Chers amis sociétaires,

C’est avec un réel plaisir et non sans émotion que je viens rendre compte, devant vous, devant votre assemblée souveraine non seulement des actions menées par notre société depuis notre dernière rencontre, mais aussi et peut-être surtout de l’orientation qui peu à peu se dessine pour nous au travers des actions que nous menons au nom de la psychanalyse.

Nous réfléchissions ensemble, il y a un an, autour de deux mots qui ne cessent de travailler à l’intérieur des institutions analytiques, deux mots qui ne cessent de se réfléchir, de se miroiter à l’ombre d’une transmission d’un savoir, mais aussi pour que vive la pensée, pour que survive au moins la pensée mise en question, son questionnement le plus rudimentaire et le plus salvateur, soit la mise en acte du travail psychique, du comment, des conditions qui en favorisent son écriture et sa lecture, nous réfléchissions donc autour des deux mots : de l’envoi et de la destination. Nous n’avons cessé de travailler cet envoi comme cette destination. Nous ne cessons d’ouvrir les questions que ces deux mots soulèvent pour la psychanalyse, en elle-même tout d’abord, mais aussi autour, tout autour d’un autre champ de la pensée sans lequel probablement la psychanalyse d’aujourd’hui ne survivrait pas ou mal, je veux parler de ce que l’on nomme communément la philosophie. Nous avons destiné notre envoi autour de cette question-ci, autour de ce débat entre philosophie et psychanalyse, autour de ce que ce débat pourrait apporter et faire naître comme questionnements, ceux d’hier restés dans l’ombre qui travaillent en secret, ceux d’aujourd’hui qui naissent au détour d’une actualité politique préoccupante, ceux que nous pourrons anticiper pour demain, pour que vivent ou survivent la différence et la prise en compte de l’altérité. Nous ne cessons d’envoyer à nos destinataires cet envoi qui est le nôtre, celui par lequel il nous semble juste d’aborder la question de la psychanalyse, ce par où la psychanalyse pose question, là où elle questionne aussi à l’intérieur comme à l’extérieur de son champ, là où elle pourrait questionner au-delà de sa pratique spécifique en questionnant le monde, le comment tourne le monde, s’interroger sur sa rotation et sur sa fin, sur comment dans ce monde les gens souffrent, du comment ils sont soumis à d’inévitables souffrances, sans que pour autant nous n’abdiquions jamais de vouloir en entendre parler. C’est un peu cela l’enjeu d’une psychanalyse qui ne passerait pas son temps à s’écouter elle-même, repliée, enfermée qu’elle serait en elle-même, n’ouvrant plus ses fenêtres et ses portes à un discours autre, à ce qui lui serait étranger, à ce qu’elle aurait assimilé, intégré, digéré, expulsé, à qui au nom de sa souveraineté elle ne donnerait plus l’hospitalité. Une psychanalyse qui ne voudrait plus entendre parler d’autre chose que d’elle-même, est-ce que cela pourrait encore s’appeler la psychanalyse ? Comment alors rendrait-elle compte de sa différence, de sa spécificité, celle toute simple au fond, de vouloir entendre parler de la souffrance de l’autre, de son prochain, de son frère étranger, de cet autre radical, radicalement différent, qui souffre de sa différence, de son statut d’étranger, de son étrangeté, de l’autre « en soi » qui le fait souffrir. Nous ne cessons de destiner cet envoi : celui de vouloir, désirer y entendre quelque chose, quelque chose d’autre qu’une volonté normative déniant scientifiquement l’altérité réduite de plus en plus à une standardisation des conduites.

