Chers Sociétaires,

Un mot traîne. Un mot traîne à mes oreilles, un mot traîne et s’insinue sous ma plume depuis longtemps déjà, puisque, à maintes reprises, je l’ai employé dans votre direction. C’est de ce mot que je ferai l’axe de mon propos d’aujourd’hui, puisqu’il est temps de le déplier avec vous, puisque c’est peut-être le moment de l’expliquer et de le commenter. Ce mot vous concerne, vous, comme assemblée tout d’abord. C’est ce mot qui vous constitue comme tel, politiquement parlant, ce pourquoi vous êtes là, réunis, ensemble, groupés, identifiables tous et chacun comme membres de la Société Psychanalytique de Tours. C’est ce même mot qui, dans une relation spéculaire, fait que je m’adresse à vous en tant que Président de la même Société, puisque ce mot nous lie et fait que nous puissions nous parler au sein de cette assemblée plénière.

Disons-le tout de suite, puisqu’il ne sert à rien de le dissimuler davantage à votre entendement, ce mot dont je veux vous parler aujourd’hui, dont j’aimerais que vous puissiez en entendre autre chose que ce qu’il semble vouloir dire, puisque ce mot ne dit rien à lui tout seul, qu’il ne suffit pas de l’employer ou de s’en servir pour qu’il soit réellement opérant ou agissant, puisqu’en lui-même, il rend compte de la plus grande violence, ce mot donc, qui traîne à mes oreilles et que j’ai employé plusieurs fois en votre direction est celui de souveraineté.

Aristote, dans l’histoire de ce mot, est incontournable puisque c’est lui qui le premier associe, rassemble, amoindrit la différence entre l’homme et l’animal, l’animalité, qui de par sa monstruosité fabuleuse, s’oppose, avant lui, à un vivant politique, à une politique du vivant propre de l’homme, Aristote donc unifie la bête et l’humain sous ce mot de souveraineté en affirmant logiquement que « l’homme est un animal politique ». Le souverain donc, si souveraineté il y a, le seul souverain dont on doive parler lorsqu’on parle de souveraineté, c’est le politique, la souveraineté du politique, tout autre souveraineté revendiquée en dehors de cette dimension pouvant l’être au nom de la bestialité ou de la cruauté la plus primaire tentant de faire force de loi. En dehors d’une politique qui se doit d’être clairement définie, « la raison du plus fort est toujours la meilleure ».

Il n’y aurait qu’une seule souveraineté qui soit réellement agissante, celle du politique. J’y insiste et je le déploie devant vous. La souveraineté serait comme le mot propre à la politique, souveraineté comme rassemblement de tous les pouvoirs politiques, souveraineté comme pouvoir sur tous les objets relevant du politique, souveraineté comme pouvoir de tout un chacun des sujets politiques. Parler de souveraineté, c’est parler du tout et du tous, de tous les tous possibles ou extensifs. Comment définir une politique sans engager ipso facto tous ses acteurs, tous ceux qui le veulent, mais aussi tous ceux qui ne le veulent pas ou y résistent ? Sinon, la question de la souveraineté deviendrait caduque, inopérante, privée de sens. Cela, c’est Aristote qui nous l’enseigne :

  • Le « tous » politique et le « tous » logique sont le même
  • La tripartition des trois régimes (démocratie, oligarchie, monarchie) répète la tripartition des propositions (universelles, particulières, singulières)
  • Il existe un syllogisme politique comme il existe un syllogisme logique ; autrement dit, tout de même qu’il n’y a raisonnement que s’il y a majeure, mineure et conclusion, de même il n’y a de régime politique que si le tout des sujets politiques (nation, cité, royaume…) apparaît comme la conclusion de la majeure des gouvernants et de la mineure des gouvernés. Tout de même que deux propositions ne peuvent se constituer en prémisses que si elles partagent un moyen terme, de même deux groupements d’êtres politiques ne peuvent se constituer en prémisses politiques d’un tout politique que si elles ont un objet commun, quelque nom qu’on lui donne.
  • Ainsi se fonde la logique politique du tout un chacun, soit ce qui est dit de tous est du même coup dit de chacun, logique qui permet d’asseoir une souveraineté (quelle qu’elle soit).

Marx, quels que soient ses efforts, n’échappera pas à cette règle logique, celle d’une vision du monde qui s’organise autour d’un point idéal ne serait-ce par le truchement de la lutte des classes.

