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Compte rendu du 12 septembre 2015

Lors de notre dernière rencontre, avant les vacances scolaires de l’été 2015, nous avons terminé la « saison » de la Société Psychanalytique de Tours en écoutant l’enregistrement de la conférence donnée par Hélène Cixous, à la Cité Internationale Universitaire de Paris à la maison Heinrich Heine, conférence à laquelle l’un de nous a eu la chance d’assister.

Lors de cette dernière journée de son séminaire, Hélène Cixous, a travaillé sur le sens de l’expression « Se rendre à… », à partir du texte de Freud Trouble de mémoire sur l’Acropole, en parallèle avec le texte de Jacques Derrida Demeure Athènes.

Hélène Cixous rend compte de ce regret de Derrida dans Demeure, Athènes en forme de soupir : « Mais pourquoi ai-je mis tant de temps pour me rendre à la Grèce ? ». Où l’on peut lire aussi : « Pourquoi ai-je mis tant de temps à me rendre à la mort ? ». Ce délai, se demande Hélène Cixous, n’est-il pas celui qui, inauguralement fut laissé à Socrate par un effet de suspension de sa mort, une mort qui eut lieu à retardement, où le temps suspendu de la mort fut permis par un effet de circonstances, le verdict de la condamnation à mort ayant été prononcé lors de la commémoration de la libération du Minotaure d’Athènes par Thésée, retardant en ces jours de fête toute exécution de la peine ? La mort a en effet été vécue longuement par Socrate, car retardée. Et c’est grâce à ce retard, grâce à ce temps de suspens qui lui est laissé, que Socrate a dès lors le temps d’un « faire » la philosophie. Faire la philosophie, selon l’expression de Hélène Cixous. ou encore regarder la mort, la choisir, « apprendre à vivre enfin », aux abords de la mort, est alors cet héritage que nous recevons de ce suspens de la mort, de cet arrêt hors du temps de la mort, nous permettant à nous de nous devoir à la mort, dans le but d’en penser le rythme, comme un au-delà de la mort en son sein même. « Pour commencer à s’approcher de ce qui reste à penser, me semble-t-il, de ce que je surnomme ici ”la vie pour la vie”, il faut se rendre, oui, se rendre, c’est se livrer à, s’abandonner à, s’adonner, se donner, sans condition, mais aussi savoir où se rendre, savoir où l’on va, et y aller, savoir gagner l’adresse : se rendre, c’est gagner – terrifiante vérité1

 

 

Nous nous retrouvons en cette première rencontre de la « saison » 2015/2016 de la Société Psychanalytique de Tours autour de l’argument 2 du prochain séminaire de Francis Capron, sur Derrida, intitulé Psychanalyse et déconstruction, et qui sera donné à partir du 6 octobre 2015 à l’Espace Analytique, 12 rue de Bourgogne (7ème arrondissement) à Paris, durant une année. En effet, Francis Capron nous fait l’amitié de donner ce séminaire en avant-première pour notre groupe de recherche de la Société Psychanalytique de Tours et nous entamons cette nouvelle année autour de cet événement.

Une première question est posée sur la question du langage animal tel qu’il est envisagé par Derrida. En effet, Francis Capron, dans l’argument de son séminaire énonce le propos suivant : « En cette déconstruction, nous suspecterons l’autorité du langage en introduisant la question de la trace qui n’est pas encore langage et qui n’est pas plus humaine qu’animale. ».

 

. Comment peut-on comprendre cette question du langage animal en rapport avec la trace ?

Cela renvoie à la façon dont Derrida s’oppose à l’héritage de Heidegger et de Lacan autour de cette question. Autant pour Heidegger que pour Lacan, l’animal est en-deçà du langage. Cette conception constitue l’un des ancrages de la psychanalyse lacanienne dans la tradition métaphysique. Dans cette tradition héritée d’un logocentrisme, il ne peut y avoir, à proprement parler, de langage animal. L’animal ne sait pas dire « non » affirme Lacan. On concède à l’animal, au mieux, une possibilité de communication, mais certainement pas de langage. Or, Derrida à l’inverse, affirme que l’animal n’est pas hors-langage : il contredit ainsi l’autorité du langage. On peut lire cette position derridienne dans Le facteur de la vérité à la page 502, dans une note de bas de page. Derrida y travaille sur la question de la parole pleine et y cite Lacan dans les Écrits page 382, lorsqu’il parle de la valeur formatrice de la « parole pleine » dans laquelle, « il ne s’agit de rien de moins que de son adéquation au niveau de l’homme où il s’en saisit, quoi qu’il en pense –auquel il est appelé à lui répondre, quoi qu’il veuille – et dont il assume, quoi qu’il en ait la responsabilité. ». À la suite de cette citation de Lacan, Derrida ajoute que l’idée d’une adéquation au niveau de l’homme vient rendre compte de la collusion entre la métaphysique et l’humanisme, séparant en une partition binaire le langage humain et le langage animal. Derrida déplore les conséquence d’un tel traitement en forme de séparation. Il le dit ainsi : « Le traitement de l’animalité, comme de tout ce qui se trouve soumis par une opposition hiérarchique, a toujours révélé, dans l’histoire de la métaphysique (humaniste et phallogocentrique), la résistance obscurantiste. » À tenter de déconstruire cette opposition en système de bi-partition, Derrida travaillera à montrer comment un langage animal pourrait se penser, contre cette tradition métaphysique et logocentrique. Et cela plus particulièrement en 2006, dans son ouvrage L’animal que donc je suis.

À propos de la question de la trace, chez l’animal : pour l’animal, cette trace existe, dans la mesure où il laisse une trace dans le monde. Examiner cette trace permet aussi de venir interroger la primauté du langage, qui serait seul apte à véhiculer la pensée. Cette primauté du langage a été pourtant interrogée, avant Lacan, notamment à travers les apports révolutionnaires de Freud, lorsqu’il pense l’inconscient comme une écriture. Cette écriture n’est-elle pas alors, elle aussi, ce qui peut se penser en terme de trace ? Freud questionne ainsi la présence de l’homme au monde dans l’opposition qu’il inaugure entre conscience et inconscient. De plus, s’il y a de la trace « partout », cela remet en cause la notion du Réel lacanien, car ce serait dire qu’il y aurait de l’écriture « partout ».

