis Althusser : "Lire le Capital", PUF, 1996.
  • Louis Althusser : "Écrits philosophiques et politiques", tomes 1 et 2, Stock 19994, 1997.
  • Louis Althusser : "Écrits sur la psychanalyse, Freud et Lacan", Stock/Imec, 1993.
  • German Arce Ross : "L'homicide altruiste de Louis Althusser".