Ce prédicat, qui est avant toute chose un prédicat logique, il est important de souligner qu’il ne fonde une souveraineté que s’il divise. Toute souveraineté qui chercherait à rassembler le tout de ses objets en un seul tout indivisible ne serait, comme le souligne Lacan, qu’une idéalisation de l’idéal d’une politique. Ce tout n’est pas une masse informe, mais un tout déterminé. Tout n’est pas possible dans ce tout, car tout objet possible se doit de rencontrer une opposition et susciter une division. C’est cette division qui fonde la légitimité du politique. C’est la notion célèbre de l’exception, notion reprise par Lacan dans ses formules de la sexuation : « il est un x tel que non F x » (si tout homme est soumis à la castration, il en est une fonction qui ne l’est pas : celle du père). Cette exception, vous le remarquerez , concerne plus la fonction paternelle que la personne du père. À confondre fonction et personne, le tout de la souveraineté du politique risquerait de rester incompris dans sa logique même. Le tout du politique se détermine donc de par l’exception tout comme en mathématique, mais cette détermination ne signifie pas pour autant que sa représentation soit limitée ou finie. Or les régimes politiques modernes (à l’opposition des anciens) ont tendance à repousser la limite et à rendre le tout du politique indéterminé, soit à contredire la loi mathématique et la logique de l’exception. Tout se compte et tout devient statistique, au point que la souveraineté devient statistique et non politique. C’est une des impasses de notre démocratie, impasse dénoncée par Lacan lorsqu’il veut rendre compte de cet illimité du politique, de ce tout illimité en lui donnant l’appellation du « pas Tout », nomination cette fois-ci inscrite sur l’autre versant (féminin) des formules de la sexuation. Dans une société dont la souveraineté est fondée sur le Tout politique, chacun ne peut « Pas Tout » avoir ou « Pas tout » obtenir, et cela même si cette souveraineté s’appuie sur un fonctionnement démocratique. Si l’on en croit toujours Aristote, tout gouvernement serait le gouvernement d’une partie sur le Tout. Cela va de soi pour la monarchie comme pour l’oligarchie, mais nous savons que pour Aristote il en était de même pour la démocratie, soit le gouvernement de la plus nombreuse partie sur le Tout des citoyens. L’exercice, même illimité, de la démocratie, ne viendrait absolument pas changer les rapports entre gouvernants et gouvernés. Tout ceci nous explique un peu plus clairement pourquoi Aristote associe l’animalité à l’humain, lorsqu’il nous parle de la souveraineté du politique, l’homme étant par nature un vivant politique ou un animal politique, vivant et animal étant ici étrangement liés, cette liaison lui permettant de conclure que celui qui serait « sans cité », soit apolitique serait, non par hasard, ou bien plus mauvais ou bien meilleur que l’homme, supérieur à l’homme (soit celui qui contradictoirement asservit la bête, qui s’élève au-dessus de l’animal et se l’approprie, mais qui pourrait gouverner par l’intermédiaire de l’état souverain comme animalité, soit une bestialité normale). L’homme comme animal politique rendrait compte tout à la fois de l’homme politique supérieur à l’animalité et l’homme politique comme animalité.

La question qui se pose à nous, ici en cette assemblée plénière, est donc bien de savoir si la politique de notre Société s’est mise en mouvement conformément à ce que nous en attendions et telle que nous l’avions destinée lors de nos deux précédentes rencontres. Notre politique constitue-t-elle une souveraineté en constituant un Tout limité et déterminé ? Détermine-t-elle un espace limité, sans être pour autant restrictif, à l’intérieur duquel tout un chacun peut, s’il le veut, se mettre au travail en perspective d’un tout qui le désapproprierait narcissiquement des bénéfices de son action ? À ces questions déterminantes pour l’avenir de notre société, j’y répondrai de ma place, de ma place de Président sortant, fonction que j’occupe maintenant depuis trois ans et à laquelle, je ne suis pas naturellement candidat de manière immuable, chacun pouvant s’y confronter dès que possible (c’est mon plus vif souhait) ne serait-ce que pour abolir la fusion entre la fonction et la personne, économie qui ne saurait s’entretenir au risque de ruiner tous les efforts accomplis depuis trois ans.

Il est clair qu’au tout début, rien n’était structuré et que seul le désir d’entreprendre était vivant. Chacun pouvait s’identifier à toutes les actions que notre société projetait de réaliser et chacun le faisait pouvant tour à tour occuper une place puis une autre sans grand dommage puisque nous n’avions rien constitué concrètement et que nos actions n’étaient que spéculations sur l’avenir. Le tout de notre politique, notre souveraineté était indécise, réfléchissant l’envoi et la destination d’une lettre que nous étions en train d’écrire. Je ne vais pas faire devant vous l’historique de notre constitution, mais tenter simplement de repérer les moments déterminants, qui bien que clairs ont pu rester dans l’incompréhension pour certains d’entre vous.