 

. Or, pour les lacaniens, c’est seulement par le langage qu’il peut y avoir nouage entre le Symbole, l’Imaginaire et le Réel. En cela aussi, Lacan est très proche de Heidegger puisque le es gibt heideggerien (le il y a), consiste à dire qu’il y a quelque chose qui se donne à la lecture du monde et qui pour autant ne se comprend pas, dans la mesure où cela reste hors-sens. Or, c’est ce il y a qu’il faut parvenir à dévoiler par un rapport authentique au dire, un dire vrai, qui nous permettrait ainsi de répondre à notre mission d’être des « bergers de l’être ». Dans une magnifique préface à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Roger Munier, commentateur de Heidegger l’explique ainsi : « Heidegger n’affirme que l’homme n’est homme que pour autant qu’il consent à l’Être et correspond à l’Être dans le dialogue extatique. Jeté par l’Être dans l’eksistence, convié à la sauvegarde de sa vérité dans cette « maison » du langage qui est la fois demeure de l’Être et abri de l’essence de l’homme (toujours cette même implication), il ne s’accomplit réellement que dans le « souci » de l’Être continûment assumé. » .

 

Selon Derrida il y a également avec Lacan, comme avec Heidegger, la présence d’un « cercle herméneutique » dans le vouloir-dire l’authenticité de la vérité de l’être. Et cela, quand bien même, cette vérité de l’être ne se dit pas dans la pleine présence du sens, d’une présence présente à soi-même.

Car, la force de Lacan, qui par là en revanche, va plus loin que Freud, c’est d’introduire les catégories RSI. Or, la catégorie du Réel échappe au sens. Le Réel, c’est lorsqu’il y a impossibilité de dire, alors même qu’il y avait d’abord une impression d’avoir tant de choses à dire ! Comme si le Réel surgissait, venait faire trou. Le Réel serait alors quelque chose de l’ordre de la sidération. On peut parler de « choc du Réel », une absence due à une réalité qui arrive. C’est pourquoi on peut parler aussi d’un Réel comme quelque chose contre lequel on se cogne. Il y a bien là une absence de solution par le dire, hormis celle de tenter des réponses, mais des réponses sans solution, si ce n’est celle de l’angoisse, notamment.

 

. Néanmoins, Derrida, persistera à dire que Lacan est enfermé dans la tradition métaphysique en affirmant que le psychanalyste français continue de « croire » en cette possibilité pour tout psychanalyste, en engageant son « interprétation révélante », d’avoir le pouvoir de « ressaisir l’origine de la parole et de la vérité dans la « foi jurée » du patient. Cette interprétation révélante se faisant au sein de la chaîne circulaire (d’où l’expression « cercle herméneutique ») et réappropriante des « vraies paroles », même si elles ne sont pas des paroles vraies.

Derrida, lui, pense une dissémination du sens, une lettre qui n’arrivant jamais à destination, n’est jamais certaine de toucher une quelconque vérité, dans la mesure même où la vérité suppose l’origine et que l’origine n’est jamais saisissable, même dans un travail d’après-coup. Pour Derrida, il faut compter dans le texte « avec tout ce qui reste irréductible à la parole, au dit et au vouloir-dire : la mé-garde irréductible, le vol sans retour, la destructibilité, la divisibilité, le manque à sa destination (défintivement rebelle à la destination du manque : non-vérité invérifiable)3. » Mais surtout Derrida l’affirme encore plus clairement ainsi : « Quand Lacan rappelle « cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité », et que l’analyste « reste avant tout le maître de la vérité », c’est toujours pour lier la vérité au pouvoir de la parole4. »

 

 

L’après-midi, nous discutons sur les critères que l’on pourrait envisager pour accepter les personnes souhaitant rejoindre notre groupe de la Société Psychanalytique de Tours. Il y a eu, en effet, quelques demandes ; toutefois il est nécessaire d’entendre les véritables motivations de ces personnes.

Nous réfléchissons alors à l’idée d’un critère autour du don (au sens derridien du terme). Un esprit de don à « la » Derrida pourrait être ce critère. Mais bien-sûr, c’est un don impossible, puisque il s’agit d’un don qui se pense comme n’existant pas, dans la mesure où il faudrait qu’il n’apparaisse pas comme tel. Or, c’est selon Derrida un don qui tout de même peut se penser, même s’il ne peut se penser que dans et par l’expérience de cette impossibilité.

Il le dit ainsi dans son dialogue avec Jean-Luc Marion intitulé Sur le don : « Je crois que cette question du don nous force, par exemple, à ré-activer, tout en la déplaçant la fameuse distinction qu’établit Kant entre connaître et penser. J’affirme, je défends que le don en tant que tel ne peut être connu ; aussitôt qu’on en prend connaissance on le détruit. (…) Mais il y a quelque chose qui excède la connaissance5. »

 

À suivre donc…

 

1. Jacques Derrida H.C. pour la vie, c’est à dire… Éditions Galilée 2002, p. 110.

2. L’argument du séminaire de Francis Capron est visible sur le site de la Société Psychanalytique de Tours à l’adresse suivante : http://www.lasocietepsychanalytiquedetours.net

3. Derrida Le facteur de la vérité p. 497.

4. Derrida Le facteur de la vérité p. 498.

5. Une discussion entre Jacques Derrida et Jean-Luc Marion Sur le don, Villanova University, le 27 septembre 1997.

 

Compte rendu du samedi 30 mai 2015

Nous consacrons notre rencontre à échanger à propos de nos lectures autour de Hélène Cixous et de l’ouvrage de Jacques Derrida H. C. pour la vie, C’est à dire…