Tout naturellement donc, nos Journées de Tours questionnent ces questions de l’envoi et de la destination comme celle de l’hospitalité. Envoi, destination et hospitalité, trois mots mis perpétuellement en question. Les premières Journées de Tours donnèrent le « là », indiquèrent le lieu en remettant en circulation un débat vieux de trente ans sur la destination de la lettre dans le conte de Poe, question reprise par Lacan dans son séminaire sur la lettre volée, puis question discutée par Derrida, débat entre Derrida et Lacan qui aurait dû intéresser la psychanalyse, les praticiens de la psychanalyse tellement cette question de la lettre, volée, volante, volatile, oubliée, secrète, gardée en secret, cryptée, jalousement gardée, secrètement cryptée concerne au plus haut point la sauvegarde de la spécificité analytique. Lacan nous le dit, Derrida en discute dans le champ de la philosophie et cela a du mal à se faire entendre. Questionnons-nous : qu’est-ce qui ne s’entend pas ? qu’est-ce qui ne s’entend plus ? qu’est-ce qui a du mal à se faire entendre ou à se parler pour être entendu ? Qu’est-ce qui ne peut plus se parler ? De quoi a-t-on du mal à parler, à se parler, à s’entendre dire ou à entendre le dire ? De quoi ne parle-t-on plus, entre nous peut-être, mais surtout avec ceux qui souffrent, qui font de leur souffrance psychique le seul itinéraire, la seule route, leur seule raison d’espérer ou de désespérer ? De quoi souffrent-t-ils au fond, sinon de la difficulté de faire ce trajet, de suivre leur route, de pouvoir parler ou de faire entendre leurs difficultés, leurs souffrances ? Souffrent-t-ils uniquement de cela, de la souffrance en elle-même, de ce qui la provoque apparemment, ou souffrent-ils de la souffrance de ne pouvoir en dire autre chose, de ne pouvoir dire autrement leur souffrance, de ne pouvoir la faire entendre autrement, de ne pas pouvoir souffrir autrement en le disant autrement, faute d’un entendement, à défaut de faire entendre l’autre, l’altérité qui est en eux ? Où sont-ils les lieux où cette souffrance peut se laisser en souffrance, se déposer, se reposer, se penser ailleurs ? La lettre, à rester en souffrance, en manque de lieux pour s’écrire, s’inscrire, se dire, s’entendre autrement qu’à la lettre, se modeler à l’infini de son écriture, la lettre ainsi délaissée ou seulement inscrite au propre du nom de celui qui la garde ne prend-t-elle pas le risque de rester lettre morte ? Reprenant les travaux de René Major, nous avons repris cette question à notre compte sans en exclure la bipartition, le mouvement nécessaire et indispensable qui existe dans l’écart entre philosophie et psychanalyse. C’est dans cet écart de pensée que nous nous situons, dans ce mouvement indispensable pour la vie de la pensée. Ce furent alors les premières Journées de Tours, puis en 2006, nous avons continué à en débattre sur le thème de la foi expectante posant explicitement la question du transfert, soit du déplacement, du déplacement nécessaire entre l’envoi et la destination de la lettre. Puis cette année reprenant encore sous un autre angle la même question, nous avons passé deux jours somptueux autour du primat du phallus dans son rapport à la tradition philosophique, deux jours qui furent d’une richesse inédite comme rarement cela se produit lors des colloques et les assemblées regroupant des psychanalystes. Nous pouvons expliquer cette richesse pour plusieurs raisons : la persistance et notre persévérance à traiter une question sans jamais céder le pas sur notre désir d’entreprendre. La diversité des intervenants qui, venant d’horizons différents, peuvent ainsi nous apporter l’essentiel de leur travail. Un souci permanent de notre capacité d’hospitalité et de la mise en circulation d’une parole pour que chacun, de sa place, puisse y entendre quelque chose et en parler à son tour. Enfin, nous nous devons de constater que le travail mis en œuvre patiemment a permis de constituer une équipe qui travaille en permanence sur ces questions de l’envoi, de la destination et de l’hospitalité. Je rends hommage aujourd’hui à cette équipe qui de semaine en semaine permet d’affiner notre discours et notre stratégie pour le faire entendre, chacun de sa place, là où il en est, a travaillé avec la même constance et un désir sans cesse renouvelé. C’est ainsi que nous avons pu consolider notre secrétariat permanent, nous doter d’une trésorerie solide et réelle sans pour autant renoncer à notre projet d’éditer nos actes et nos dvd, ce qui nous amènera demain à élargir encore nos possibilités de publication. C’est ainsi que notre site internet a vu le jour, relayant sans cesse l’envoi de notre désir d’informer vers ceux qui veulent l’être. C’est ainsi encore que notre projet d’un lieu de l’hospitalité est en passe de se concrétiser bientôt, événement qui méritera à lui seul une réunion générale de tous nos sociétaires. Le tissu relationnel que nous avons tissé durant ces deux dernières années fait que des adhérents arrivent, comme depuis le départ, d’un peu partout et que le lieu où cela résiste probablement le plus est peut-être là où la Société de Tours a son siège, à l’endroit même de sa création. Ce phénomène n’est pas pour nous surprendre, sachant combien l’effet dévastateur de la garde d’une lettre qui ne peut arriver ainsi à destination a produit ses effets à Tours vue l’histoire de la psychanalyse dans cette ville. Comment devons-nous lire et interpréter cette résistance ? Probablement pas de manière interne, notre société n’apparaissant pas comme contraire aux intérêts de la psychanalyse. Il ne s’agit pas ici d’une résistance à la psychanalyse de la psychanalyse, mais plus d’une résistance de la psychanalyse au monde, d’une certaine psychanalyse qui se résisterait à elle-même en résistant au monde, qui s’auto-inhiberait en se certifiant sur la production de son propre discours, qui fonctionnerait en vase clos. Les aléas de l’article 52 vont d’ailleurs précipiter le phénomène puisque pour être reconnu psychothérapeute, il faudra être régulièrement inscrit sur les listes des sociétés analytiques. Que vont donc faire les sociétés d’analystes sinon se constituer en sociétés professionnelles, se fermant ainsi la possibilité d’une ouverture vitale, historiquement indispensable à la survie et la vitalité de sa pensée. Nous ne prendrons pas ce chemin. Nous resterons résolument ouverts et attentifs à donner l’hospitalité à ceux qui bien que ne pratiquant pas la psychanalyse y sont sensibles et attentifs. Il nous faut affirmer clairement cette orientation, affirmer que notre seul souci est de faire circuler la pensée et la parole dont elle est l’agent. Il nous faut affirmer notre désaccord face à une professionnalisation d’un exercice qui engage bien au-delà d’un acte de soin. Si la psychanalyse se doit de faire circuler la lettre, la sienne sans exclusive d’autres qui recouperaient les mêmes préoccupations, si elle se doit de la faire circuler sans alibi tenant aux soins ou au thérapeutique en général, c’est parce qu’elle doit sauvegarder son économie, celle de permettre à ceux à qui elle s’adresse de dire ce qui ne va pas, ce qui ne va pas bien, ce qui souffre, donc ce qui ne va pas, ce qui ne va pas bien dans le monde, d’engager dans la plus secrète des intimités un acte de résistance face à la cruauté et à la barbarie du monde. L’exercice de la psychanalyse sera menacé s’il perd de vue le regard qu’il jette sur le fondement du politique qui en garantit nécessairement sa pratique.