Premier moment déterminant, celui de notre première assemblée générale, après un an de fonctionnement. Qu’avons-nous décidé ? Beaucoup de choses, mais une seule me revient en mémoire de manière décisive. Le texte qui fut adopté par notre assemblée, texte que nous avons décidé de réécrire en permanence, énonçait tout à la fin, je vous le proposais comme axiome de notre action à venir et nul alors ne s’y opposa, ce texte donc disait : « je vous propose que notre stratégie soit celle de l’hospitalité et que notre politique soit, pour reprendre une expression de Derrida, une politique « au-delà du principe de fraternité ».

Je laisserai pour l’instant de côté la question de l’hospitalité, pour mieux y revenir tout au long de l’année. Un bref mot en guise de rappel : l’hospitalité se décrète, c’est un décret, un décret qui se prend sans condition aucune, sans référence à quelque valeur morale ou métaphysique qui soient. Elle se décrète et elle institue en elle-même une constitution droite, sans illusion et sans fausse promesse donc sans de possibles déceptions. Elle est décrétée et appliquée, un point c’est tout, tel Thésée qui reçoit œdipe en terre athénienne. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Autre décret dans le texte de notre première AG : nous avons écrit l’axiome de notre politique en décidant qu’elle serait « au-delà du principe de fraternité. » Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que cela voudrait bien dire d’autre sinon tenter de tirer l’expérience des autres tentatives d’associations psychanalytiques, qui depuis Freud ne cessent d’entretenir en leur sein la guerre civile ou la frérocité. Les frères, vous le savez, depuis les temps reculés de l’écriture (je vous parle de l’ancien Testament), les frères n’apparaissent comme tels que pour soutenir la haine qu’ils ont les uns pour les autres, en rivalité qu’ils sont face au père. Dans le récit mythique de Totem et Tabou, vous l’aurez remarqué, la horde se transforme en frères, une fois le père mort, assassiné, mangé et digéré. Ils ont entre eux, comme le dit Derrida, une « impitoyable sympathie », et sont aptes à rassembler sous une même bannière, leurs radicales différences, leurs inimitiés primordiales pour satisfaire à leur stratégie d’un pouvoir absolu qu’eux-mêmes installent pour mieux pouvoir en jouer la partition. Nulle autre souveraineté n’est ici mise à l’œuvre que celle qui se révèle être sous l’emprise de la pulsion de destruction. Aucune autre politique que celle soumise au calcul inconscient, aucune autre stratégie que celle qui préside à l’évitement de la castration, castration qui s’impose du fait de la structure. Penser un « au-delà de la fraternité », c’est rester vigilant à ce type de phénomènes et structurer l’action de manière que chacun puisse repérer la place de l’autre, la place d’où il parle, d’où il agit en direction du tout politique logiquement institué. Cette vigilance limite certes, elle limite apparemment les rapports à l’autre comme rapport d’appropriation et d’identifications ambivalentes, elle limite la fraternité en la détachant de ses relents familiaux et religieux. Alors est-ce possible de penser un lien social au travers duquel, il n’y aurait plus d’amis donc plus d’ennemis, « un lien défait de toute obscénité imaginaire qui entretienne, même dans la plus grande familiarité, le partage d’une commune étrangetéi ». Peut-on penser et mettre en acte cette démocratie-ci sans prendre le risque d’installer, comme Freud nous y invite, une dictature de la raison , d’une raison qui depuis Freud tiendrait compte de l’inconscient.

Le second point déterminant de notre histoire est inscrit lui aussi dans le compte rendu d’une de nos assemblées, celle de l’an passé. Je vous alertais déjà sur le fait que la politique de l’association ne pouvait reposer éternellement sur les seules épaules du président ou sur la seule responsabilité d’un bureau. Cette nécessité dont on voit bien la pertinence, j’ai cru bon de la mettre à l’œuvre cette année en proposant aux membres du collège qui le souhaiteraient d’occuper la responsabilité qui serait leur et concernant une des actions de notre association. Cette nécessité de structurer et de répartir les responsabilités, puisque nous l’avions ensemble décidé, je l’ai impulsée et mise en œuvre cette année devant l’ampleur des choses à concrétiser. Pour mémoire, je vous rappelle qu’en trois ans de fonctionnement, notre Société a organisé quatre tenues de ce que nous appelons « Les Journées de Tours » et que l’organisation de ces journées demandent à elles seules un travail de réflexion et d’élaboration tout au long de l’année. Nul besoin d’insister sur le succès et la pertinence de ces journées, et sur la qualité de ce qui s’y donne. Je me propose de rester responsable de l’organisation de ces journées.