Ce qui semble central dans cet hommage de Jacques Derrida à Hélène Cixous, c’est la question de l’écriture et de l’intraduisible.
Parce qu’il n’est pas possible de traduire le concept, peut-être faut-il penser une autre écriture, celle qui se laisserait aller au fil de la plume, une écriture comme celle d’Hélène Cixous, suscitant l’admiration de Jacques Derrida.
Car, l’écriture d’Hélène Cixous semble être particulièrement apte à dire l’intériorité, cela dans la mesure où son matériau principal est le rêve. Hélène Cixous l’exprime ainsi : « Ma chance est d’avoir dans mon travail un partenaire d’écriture qui n’est autre que le rêve. Dès que je commence un livre, en effet, un branchement se fait automatiquement. Je me mets à rêver de telle manière que le texte et le rêve s’échangent jusqu’à l’infini. ».
De même, son écriture redessine le rapport à l’événement, elle permet de penser un au-delà du sens logique et chronologique. Jacques Derrida dans H.C. pour la vie, c’est à dire…, spécifie la différence entre faire venir et laisser venir, pour affirmer que HC, elle, n’est pas soumise à cette distinction.
Jacques Derrida le dit ainsi : « Si j’arrive à vous faire entendre la puissance de ce « puisse », alors vous verrez s’évanouir à une vitesse infinie la différence entre faire venir et laisser venir. Entre ce que l’on appelle tranquillement l’activité et la passivité, la provocation et l’attente, le travail et la passion, pouvoir et recevoir, donner, prendre, recevoir. Et ce miracle adviendrait dans l’écriture de sa langue à elle, dont la venue, l’événement, l’arrivance consisteraient justement en cette efficace, en ce coup qui abolit la différence entre faire venir et laisser venir. La grâce et l’adresse, consisteraient à faire en laissant, à faire venir tout en laissant venir, à voir venir sans voir venir. » (page 61)
La cohérence logique de la philosophie, du discours logocentrique, sont abandonnés au profit d’un laisser faire de la plume. Une plume légère, vivante, fulgurante, tels des « jappements divins », afin de prendre de vitesse le sens, de le laisser arriver trop tard, ensuite. Derrida affirme : « Elle expérimente aussi un art de la vitesse, elle essaie un art du vol (au sens du furtif qui s’entend à dérober très vite, en un instant, avant que le temps ait eu le temps de se retourner, mais aussi au sens du vol et du coup d’aile). Art du vol, oui, ce frôlement de l’éternité, art du mouvement aérien, de ce qui se tient d’un souffle ou d’un seul coup d’aile dans l’éther, à l’instant où l’aile angélique et secrète de l’éternité vient vous caresser, car c’est aussi un art de la caresse, et c’est l’éternité qui nous touche, dans ce « frôlement de l’éternité », vous touche à peine sans que nous, nous touchions à l’éternité, selon une caresse que vous savez, non pas retenir, ce serait vulgaire, mais ressentir. » (page 107)
Cet extrait et tant d’autres sont la marque d’une écriture qui au-delà de la logique, ne vise pas à atteindre le sens, ne cherche pas à ce que la lettre arrive à destination, mais expérimente la dissémination du sens au-delà du logos.
Errer au-delà du sens, en suivant les fils des tissages de l’écriture, d’une écriture du rêve, c’est ce que vise Jacques Derrida, dans un dire avec elle, avec H.C. pour la vie.

Toutefois si l’on veut absolument parler de référence à la philosophie chez Jacques Derrida, et cela s’agissant de l’écriture, il semblerait que l’on puisse seulement parler d’une écriture calquée sur l’idée des « Cercles hégéliens » : là où la philosophie vise à supprimer les oppositions rigides sur lesquelles sont construites pensée et langue communes. La philosophie est conçue pour Hegel comme un « Cercle de cercles », c’est-à-dire un système de différences, chaque cercle n’ayant de sens que par rapport à un autre et par rapport au tout qui les rassemble. Il s’agit alors de penser selon un processus dialectique, celui d’une Auhfebung qui consiste à penser une « identité de l’identité et de la différence », ce qui suppose trois phases : suppression, dépassement, conservation.
Quoi qu’il en soit, ce qui intéresse J.D. et H.C. c’est l’écriture en tant que telle, bien au-delà de la prévalence des signifiants. Une écriture qui accepte aussi l’errance et qui nous laisse, nous lecteur, face à des impressions parfois étonnantes. En lisant Derrida on peut ressentir le sentiment d’être perdu, désorienté, impression accentuée par le fait qu’il ne cesse de digresser, inutilement, peut-il nous sembler parfois. Pourtant on peut se demander si ces digressions ne sont pas là uniquement dans le but de servir un face à face avec les errances les plus profondes de la pensée. Une pensée qui au-delà de Hegel, mais en référence à son héritage, a le courage de se confronter à une pensée balbutiante, inefficace, déroutée, déroutante, renversant l’ordre et la logique du logos, voire même de la compréhension.
C’est pourquoi, face à ce parti-pris d’une écriture en errance, prédominante au-delà du sens, il peut nous être donné à nous lecteur, le loisir délicieux de digresser dans ses écrits, de « sauter » des passages de lectures, ou tout au moins de ne pas en faire une lecture traditionnelle, linéaire, scolaire.