Cette vision du politique, ce souci constant et constamment repérable chez Freud, au moins depuis la première guerre mondiale, redonnera un sang neuf aux questions cliniques trop liées aujourd’hui à un savoir dogmatique. Je ne dis pas ici qu’il ne faut rien savoir, mais que ce savoir ne peut se transmettre que s’il se subjectivise. Nous l’avons vu lors de notre dernière journée d’étude autour des séances manquées où chacun a pu confronter son point de vue vis-à-vis d’autres par l’expression d’une parole pleine. Nous mettrons tout notre soin à renouveler de telles journées comme celle qui est programmée au mois de mars sur la clinique des psychoses chez les enfants.

Enfin et pour en terminer avec ce rapport dit moral, je voudrais que l’assemblée souveraine qui est la vôtre réfléchisse ou donne mandat aux membres du collège afin qu’eux-mêmes réfléchissent et travaillent à leur autonomie de fonctionnement. Le collège que vous allez élire et renouveler tout à l’heure doit garantir le fonctionnement politique de notre association et doit pouvoir se saisir et travailler à ce qui lui semble bon de travailler et de penser indépendamment des instances dirigeantes de l’association. Si l’exercice de son pouvoir n’est en aucun cas décisionnaire, il peut s’il le veut avoir une réelle force de persuasion et de contrôle des instances dirigeantes de l’association. Si encore aujourd’hui, notre société, de par le nombre de ses adhérents reste modeste, et si nous pouvons garantir la libre circulation de la parole à l’intérieur d’un groupe réduit en nombre, il ne faudrait pas que cette dynamique et que cette économie reposent sur les seules épaules d’un président ou sur la seule responsabilité d’un bureau d’association, dans le cas où notre association prendrait d’autres dimensions. Cette dynamique pourrait tout aussi bien se garantir de manière collégiale, à l’intérieur par l’expression d’une souveraineté qui n’aurait de pouvoir qu’à le réguler en permanence.

Francis CAPRON