L’organisation de ces journées a nécessité la publication de leurs actes comme de leur annonce sur notre site internet. Nous avons donc créé une maison d’édition et nous nous devons de faire vivre un site qui annonce les multiples manifestations de notre association. C’est un travail, un travail de correction tout d’abord, un travail de concertation avec nos différents partenaires (maquettiste, imprimeur, web master) travail là aussi quotidien que Chantal Wittenberg se propose d’effectuer. Puis vient s’ajouter l’organisation des journées d’étude et des séminaires. Trois journées dans l’année au cours desquelles nous invitons des personnes extérieures à notre société à venir nous parler de leur expérience. Là encore, c’est un travail de contact et d’organisation. Maryse Guichard se propose de l’assumer. Dans le même esprit d’ouverture, nous avons la volonté de nous ouvrir et de penser de notre place les questions qui traversent de part en part le champ du politique. Un groupe de réflexion sera mis en place par Franck Guttières, groupe rassemblant divers acteurs de la Société civile (architectes, médecins, informaticiens, historiens, théologiens…) afin que la pensée analytique ne soit plus repliée sur elle-même et puisse, tout à la fois, donner son éclairage et se faire éclairer, sur des questions centrales qui touchent au fonctionnement de notre mode culturel et politique. Viennent ensuite, les groupes de travail. Groupe de lecture qu’Annie Bernhard animera, projet dont elle a déjà donné l’ouverture aux membres du collège, groupe de travail sur la transmission de la lettre, thème oh combien précieux pour notre Société que Fabienne Leleux veut bien animer et faire vivre sur Paris. Pour continuer cette énumération des tâches qui sont devenues les nôtres, l’ouverture d’un lieu de l’hospitalité en continuation d’une réflexion et d’un travail commencé il y a deux ans, travail de réflexion qui va s’ouvrir à d’autres membres de l’association pour poser et définir les conditions de son ouverture prochaine. Paul Bensiam a bien voulu accepter cette responsabilité. Tout ceci demande bien sûr du temps et de l’argent. Patrick Chambard a bien voulu accepter d’étudier et de penser les moyens dont il nous faudra nous doter pour pouvoir réaliser tous ces projets. Cela passera, je vous le dis de suite, par un gradus des cotisations, en fonction de l’investissement de chacun, ce qui devrait nous permettre de doubler notre masse budgétaire pour à la fois rémunérer notre secrétaire et financer en partie un local qui sera aussi le futur lieu de l’hospitalité. Le détail de ce gradus vous sera donné et explicité tout à l’heure. Enfin si ce fonctionnement est mis en place, cela permettra au collège d’être cette instance indépendante, instance tierce venant réguler les éventuels dysfonctionnements de l’association de par sa force de proposition. Patrick Ceccon s’est proposé pour présider cette instance vitale pour l’association et dont le projet de fonctionnement a été diffusé à tous les membres du collège. Ce groupe, cette équipe déjà au travail constituera, si vous en acceptez le principe, le Conseil d’administration de notre Société, membres élus issus du collège, comme le veulent nos statuts et qui de par leur élections spécifiques, ne pourront plus siéger au collège de par notre volonté que nos instances restent indépendantes l’une de l’autre. À ce groupe, s’ajoute naturellement Pascale Lumeau, secrétaire de l’association, sans qui rien désormais ne peut se faire et Danielle Neau, notre trésorière comptable qui travaille bénévolement pour nous. C’est au sein de ce Conseil que seront élus, le ou la futur(e) Président(e) et le ou la futur(e) secrétaire de l’association. Voici, ce que j’ai mis en place cette année pour garantir tous nos projets, projets qui sont les nôtres depuis trois ans et qui ont vu le jour grâce à votre soutien, projets qui définissent la politique de notre société et que je vous demande de confirmer dans sa souveraineté.

Pour en arriver là, je vous le dis modestement et sans d’inutiles certitudes, j’ai beaucoup travaillé. J’ai beaucoup travaillé et beaucoup investi en direction de votre souveraineté, la vôtre, la nôtre, en direction de ce tout politique qui fonde la Société Psychanalytique de Tours car même si cela fait trois ans qu’elle existe, c’est peut-être aujourd’hui qu’elle se fonde réellement.

Francis CAPRON