L’ouvrage de Jacques Derrida s’oriente également sur la question de la vie la mort ou plus spécifiquement sur la manière dont cette question est abordée dans H. C. pour la vie, c’est à dire… : de quel côté se situent-ils chacun, elle, Hélène Cixous et lui Jacques Derrida par rapport à la mort ?
Nous l’avons déjà montré dans l’un de nos comptes rendus précédents, la question se présente ainsi au début de l’ouvrage de Jacques Derrida : « Moi, je suis toujours en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin trop vite. Et il me faut toujours recommencer. Car elle, parce que vivre elle aime, elle ne me croit pas. Elle le sait bien, de son côté, qu’on meurt à la fin, trop vite, elle le sait et elle en écrit mieux que quiconque, elle en a bien le savoir, mais elle n’en croit rien. Elle ne croit pas, elle sait, elle est celle qui sait et qui essaie, mais elle n’en croit rien.
Et moi, je me dis de mon côté : « Puissé-je la croire, il faudrait que je puisse, oui que je puisse la croire, là où elle n’en croit rien, quand je lui dis qu’à la fin on meurt trop vite. » Cette question est alors tissée en ces cercles et errances de l’écriture de Derrida, cheminant à partir des citations d’Hélène Cixous qu’il entremêle de ses commentaires. Pourtant ce ne sont jamais des analyses. Il s’agit plutôt pour Derrida de décrypter par un effet de mimétisme avec l’écriture de H.C., les secrets de cette écriture résolument apte à dire la vie la mort.
La question de savoir de quel côté l’on se place par rapport à la vie ou à la mort, n’a finalement que peu d’importance quant à sa résolution logique, téléologique, finale, finalisée.
La question est juste posée, presque comme un alibi à l’écriture, suspendue à quelques fils de la pensée, tels des funambules qui « vont et viennent dans le vide à condition d’être lestés d’une lettre. Un bout de papier. » dit HC citée par JD.
Une lettre qui n’arrivera pas à destination et c’est bien le cas de le dire.
Mais une lettre qui emporte, qui transporte vite, fulgurant le sens, sans être pour autant pressée puisque c’est vers le temps de toute éternité que ces deux écritures s’expédient, tissées ensemble.
D’ailleurs, Derrida, après cette écriture en digressions et en pas de côtés, termine par un épilogue d’une page, à la toute fin de l’ouvrage où il reprend dans une pseudo-explicitation la question du début : la vie la mort.
Pour dire finalement qu’il s’agit simplement d’une dispute entre elle et lui, alors même qu’il ne veut pas lui disputer un tallith, précise-t-il, ce châle de prière, cette croyance qu’il veut lui laisser.
Question en aporie, insécable entre la vie et la mort, entre elle et lui, question qui reste sans réponse et c’est là le sens même de l’éthique, d’une éthique de la pensée de Derrida : une question sans solution finale.
Qui ne sera « tranchée » que lors d’une autre fin, la fin de la vie.
Derrida achève ainsi son ouvrage : « C’est comme si elle disait « Nous n’allons pas mourir », « mais si » répondrais-je. Elle sait que je dis la vérité, je sais qu’elle dit la vérité. Or nous disons évidemment le contraire, comment est-ce possible ? Qui rêve en cette évidence ?
C’est que je n’arrive pas à la croire, pour ce qui est de la vie la mort, d’un côté l’autre. Je n’arrive pas à la croire, c’est-à-dire : je n’arrive qu’à la croire, j’arrive seulement à la croire, quand elle parle au subjonctif.
C’est comme ça, ça sera je crois comme ça jusqu’à la fin, comprise. Oui, comprise. Jusqu’à la fin, à supposer qu’elle le soit jamais, comprise, à la fin.
Jusqu’à la fin mais précisément ce sera la fin. »

Nous montrons ensuite que toute cette question est sous tendue par les apports freudiens, auxquels Derrida se réfère continuellement.
C’est notamment à partir de sa lecture de Au-delà du principe de plaisir, travaillé au plus près dans Spéculer sur Freud, que Derrida ne cessera plus de dire qu’il y a une intrication des pulsions. Un au-delà du principe de plaisir, qu’il essaye de penser à partir de Freud et au-delà de lui : même s’il y a principe de réalité, il y a liaison, la mort étant mise au service de la vie, celle-ci pouvant alors continuer son chemin.
C’est pourquoi Jacques Derrida n’est pas plus du côté de la mort ou Hélène Cixous du côté de la vie. On ne peut pas les séparer du point de vue freudien également.
Mais, là où ça se complique, c’est par rapport à la pulsion de destruction, dont Freud dira qu’elle est encore plus prégnante que celle de mort, qu’elle est la pulsion des pulsions, dominant toutes les autres, son but ne visant qu’à détruire l’objet.
Dans Pourquoi la guerre ? Freud évoque une solution : mettre en place un tribunal pénal international, une juridiction pour éviter la guerre, pour institutionnaliser un pouvoir qui empêcherait les États de se nuire. Une sorte de Société des nations demandée en cet écrit par Freud et Einstein réunis pour l’occasion d’une réflexion à propos de la guerre.
Par rapport à cette question Derrida, dans États généraux de la psychanalyse, essaye également de penser un-delà de la pulsion de destruction, un au-delà de l’au-delà.
On peut illustrer cette tentative théorique à travers la question clinique : par exemple, face à un patient soumis à la pulsion de destruction, le travail clinique consistera en un travail de déliaison des processus mortifères, pour les relier ensuite.
Le travail de reliaison demeure indispensable car il faut que l’intrication, la liaison entre la pulsion de mort et la pulsion de vie se fassent à nouveau, afin que les processus de décompensation n’adviennent pas.
En provoquant ce travail chez le patient, il s’agit de mettre en œuvre la pulsion de mort afin qu’elle se remette au service de la vie.
C’est pourquoi la question analytique ne consiste pas à éviter, mais à détourner la pulsion de destruction.
La pulsion de destruction n’atteindra pas son objet si elle se maquille, notamment d’une acception érotique.
Nous avons expliqué longuement ce travail des rapports entre la pulsion de destruction et le « maquillage » érotique, dans notre rencontre de la Société Psychanalytique du 24 avril 2015, via notre lecture de Mal d’archive.

Compte rendu du samedi 24 avril 2015

Nous avons été alerté, grâce à Francis Capron, de la fermeture d’un atelier de peinture dédié à la création de patients hospitalisés en service psychiatrique à Neuilly sur Marne.
Une vidéo et une pétition expliquant la situation sont visibles sur Youtube à l’adresse suivante : atelierdunonfaire.com.
Grâce à ce petit film de trois minutes, nous suivons la caméra qui chemine dans cet immense atelier, baptisé Atelier du Non Faire où sont exposées, accumulées, les œuvres de patients : toiles monumentales ou écritures sur les murs.
On y suit un infirmier psychiatrique, d’abord grâce à la voix off, précisant que 8000 œuvres ont été ainsi créées depuis de nombreuses années. Il nous fait part de sa consternation : c’est en effet sur décision de la municipalité de Neuilly sur Marne que cet atelier est voué à la disparition entrainant la destruction de toutes ces créations. À la place de l’atelier, il s’agit de construire des bâtiments pour faire des logements neufs, « aux surfaces lisses et belles comme des miroirs, lieu dans lequel la folie serait certainement dérangeante », précise-t-il.

À partir de cet appel à agir en faveur de la sauvegarde de ces œuvres, nous réfléchissons.

En fait, il semble que deux problèmes soient concomitants par rapport à la fermeture de cet atelier et à la perspective de ces créations qui seraient vouées à la destruction.

. Le premier est évidemment lié à la question politique : c’est pour rentabiliser un espace économiquement lucratif que cet atelier du « Non Faire », de la non efficacité ou non productivité, est mis au ban. Il s’agit de faire du beau à la place du déchet.
. Mais le second point, alors même qu’il est indirectement présenté dans le film, nous semble être le plus essentiel :
C’est la question de la trace et de l’archive. Et avec elle toutes ses ramifications problématiques :

Pourquoi garde-t-on, par l’archive notamment, une œuvre ? Plus largement, produire une archive n’est-ce pas certes supposer la non destruction, mais aussi et paradoxalement la destruction, puisque le fait même d’archiver induit une sélection ? Et précisément : selon quel critère sauve-t-on telle œuvre artistique plutôt que telle autre ? Certes, il y a la peur d’oublier et donc la nécessité de sauver, mais pour ce faire, ne s’expose-t-on pas à la perte ? Que veut-on fixer lorsque l’on conserve : est-ce un objet, une création ou plus largement un destin ? Ici, ne s’agissait-il pas de sauver un lieu de la folie où le morcellement, la souffrance et l’intériorité disloquée se transposaient dans des créations? « Folie furieuse » - selon l’expression de l’infirmier dans le film -, folie qui est ici proscrite pour ériger un lieu en miroirs aux surfaces lisses et belles où pourra seulement se refléter le « moi » rassemblé et rassurant de la « normalité », tandis que par ces œuvres les personnes traversaient le miroir de leur folie même.

Évidemment ces questions peuvent être éclairées par le travail de Jacques Derrida dans un ouvrage intitulé Mal d’archives Impressions freudiennes, publié chez Galilée en 1995.
Derrida travaille la question de l’archive à partir de celle de la pulsion de destruction telle qu’elle est pensée par Freud. Car, la pulsion de destruction travaille à détruire l’archive en travaillant à effacer ses propres traces, affirme Derrida.
La pulsion de mort est destructive d’archive. Or, c’est une pulsion qui échappe à la perception, sauf exception, ajoute Derrida. C’est-à-dire, sauf si elle se teinte, se déguise, se peint de quelques couleurs érotiques, sauf si elle transmet son simulacre érotique, si elle délaisse la perception pour de « belles impressions ». Impressions contre perceptions.
Il nous semble là que cette exception du simulacre érotique, pointé par Derrida comme une sorte de détour de la pulsion de destruction, fasse particulièrement écho à ce qui se joue dans ces œuvres d’art de la folie.

Nous poursuivons notre réflexion en tentant de spécifier ce qu’est la question de l’archive pensée par Jacques Derrida. Le philosophe comprend l’archive comme différant de la mémoire vivante. La mémoire est anamnèse, elle fait venir à, elle évoque. L’archive, elle, se situe au lieu de défaillance originaire de la mémoire. Alors que dans la mémoire il y a trace qui tout en s‘oubliant se conserve, dans l’archive il y a hypomnésie, c’est-à-dire nécessité de penser un dehors pour l’archive. Ce qui implique que l’archive travaille toujours et a priori contre elle-même, dans la mesure où, tout comme pour la compulsion de répétition, elle est vouée à la pulsion de destruction.

Avec la question de l’archive on pose donc aussi la question de la psychanalyse. Car seule la psychanalyse pense la pulsion de destruction comme la pulsion des pulsions.
Ces liens entre la question de l’archive et celle de la psychanalyse sont particulièrement bien éclairés par Pierre Macherey, professeur à l’Université de Lille 3, dans un article consacré à Mal d’archives Impressions freudiennes, article intitulé Entre grammatologie et psychanalyse : la problématique freudienne de l’archive selon Derrida.
La mémoire n’a pas « une simple fonction d’enregistrement ayant uniquement pour programme de garder en l’état des traces de ce qui a eu lieu », affirme Pierre Macherey. Il l’explique au-delà de Mal d’archives en citant le travail que fait Derrida à propos de Freud dans La scène de l’écriture, article publié dans l’ouvrage L’écriture et la différence :le travail de l’archivation à l’œuvre dans la mémoire « produit autant qu’elle enregistre l’événement. », affirme Derrida dans L’écriture et la différence. Elle introduit une supplémentarité dans l’après-coup.
Elle suppose donc la fin de la métaphysique de la présence -dans laquelle Freud est encore retenu prisonnier selon Derrida - puisque la trace est aussi « l’effacement de soi, de sa propre présence, elle est constituée par la menace ou l’angoisse de sa disparition irrémédiable, de la disparition de sa disparition. (…) Cet effacement est la mort elle-même et c’est dans son horizon qu’il faut penser non seulement le « présent » mais aussi ce que Freud a sans doute crû être l’indélébile de certaines traces dans l’inconscient où « rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié » ».
De là, Pierre Macherey continue son travail de lecture de Derrida en travaillant le concept de la vie la mort dans lequel Jacques Derrida cherche à penser un au-delà du principe de plaisir tel qu’il est proposé par Freud. C’est en cela qu’en substance on peut comprendre cette idée d’un « sauf » à la pulsion de destruction : ce sauf de la pulsion de destruction lorsqu’elle se colore d’une érotique et qui préserve la vie « tant que ça dure ».
On peut se demander alors si cette exception, ce « sauf » ne sont pas ceux qui sont aussi retenus par Derrida lors des États d’âme de la psychanalyse en 2000. Derrida y travaille sur la lettre de Freud à Einstein intitulée Pourquoi la guerre ? Là, Freud pense une possible opposition à la pulsion de cruauté même si celle-ci ne connaît pas de fin. Derrida le dit ainsi : « Indirection, ruse du détour (Umweg), cela consiste, pour le dire trop vite, à faire jouer la force antagoniste d’Éros, l’amour et l’amour de la vie, contre la pulsion de mort. Il y a donc un contraire à la pulsion de cruauté même si celle-ci ne connaît pas de fin. Il y a un terme opposable, même s’il n’y a pas de terme qui mette fin à l’opposition. »


L’après midi nous échangeons à propos des projets spécifiques de la Société Psychanalytique de Tours :

. Après consultation d’un avocat, les statuts juridiques d’une Société Psychanalytique collégiale, pourvoyeuse de pensée, seraient à inventer. À suivre donc.
. Nous avons toujours pour projet de recevoir Hélène Cixous. La librairie La boite à livres serait d’accord pour lui consacrer une soirée ouverte au public. Nous pourrions alors nous organiser autour de cet événement.
L’esprit que nous voudrions apporter à ces rencontres serait de donner du temps à l’invité. Il nous paraît en effet essentiel de laisser la parole se déployer dans toutes les dimensions que souhaiterait aborder l’invité. Donner le temps étant, nous semble-t-il, ce qui pourrait au plus près servir l’idée du don, cela dans la mesure où personne ne possède le temps.
. Nous décidons de rédiger chacun une question à son adresse que nous nous soumettrons les uns aux autres lors de notre prochaine rencontre.
Nous choisissons de lire Jours de l’an et H.C. pour la vie, c’est-à-dire de Jacques Derrida.
Son séminaire donné à la Cité Universitaire Internationale sur Macbeth intitulé Les irréparables propose encore deux séances les samedis 9 mai et 13 juin. Certains d’entre nous vont s’y rendre.
. La recherche d’un caricaturiste qui croquerait nos réunions avance ! Par l’intermédiaire de la maison de la BD à Blois, nous espérons avoir des propositions de « candidatures ».

Compte rendu du samedi 21 mars 2015

Nous décidons de consacrer cette réunion à relire le compte rendu du 14 février 2015.

. Nous voulons en particulier et tout d’abord, éclaircir la phrase suivante, extraite de l’ouvrage de Jacques Derrida et Catherine Malabou, intitulé La Contre-Allée :
« Toute adresse à l’autre et, conséquemment, toute correspondance, toute apostrophe, parce qu’elles ne dérivent pas d’une origine assignable, peuvent toujours ne pas arriver, manquer leurs destinataires. Le texte de La Carte Postale en son ensemble inscrit, d’un voyage à l’autre, la « destinerrance » de l’inscription même. Libéré de toute mise en demeure, l’événement de l’abord de l’autre en général doit paradoxalement sa chance à la possibilité de manquer son but. »

Dans cette phrase est contenue l’idée d’un : « il faut que ça rate pour que ça arrive ».
Car, sans ce ratage le rapport à l’autre serait insupportable. C’est notamment ce qui se produit lorsque l’on prend les choses à la lettre. Car en réalité, ce que l’on essaye de dire, on ne le dit jamais. L’autre entend, certes, mais jamais à la lettre.
Ces questions renvoient aux préoccupations de Kafka dans sa correspondance avec Milena : il est dans ses lettres qu’il lui adresse, en recherche permanente de perfection, il voudrait que ce qu’il cherche à lui dire, lui arrive tel quel. Il désirerait pour ce faire, inventer une machine pour que ses mots arrivent dans l’immédiateté, par une sorte de télépathie.

De même, dans cette phrase est dit tout le débat entre Derrida et Lacan sur leur divergence à propos de la destination de la lettre. Pour Lacan, la lettre arrive toujours à destinationdans et par un trajet circulaire. Il pense notamment une origine assignable à la psychanalyse, envisagée en particulier à travers l’idée d’un retour à Freud.
À l’inverse, Derrida ne pense pas d’origine assignable. Commencerà écrire un texte c’est nécessairement s’inscrire dans quelque chose qui était déjà là depuis longtemps et qui se continue dans le temps. C’est précisément dans ce manque d’origine assignable que la lettre est toujours susceptible de rater son destinataire.
René Major dans un article intitulé Derrida lecteur de Freud et de Lacan le dit ainsi : « La déconstruction derridienne ne refoule en aucune manière l’héritage freudien. Elle le prolonge dans une nécessité hyperanalytique en mettant en question le désir ou fantasme de rejoindre l’originaire, l’irréductible, l’indivisible. »

Déconstruire ce fantasme de rejoindre l’originaire, c’est mettre à jour un autre désir : celui de découvrir la cause de toutes choses. Par exemple, et sur le plan clinique, existe le fantasme (profondément répandu et enraciné dans un préjugé de la tradition métaphysique), selon lequel chercher la cause du symptôme ou du malaise induirait que le patient se sente immédiatement soulagé. Il s’agit là d’un discours téléologique, sédimenté dans les fossilisations d’une métaphysique qui conçoit encore et toujours le sujet comme maître de ce qui le meut. D’ailleurs, il est à ce propos très significatif de constater que l’appellation de Jacques-Alain Miller : L’École de la Cause Freudienne, n’a jamais été abandonnée voire même discutée. La cause est alors une sorte de paradigme conceptuel d’une psychanalyse qui ne se voit pas elle-même engluée dans des processus métaphysiques sclérosants.
À l’inverse, le coup de force de Jacques Derrida est de tenter de débusquer ces sédimentations, ces scléroses à l’œuvredans toute pensée, y compris dans celle inaugurée par Freud. Ainsi, si Freud n’a rien inventé il redonne néanmoins une nouvelle vie au mot « analyse ».

. Nous revenons ensuite sur la question du sens :
À propos de cette question, Jacques Derrida interroge également Lacan, mais cette fois sur la primauté du signifiant. Avec Lacan, la primauté du signifiant l’emporte sur le signifié en un renversement de la formule saussurienne. Le sens surgit alors de la chaîne signifiante, révélée en quelque sorte par et dans le langage. Ce surgissement se fait dans une sorte d’immédiateté, de révélation : le sens surgit et se présente au sujet en venant ainsi l’éclairer grâce et par une croyance en la suprématie du langage sur l’écriture.
Or, selon Derrida, ouvrir un signifiant à toutes les possibilités de sens qu’il contient ne vient aucunement régler la question du sens.
Derrida s’insurge contre cette idée. Notamment parce que selon lui, le sens n’arrive pas immédiatement, il s’inscrit dans l’après-coup. Ce que Derrida affirme, c’est que cette prévalence du signifiant conforte et perpétue le procédé métaphysique de la présence à soi.
Dans L’écriture et la différence, Derrida affirme : « L’écriture psychique en général n’est pas le déplacement des significations dans la limpidité d’un espace immobile, prédonné, et la blanche neutralité d’un discours. D’un discours qui pourrait être chiffré sans cesser d’être diaphane. Ici, l’énergie ne se laisse pas réduire et elle ne limite pas, mais produit le sens. » . C’est dire qu’au cœur de ce sens se produit une répétition, mais qui n’est jamais reproduction ou dévoilement d’un sens préexistant puisque logiquement cette reproduction produit du sens, un supplément de sens. C’est pourquoi selon Derrida, l’inconscient se comprend bien comme une réécriture, une reconstruction à retardement, un après-coup ou Nachträglichkeit.Il n’y a donc pas pour Derrida de texte pur d’origine.

Sur le plan clinque cette divergence induit le rapport au patient que l’on pourrait ainsi représenter :
Dans la cure, un patient qui parle par association d’idées écrit quelque chose au fur et à mesure de ses phrases. C’est pourquoi, selon Derrida le travail de l’analyste consiste alors à lire ce texte. Celui-ci se constitue parla répétition à l’œuvre dans le discours de l’analysant, ouvrant nécessairement à un supplément de sens. Il ne s’agit donc pas pour le patient de rechercher du sens qui aurait déjà été constitué ailleurs et qu’il conviendrait simplement de faire resurgir, mais de travailler à réécrire son histoire. Il n’y a pas pour Derrida de texte pur d’origine. Le sens ne se trouve pas mais se retrouve, c’est-à-dire se réécrit.

Alors qu’avec Lacan, dans la même situation, le patient n’écrit rien car il est dans l’exercice langagier d’une parole qui aurait pour but, (pour finalité téléologique et donc métaphysique), de faire surgir des signifiants venant donner du sens. Le travail de l’analyste consiste ici à entendre.

Cette divergence est particulièrement mal ressentie pas les disciples de Lacan. Ce qu’ils interrogent c’est le fait que pour Derrida, il ne pourrait y avoir de hors trace, donc pas de réel au sens où le réel ne cesserait pas de ne pas s’écrire.
D’ailleurs le rapport RSI s’envisage selon Lacan, dans une tentative d’écrire ce Réel de l’inconscient, tentative impossible.
Il est important de préciser que chez Derrida la question de l’impossible est également fondamentale. Car si ce qui se donne à lire n’est pas nécessairement ce qui pourra se lire aujourd’hui, il reste toutefois un à-venir. Cela induit alors tout un travail autour de l’aporie et du cheminement qui doit être pensé par le sujet. Cheminement qui dans la cure peut se comprendre en terme d’écriture.
Enfin il est à noter que toutes ces questions sont sous tendues par le renversement qu’opère Derrida à propos du rapport entre la voix et l’écriture.
Dans la tradition métaphysique il y a une prééminence de la voix dans la mesure où elle est envisagée traditionnellement dans l’immédiateté du sens, d’une présence à soi-même, directement accessible par le sujet qui parle. À l’inverse Derrida, affirme la force et l’élan de l’écriture.

Compte rendu du samedi 14 février 2015

Il existe depuis quelques temps au Canada un mouvement qui tente de penser les liens entre la psychanalyse et Jacques Derrida. Ce mouvement s’exprime notamment à travers une revue nommée Psychanalyse et déconstruction. À l’instar de ce mouvement, nous voudrions, nous aussi, donner l'envoi à un nouveau départ pour la Société Psychanalytique de Tours et dans cette optique, fonder une nouvelle association.
Penser une nouvelle association, implique d’abord de renommer l’ancienne.
Ainsi, au nom « Société Psychanalytique de Tours », nous voudrions ajouter Psychanalyse et déconstruction.
Cela, afin de penser notre Société en un lien clairement assumé avec une certaine philosophie. Afin d’expliquer en quoi la psychanalyse et surtout la psychanalyse freudienne ont à voir avec ce que Derrida a essayé de penser sous le nom de déconstruction.

En effet, Derrida en tant que philosophe se présente comme l’héritier et « l’ ami de la psychanalyse ». Or selon lui, l’ami doit toujours garder la réserve ou le retrait nécessaires à la critique. L’ami de la psychanalyse doit notamment rester sur ses gardes face aux schémas métaphysiques à l’œuvre dans les projets freudiens ou lacaniens. Face à la psychanalyse, il faut donc un double geste : marquer ou remarquer chez Freud une ressource qui n’avait pas encore été lue, mais du même coup soumettre le « texte » Freud (théorie et institution) à une lecture déconstructrice.
En cette déconstruction, il s’agit en fait de rendre à la psychanalyse freudienne sa puissance révolutionnaire.
Et pour ce faire, il faut réaffirmer une raison « sans alibi ». C’est-à-dire reconnaître l’élan du coup d’envoi freudien qui relance la question d’une responsabilité « sans alibi ». La responsabilité d’un sujet qui au lieu d’être conscient de lui-même, répondant souverainement de lui-même devant la loi, est en fait un sujet reconnu « divisé, différencié qui ne se réduit jamais à une –intentionnalité consciente et réfléchie, un sujet qui installe progressivement, laborieusement toujours imparfaitement les conditions stabilisées – c’est-à-dire non naturelles, essentiellement, à jamais instables –de son autonomie : sur le fond inépuisable et invincible d’une hétéronomie. Freud nous aide à mettre en question les tranquilles assurances de la responsabilité. »

Mais rendre à la psychanalyse sa puissance révolutionnaire doit également passer par le fait de revisiter les concepts freudiens. En effet, selon Derrida ces concepts demeurent dépendants d’un héritage métaphysique. Déconstruire l’appareil conceptuel freudien consiste à défaire le positivisme et la substantialisation à l’œuvre dans les grandes instances métapsychologiques.

Par exemple :

- La question du sens : pour que le sens (d’une histoire, d’une vie, d’une épopée, etc.) puisse se réaliser progressivement au travers des subjectivités spécifiques et donc puisse se transmettre de générations en générations, il faut qu’il soit écrit, c’est-à-dire inscrit en une archive qui risque à chaque instant de l’abimer définitivement (l’archive ici peut avoir un support matériel, mais peut se penser comme Freud pensa l’inconscient) .
Le sens, donc ne se trouve pas, il se retrouve et pour se retrouver il se doit d’être réactivé ou remis à jour des décombres de l’histoire (singulière ou officielle, privée ou publique), quête archéologique magnifiquement entrevue par Freud, quête archéologique qui, à elle seule, inaugure d’une nouvelle conception du temps comme d’un éclairage nouveau concernant la mémoire qui ne pourra plus jamais se vivre dans l’immédiateté d’un sens présent, mais en différance ou en différé malgré l’apparente fulgurance de son intuition.
Cette crise de la présence à soi ou crise de la conscience est décrite dès les premiers instants par Platon qui déjà distingue la mnémé (mémoire liée à la parole) de l’hypomnésis (trace écrite) - Cf : La pharmacie de Platonde Derrida -, crise que la linguistique saussurienne reprend à son compte en surlignant la force du signifiant exploitée à son tour par Lacan et la primauté du signifiant qui à lui seul ne vient nullement régler ou amoindrir la crise de la présence et celle du sens déterminé par tout acte langagier.
La question du sens dans cette métaphysique de la présence reste donc dépendante du langage sans tenter d’aller au-delà des limites du langage.
Cet au-delà des limites du langage est précisément ce que Derrida tente de mettre à jour pour le déconstruire. La déconstruction « suspecte l’autorité du langage » en introduisant la question de la trace qui n’est pas encore langage et qui n’est pas plus humaine qu’animale. C’est cette mise en mouvement ou ce mouvement pulsionnel que la déconstruction tente de mettre à l’œuvre : pulsion anamnésique de remontée vers l’origine (l’ana de l’analysis, ou la pulsion généalogique de la déconstruction) tout en déconstruisant aussi le généalogique (la lysis de l’analysis).
Au cœur du travail déconstructif comme au cœur du travail analytique la divisibilité opère d’une souveraineté sans pouvoir.

- Cette question de la divisibilité ici rencontrée à propos du travail déconstructif en général se déploie avec force et évidence dans le thème, cher à Derrida, de la correspondance, correspondance d’un autre à un autre, d’une lettre à l’autre et qui en son temps a lancé l’épineuse question de la destination de la lettre. Pour faire vite et concis voici ce que de cette question l’on peut en écrire sachant que cette partielle conclusion n’en est pas une, mais qu’elle pourrait de part la clarté de son énoncé servir de base à un débat plus nourri.
« Toute adresse à l’autre et, conséquemment, toute correspondance, toute apostrophe, parce qu’elles ne dérivent pas d’une origine assignable, peuvent toujours ne pas arriver, manquer leurs destinataires. Le texte de La Carte Postale en son ensemble inscrit, d’un voyage à l’autre, la « destinerrance » de l’inscription même. Libéré de toute mise en demeure, l’événement de l’abord de l’autre en général doit paradoxalement sa chance à la possibilité de manquer son but. »

- Le concept d’analyse :« Sous le vieux nom, sous le paléonyme « analyse », Freud n’a certainement pas introduit ou inventé un concept tout neuf, à supposer qu’une telle chose existe jamais. Qui, fors Dieu, a jamais créé, ce qui s’appelle créé, un concept ? Il lui a bien fallu, à Freud, et d’abord pour se faire entendre, hériter de la tradition. Il lui a fallu garder en particulier les deux motifs constitutifs de tout concept d’analyse.
La concurrence de ces deux motifs figure dans la figure même de la langue grecque, à savoir de l’analuien. C’est d’une part ce qu’on pourrait appeler le motif archéologique ou anagogique tel qu’il se marque en ana (remontée récurrente vers le principiel, le plus originaire, le plus simple, l’élémentaire ou le détail indécomposable) ; et d’autre part un motif qu’on pourrait surnommer lythique, lythologique ou philolythique, marqué dans la lysis : décomposition, déliaison, dénouement, délivrance, solution, dissolution ou absolution, et du même coup achèvement final ; car ce qui double le motif archéologique de l’analyse, c’est ici un mouvement eschatologique, comme si l’analyse portait la mort extrême et le dernier mot, de même que le motif archéologique en vue de l’originaire se tournerait vers la naissance. »
C’est dire qu’il n’est pas possible de demeurer avec l’idée que l’analyse puisse ouvrir sur une solution, sur un dénouement.

Ainsi, penser une Société Psychanalytique en terme de Psychanalyse et déconstruction, suppose que l’on ait rompu, déconstruit cette idée métaphysique, ce fantasme d’une ressaisie de l’originaire ainsi que le désir ou le fantasme de rejoindre le simple, quel qu’il soit.
Or, cela implique notamment que l’on réaffirme l’idée d’une analyse sans fin, sans guérison, sans dénouement possible.
Car, « c’est parce qu’il n’y a pas d’élément indivisible ou d’origine simple que l’analyse est interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc l’impossibilité d’arrêter une analyse, comme la nécessité de penser la possibilité de cette indéfinité, telle serait peut-être, si on y tenait, la vérité sans vérité de la déconstruction. »
De même, penser une psychanalyse à l’aune de la déconstruction nécessite de redéfinir ce que serait une pensée autre-ment.
La pensée n’est pas ce que la logique, sous couvert de la force du logos et du concept, prétend qu’elle est. Elle n’est pas une succession logique de type philosophique : « le premier est cela, le second est cela, donc le troisième et le quatrième cela ; et que si le premier et le second n’existaient pas, le troisième et le quatrième n’existeraient pas davantage ». Ce raisonnement for prisé par tous les étudiants en philosophie de tous les pays, n’a permis à aucun d’eux de penser véritablement.
Car la véritable pensée est « comme un métier de tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup : le philosophe entre ensuite, voici le retard du philosophe, du tard-venu qui analyse après-coup et dont les étudiants n’apprendront jamais le secret du devenir tisserand ni d’ailleurs, par définition, et pour cause d’allergie essentielle, aucun secret. »
Il n’y a donc pas au final de solution à atteindre ni dans la pensée, ni dans aucune analyse. Car trouver une solution implique la dissolution. Ce serait délier, dissoudre le lien, mais aussi donc cela renverrait au « désengagement, dégagement ou acquittement (par exemple de la dette), et de la solution du problème : explication ou dévoilement. La solutio linguae, c’est aussi la langue déliée. »

Concrètement, cette re-nomination de notre Société Psychanalytique aurait plusieurs conséquences :

. Repenser les statuts de l’association (un statut collégial).
. Faire un texte pour présenter les intentions qui prévalent à ce changement de nom.
. Repenser la question de la responsabilité et plus spécifiquement celle des textes produits par la Société Psychanalytique : doivent-ils être signés pour répondre de cet engagement ?

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